Elle frappe comme un homme

traits de caractère / Dans ses yeux la détermination et la volonté, dans ses yeux des nuances de révolte, l’idéalisme dans les phrases éloquentes, rares et précises puisque la femme ne parle pas ; elle observe, sourit, le mystère dans le creux de ses lippes, Messaline s’installe toujours au dernier rang mais chuchote souvent à ses camarades les bonnes réponses. On la dit intouchable, intrigante puisqu’elle cogne par ses joutes verbales lorsqu’une chose ne lui plait pas. Dans le silence, les pensées. Dans les pensées, la complexité, toujours cette exigence d’elle et des autres, un côté rêveur bouffé par le pragmatisme et la rationalité ; pour éloigner les torrents bien qu’elle s’exclame qu’elle ne ressent pas grand-chose – la froideur dans les veines – elle se bat et frappe comme un homme. On ne pourrait se moquer malgré son corps fluet de danseuse, son corps si frêle et si maigre, elle n’épuise jamais ses coups sur le ring, et gagne souvent. C’est qu’on la sous estime parfois parce qu’elle a la voix cristalline, une voix cascade éclairante et subtile, on la dirait féminine ! Elle l’est d’ailleurs, toujours habillée de jolies robes, de cols claudines, de dentelle et de soie. Ses cheveux redressés sur sa nuque blanche peinant à bronzer. Dans ses yeux, le courage du militantisme, bien qu’elle s’exaspère à ce terme, trop de monde l’utilise et trop de monde semble imbu de leur statut de victime, elle a la clairvoyance et les actes maîtrisés. C’est ainsi qu’elle écrit des discours et se démarque toujours puisque la femme paraît entière dans son investissement. Entière dans ses choix, responsable dans sa démarche, honnête mais glaciale. Messaline, une fille de rien, un peu banale mais qui porte sur ses épaules une planète d’ambition et de prouesse.

 Les contes de fées n’existent pas Messaline ; elle a appris que la vie se sommait de la pire bure, un habit de vermine et de plastique, pollué par les affectations et les desseins des autres ; soit tu nais du bon côté du miroir, riche et espérée, héritière ou bien éduquée, soit tu nais de l’autre côté, pas de chance Messaline, elle est née dans la partie odieuse où les voisins aux enfants nombreux s’époumonaient, il y avait des cris et des hurlements, on entendait frapper, c’était pas compliqué puisque les cloisons se fabriquaient, en plâtre et en toc, préfabriqué des familles rêvant de grimper les classes sociales, ses parents d’ailleurs s’époumonaient, jusqu’à en mourir… Son père. Elle était jeune encore, neuf ans, dix ans, elle ne possède pas trop la notion du temps, mais elle se souvient de bruit dans le salon, le corps qui chute et le sang qui gicle sur le carrelage sale de la cuisine. Papa ! Papa ! Mais il était mort le père. Non Messaline elle est pas née du bon côté, elle a écouté tous les jours les nombreux idiomes étrangers puisqu’on parquaient les émigrants dans ces fameux quartiers où tournaient les armes, les putes et la drogue. Elle sait au moins parler espagnole et polonais, sa rousseur, son visage parlent et exhibe l’originalité de la Pologne. Là bas la femme devait se marier, enfanter, c’était pas bien grave s’il y avait pas d’argent, la femme avait rempli son job de procréatrice. D’ailleurs, ils étaient partis, ils avaient pris l’avion au lieu du bateau, des économies de toute une vie balancée dans deux billets, deux pauvres valises et un ventre bien rempli. Messaline c’est l’aînée de la famille, et l’unique. La mère n’a pas su supporter d’autres naissances, fausse couche sur fausse couche c’était pas grave, elle n’en voulait pas de toute façon. Elle se questionne même sur l’amour qu’elle lui porte quand elle se remémore la cruauté du au désespoir ; femme au foyer qui peinait à apprendre l’anglais, cette langue ne passait entre les lippes de plus en plus vieillissantes de la mère. Messaline elle a donc grandi en prenant des responsabilités, pour s’occuper de sa mère et gagner des sous afin d’avoir toujours un toit sur la tête. De nombreux déménagements a-t-elle écoulé, parfois, l’argent venait à manquer, il fallait bien trouver une solution.

 Sa jeunesse attirait les bandits et les loups aux crocs d’aciers, la mère discutait, la mère peinait, la mère comptait, des billets sales dans le creux de ses doigts, prix des gémissements et des coups de reins, Messaline ne jugeait pas, elle apercevait les hommes défiler dans cet appartement miteux dans un quartier pourri où les pauvres maudissaient leur vie. Maman, arrête. Maman, j’ai un peu d’argent. Même si les deux femmes ne s’entendaient pas, la sororité paradoxale dans l’atmosphère sordide du deux pièces au haut d’un étage poussiéreux et infesté de cafards. Quand t’as pas d’argent, t’as rien. Elle maigrissait, déjà le corps croissait et se formait, à treize ans elle était femme, grappes de raisin sur la poitrine et l’enveloppe fluette. Elle avait juste le visage particulier d’une beauté froide et atypique, sa chevelue enflammée par l’orange de l’aurore qui tombait sur son front. Elle ne resta pas vierge bien longtemps. C’était pas grave de toute façon, ça arrivait. Et de ça elle ne veut pas en parler.

 Je veux faire des études, j’ai été acceptée à Colombia, à New York. Parce que, malgré le traumatisme et les nuits à bout de souffle, malgré l’oppression du coeur et la méfiance du corps, elle avait réussi ses années de lycée, acharnée de travail, bouffant les livres et les références, des recherches sur les différentes universités et le prix… Le prix exorbitant chaque année, quarante mille dollars ou boursière, elle avait envie d’un appartement non d’une cité universitaire, elle avait envie d’une vie indépendante, d’une vie dans les beaux quartiers. Elle eu un loyer qu’elle pouvait se payer, grâce à sa beauté et son corps de fée, puis son manque d’estime d’elle même aussi. Un viol ça cause quelques dégâts, bah rien de grave dit les journaux et les juges, tu l’as voulu non ? Elle était une gosse timide, elle l’est toujours d’ailleurs, plus même, disons qu’elle ne parle pas pour rien dire mais que ses yeux s’ouvrent et écoutent, récupèrent des éléments et analysent, elle est empathique, elle le cache bien. Messaline s’est inscrite sur les sites du dark web à la recherche de clients pour payer ses études. De la concurrence il y en avait, quand tu vois une fille monter dans la bagnole d’un vieux riche, une jeune étudiante, c’est pas pour faire joli. Fallait aussi éviter les mac et les hommes qui faisaient croire aux petites qu’elles seraient mieux payées, mieux gardées, protégées, au final, ses collègues qu’elle voyait de temps à autre arboraient des orbe fêlées, un visage maquillé pour cacher les marques, elles étaient battues par leurs hommes, papa qu’elles les nommaient pour ne pas se faire prendre dans les filets de la police qui grognait.

  Elle pleure beaucoup dans son lit Messaline mais elle s’en rend pas forcément compte, déni oblige, elle met ça sous l’excuse des yeux secs qui larmoient. Esprit cartésien, elle trouve toujours des explications terre à terre, c’est mieux, ça dégage le danger d’un trop plein d’émotion. Alors elle boxe, en dehors de ses études qu’elle réussit avec brio, première de sa promotion, sans se vanter ni se plaindre, elle est l’ombre des couloirs de la fac, et, quand elle n’est pas assise penchée sur une table de la bibliothèque, elle est souvent assise au fond de l’amphi. Parfois elle voit son groupe de copain, on lui a dit que c’était important la vie sociale, mais elle s’enfuit dès qu’elle reçoit un texto. Elle se dit, demain j’arrête, demain je fais quelque chose et j’arrête. Mais c’est un mensonge et elle le sait. Coucher rapporte de l’argent, surtout lorsqu’on est une femme avec cette beauté dévolue aux anges. Demain j’arrête, c’est l’argument aussi pour faire un régime, elle en a pas besoin puisqu’elle ne manque presque rien. Demain j’arrête. Mais le lendemain est repoussé au lendemain et le lendemain au surlendemain.