ce que le jour doit à la nuit

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Parmi le tumulte créé par des corbeaux un soir sur son pallier, laissant mort le compagnon d’une vie et emportant provisoirement sa liberté, parmi ce semblant d’enfer, le téléphone retentissant a fini par se rompre sur les dalles où la débâcle avait eu lieu. Et les appels lancés, qui portaient ce qu’il fallait de pureté pour blanchir son existence, avait été accueillis par le vide à plusieurs reprises et des jours durant. Car des barreaux de sa cage au domicile profané, la môme avait été pressée et tenue longtemps dans cette obscurité absconse d’où elle avait entrevu, sans toucher, les brisures, l’insanité de son reflet. Dans le creux froid et rigide d’un juge, dans la morne lumière de ses iris, Amour avait saisi l’abri qu’il lui offrait. Elle suivait depuis les dignes faisceaux du jour plutôt que ceux de la nuit, foutue dans une trame impeccable qui tient éloignés les corvidés, à crever d’ennui plutôt que d’un calibre.

Il y a sur la table du salon la boîte dépecée de son nouveau téléphone, elle a vautré sa carcasse dans le divan et laisse l’engin vibrer en continue entre ses doigts. La blonde grigne d’agacement, puis se brise la nuque sur les messages d’Orphée qui se suivent et qu’elle épluche d’un oeil scrupuleux. À mesure que les bulles éclatent en réjouissances, la tension l’assiège comme elle appréhende d’avoir manqué cette détresse ou ce danger qu’elle s’est promis d’éloigner. C’était un soir où la blonde avait pianoté son numéro sur le tactile d’Orphée: « si t’as b’soin ou si t’as un problème, surtout si t’as un problème tu m’contactes, tu captes? Ah et pas d’bataille d’polochon à travers l’écran, j’ai pas l’temps pour ses conneries ». Leurs océans s’étaient entrechoqués, comme si de son regard elle comprenait les allusions mais les réfutaient d’un sourire naïf. Comme dans un sursaut elle s’élançait vers les curiosités de ce monde qui lui ravissaient toujours de déroutantes hyperboles, Amour éloignait la menace par le songe de la revanche. Ce qu’elle ferait aux affamés fiévreux qui oseraient forcer leurs caresses, explorer la lumière d’Orphée et lui en extraire ses joyaux. Elle crache un soupir, interdite et soulagée, les muscles se relâchent et le corps s’enfoncent contre les coussins. Les doigts se pressent pour sermonner la môme.

Au centre d’un hiver qui a décimé le jardin où l’immense demeure a été plantée, Amour apparaît, les traits froissés par le scepticisme provoquée par les grandeurs qui semble avoir avalé l’Orphée. Elle avance sans grande conviction, pousse la porte entrebâillée qui sert probablement à changer l’air avant qu’elle n’arrive et qu’elle la referme sur son passage. « C’est quoi cette baraque… », les yeux s’éparpillent d’un endroit à l’autre de la maison avec une curiosité certaine. Provenant d’une pièce éloignée, elle entend les griffes d’un cabot qui rafle le sol avec précipitation pour découvrir l’invitée. La bête aboie et Amour se laisse prendre de stupeur à sa minuscule apparition précédée de celle de l’enfant qu’elle a rejointe. « C’pas vraiment un chien d’garde que t’as là », et accroupie, Amour cède quelques caresses à l’animal méfiant.

ce que le jour doit à la nuit

"Si la solitude sépare, elle tranche bien des liens qu'on ne coupe qu'à regret, mais elle permet de plonger des racines dans ce qui est essentiel. Delacroix"

Son cœur se sentait attiré, devant l’écran illuminé, Orphée paressait, scrollait sans jamais atteindre ses désirs, se perdait vers des univers d’artifices, regardait les vies se vautrer dans la complaisance et le manque de pudeur ; les messages Instagram, Facebook, des mots d’amours, des couples s’affichaient, ainsi la gente humaine semblait s’avachir dans ses promesses de bonheur, factice pensa-t-elle et, dès qu’elle le pensa, se sentit coupable de juger, jalouse peut-être. Après tout, elle côtoyait la solitude depuis quelques mois, son départ de la maison malsaine de Grisha Orlov l’avait sauvé des entrailles de ses traumatismes, qu’elle traînait cependant toujours près d’elle, telle une ombre indétachable, apparaissant, surprenant ses moments de calme. Elle contempla les visages de ses anciennes connaissances, les doigts s’échappèrent de sa motivation à rester tranquillement allongée sur son canapé toute la journée, appuyèrent sur Amour, frappèrent le clavier. Elle souhaitait la voir, non parce qu’elle était une amie de Misha mais, au-delà de cette connaissance commune, une étincelle qui éprouvait son âme, la baignait d’admiration. Elle était la figure qui lui manquait, pleine de confiance, de richesses, de bagout et de charme. Orphée songea aux avertissements, n’y pris garde, elle souhaitait la voir, partager avec elle quelques heures innocentes.

L’enfant attend, s’amuse avec son chaton, assise, son corps gainé dans l’habitude de l’ancienne danseuse classique, ses jambes repliées, tendues vers un lointain grâcieux, elle se penche sur les doux ronronnements de l’animal ; elle s’ennuie, Orphée, à l’écart des hommes. Elle appelle des esprits secourables afin de contrer la misère de sa psyché, les voir, les contempler, les aimer, apprendre d’eux puis fermer sa porte pour quelques jours, quelques semaines, à accepter l’errance dans cette maison résidentielle près des pins et des parcs richement parés de lumières du printemps. Quand elle entend les pas d’Amour, elle se relève brusquement, galope vers l’entrée. Dans son sillage, Mercure, la queue frémissante aboie, excité, un peu peureux par cette silhouette se dessinant. Néanmoins, dans son innocence animale, il accueille la nouvelle arrivante qui se penche et lui octroie caresses et attention. Ses cheveux d’or, son expression lasse conquiert la tristesse d’Orphée, la transforme en joie, empêche l’anticipation, la guide au moment présent ; elle ne doit se rendre compte de rien, de l’effet qu’elle lui fait. Près d’elle, elle se sent confiante.

« Il est comme moi, il sait pas faire la distinction entre les méchants et les gentils parce qu’il croit en la bonté en chacun. » répond-t-elle à la remarque de l’amie. Il est vrai qu’elle n’a jamais éduqué son chien pour qu’il grogne à chaque venue, sur le facteur aussi, Iouri, lui, semblait n’obéir qu’à Misha, mais acceptait ses jeux, adorable avec les personnes qui convenaient à son maître, agressif, effrayant, quand il s’agissait d’inconnus. « Et Thank ? Pourquoi il n’est pas près de toi ? » Elle décèle alors, dans le regard une tristesse indicible réveillant des souvenirs malheureux, elle suppose un décès, se mord les lèvres par son manque de discrétion, aurait dû déduire avant de questionner. Tout de suite elle s’excuse. « J’espère qu’il n’a pas trop souffert… enfin… je veux dire… » s’enfonce donc dans les palabres. Se tait. Vite reprendre le fil de la discussion, l’amener vers une autre contrée, le beau temps, non elle sait pas parler de ça, des lectures mais Amour ne lit pas, de ses avenirs professionnels que fais Amour d’ailleurs, de ses tendresses, de sa vie sentimentale, Orphée, du haut de ses sourcils, peine à concevoir une phrase, le silence s’étale. « Je me rends compte que je ne te connais pas. Dans le sens où je ne sais pas ce que tu fais dans la vie mais ça, encore, on s’en fiche, je sais juste que je suis attirée par toi et que j’ai envie de te connaître. » s’exclame-t-elle. Elle se souvient de cette rencontre inopinée, dans les rues de Queens, en route vers les beautés mouvantes de l’happening, réunion de certains danseurs, les bras effervescents, les gestes expressifs, pour dénoncer ou faire éclater sa joie.

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