New-York, Queens, Février 2021
Le crépuscule tire doucement sa révérence, pour mieux laisser à la nuit le devant de la scène. Fraîche et drapée d’une robe sertie d’étoiles, celle-ci amorce paisiblement le prélude de son récital. Neuf heures se lèvent et carillonnent, depuis les cimes du clocher. Le son de la délivrance. Le glas marquant la fin d’une longue journée de besogne ici-bas. Une de plus de vécue, et à laquelle Spyros a survécu. Oui … voilà désormais bien longtemps pour lui, que la survie a pris le pas sur la vie. Sur l’envie. Plus fourbu qu’un cheval de trait - après avoir passé les deux dernières heures à briquer vigoureusement de fond en comble le garage de
"Monsieur Zagallo", pour éradiquer les taches d’huile récalcitrantes maculant le ciment et l’établi - c’est d’une main molle que le repenti saisit la poignée du rideau métallique, afin de l’abaisser pour fermer boutique. Comme d’habitude, les rails oxydés du mécanisme couinent et émettent un crissement suraigu. Comme d’habitude, les traits de son faciès doré se tordent en une grimace, lorsque ce son strident et déplaisant vrille ses tympans. Comme d’habitude, le store quadrillé voit sa descente grippée et enrayée par le poids de la vétusté. Et comme d’habitude, le gaillard va pester, tempêter et fulminer. Immuable ritournelle qui dure et perdure, depuis plus d'une décennie.
"Aller, bordel !", beugle-t-il entre ses dents vissées, les sourcils froncés. Le tout, en s’acharnant comme un forcené sur cette malheureuse poignée n’ayant pourtant rien demandé à personne.
Finalement, le volet rétif finit par abdiquer et daigne à nouveau coopérer, en poursuivant sa chute. Une victoire que le rejeton d’immigrés scelle – et cèle – promptement par deux tours de clef. Cueilli et mordu à vif par le froid de février, le mécano’ rentre la tête dans le col en moumoute de son perfecto, façon blouson d’aviateur. Les poings enfouis dans les poches, il traîne alors sa carcasse occise et percluse de fatigue, sur le chemin le ramenant à ses pénates. Le pas nonchalant et machinal. Tel un automate ou un robot programmé sur
pilotage automatique. Les iris ténébreuses hagardes et perdues dans le vague. L’esprit nébuleux. Très certainement égaré dans de lointains ailleurs incertains. Les lueurs bleus électriques, jaillissant des néons d’un bar situé sur le trottoir d’en face, dansent sur sa tempe et sa pommette cuivrées. Ramené à la réalité par les feux clignotants de l’enseigne titillant sa rétine, Spyros marque une halte et fixe dubitatif le débit de boisson. En proie aux cogitations et à la gamberge, ses phalanges vagabondent sur sa mâchoire tapissée d’une dense et urticante barbe - n’ayant pas vu la couleur d’un rasoir depuis au bas mot une bonne semaine. Petite moue perplexe à l’appui.
"Crois-moi, tu n’as vraiment pas besoin de cela dans l’immédiat.", lui siffle sa bonne conscience. Toujours là à l’affût et prête à lui rappeler, qu’il suffit d’un rien pour retomber dans cette vie de marginal, qui le révulse désormais.
Ah oui … ? Et d’abord, qu’est-ce que
tu en sais, hein ? Après tout, ce n’est pas une habitude ou un rituel quotidien. Juste un réconfort épisodique, quand l’âpre poids de la vie lui courbe l’échine. Un petit coup de fouet, en somme. Histoire de repartir et poursuivre. Sans faillir, ni défaillir. Prunelles jetées au firmament, l’impie chypriote dodeline du chef d’un air indécis.
"Eh puis merde … !", marmonne-t-il, au terme d’un tonitruant soupir pourfendant le silence de la nuit. Sans même prendre le temps de regarder de part et d’autre de la rue, pour s’assurer que d’éventuels véhicules ne viennent à surgir des ténèbres, l’homme au faux-airs d’ours mal léché traverse le ruisseau bitumé pour gagner la rive à l’opposé.
Emmitouflé par l’appréciable chaleur émanant des lieux – aux allures de fournaise – Spyros ne peut réprimer le sentiment de satisfaction qui l’étreint, sitôt qu’il en franchit le seuil. Une expiration plus appuyée, vient d’ailleurs trahir ce trop-plein de bien-être. A quelques interminables minutes de l’
happy hour, l’établissement – d’ordinaire plutôt calme et cosy – se retrouve pris d’assaut par une cohorte de noctambules, désireux d’égayer comme il se doit la soirée qui se profile. Niveau affluence, on ne doit pas être bien loin du métro de Tokyo aux heures de pointes. L’ex loubard se voit d’ailleurs contraint de quelque peu faire parler sa carrure et jouer des coudes, afin de se frayer un chemin jusqu’au comptoir parmi cette marée humaine. Ses aises pris sur un tabouret, il hèle le barman en hissant brièvement l’index, dès que leur regard entrent en collision. Un jouvenceau à la déglingue de geek, qu’il connaît de vue pour être déjà venu quelques fois auparavant. Et chez qui il n’a de cesse, pour une obscure raison qui lui échappe totalement, de susciter une vive émotion – pour ne pas dire un émoi.
"Un double, s’te plaît.", commande-t-il poliment, en haussant d’un ton sa voix rauque et se penchant légèrement vers le damoiseau de l’autre côté du comptoir. Histoire d’avoir l’assurance d’être audible et parfaitement compris de son interlocuteur, au milieu du vacarme ambiant.
Quelques mots des plus anodins, mais qui parviennent néanmoins à faire virer à l’acérola les joues blafardes du gringalet. Sans plus de cérémonie, il prend momentanément congé de son client, au sortir d’une déglutition laborieuse et d’un timide "
Ouais", lâché en guise de laconique approbation. La recrudescence d’une douleur au trapèze, déchire le minois du bad boy hellénique en un disgracieux rictus. Paume apposée sur l’épaule, il réalise de petits mouvements circulaires de l’articulation endolorie et de la nuque, dans l’espoir de dissiper au plus vite ce cuisant élancement. Apparemment, la clef de bras que lui a assénée un peu plus tôt dans l’après-midi cette raclure de Hisham, l’un des innombrables porte-flingues des
Maleun, est loin de lui avoir fait que du bien. Ceci dit – et sans vouloir se la raconter – avec ce qu’il lui a mis dans la gueule en retour : ce n’est certainement pas lui le plus à plaindre dans toute cette histoire. Peu de temps après,
la consommation de Monsieur est avancée.
Soucieux de ne pas causer un nouvel embarras au jeunot, Spyros le remercie en se contentant de lui adresser un sourire discret, mais non moins affable, allié à un petit signe de tête. Entreprise couronnée de fiasco, à en juger par le énième fard que pique le blondinet, détallant aussi vite qu’un Bip-Bip pourchassé par Vil Coyote. Navré du trouble occasionné, les lèvres du chypriote disparaissent en un fin filet, tandis qu’il se frotte l’arrière du crâne un brin confus. D’un air absent, il scrute le liquide ambré ondoyant dans le verre tenu entre ses larges pattes. Rebord translucide porté aux lippes, le monte-en-l’air de naguère lampe un généreux quart de son subversif ambroisie. La brûlure générée par la descente du spiritueux au fond de sa gorge et le long de son œsophage, lui fait pour la première fois aujourd’hui se sentir pleinement en vie. D’un œil distrait, il lorgne le match de football retransmis sur l’écran plat en face de lui, tout en s’abreuvant de temps à autres. Guère passionné par les prouesses de Tom Brady, éclaboussant le terrain de son talent en compagnie des
Buccaneers de Tampa Bay, le MacGyver insulaire pivote à cent quatre-vingt degrés et balaye l’assistance du regard. Des âmes esseulées broyant du noir – et faisant pour certaines peine à voir. Des tablées d’individus frivoles et dans la fleur de l’âge, riant à gorge déployée et discutant à bâtons rompus. Des pensionnaires. Des habitués. Des gens de passage.
Et au milieu de ce maelstrom de bruit et de fureur – doux euphémisme pour "
joyeux bordel" – il y a
elle. Nippée d’une petite robe de gentille fille sage comme une image, un verre à cocktail pratiquement vide à la main.
Elle et sa chevelure soyeuse, ruisselant tel une cascade de chocolat fondu, sur ses ravissantes épaules un tantinet dévêtues.
Elle et ses allures de
Lolita espiègle.
Elle et son visage poupon. Aux traits éternellement juvéniles, défiant l’emprise du temps et accentuant son côté femme-enfant.
Elle vers qui ses yeux reviennent sans cesse. Comme deux billes de fer inéluctablement attirées par un aimant.
"Oublie. Trop jeune pour toi.", lui susurre
vous-savez-qui, jamais à cours de contre-arguments et de remarques dures – mais souvent justes – qui n’ont pas leurs pareilles pour lui saper le moral.
Non mais de quoi j’me mêle là, sérieux ?! D’accord,
elle est de toute évidence au plus fort du printemps de son existence. Mais rassure-
toi, le loup solitaire te servant d’hôte n’en est pas encore à faire les sorties de lycées. Eh puis d’abord, qu’est-ce que
tu insinues par
trop jeune pour toi ? Que c’est un croulant, ayant le plus gros de sa vie derrière lui, et tout juste bon pour la casse ? ‘Fin merde quoi, il a trente ans … ! Oui bon, une trentaine qui lui échappe de plus en plus certes ; mais la trentaine quoi qu’il en soit.
Absorbé par sa contemplation, frisant la fascination, Spyros pourrait rester là des heures. Simplement à la regarder. Le monde paraît dès lors tellement simple en la voyant. Ingénue, candide, puérile. Son complexe, inhibition ou entrave. Tanguant au gré de la musique, crachée par les enceintes aux quatre coins de la salle. Les cils entremêlés, et un éblouissant sourire extatique lui mangeant l’ovale du visage.
Elle est vie.
Elle croque à dents pleines l’instant présent. S’en délecte jusqu’à la lie. Sans jamais se soucier de l’après. Sans laisser à ses problèmes ou ses tracas le luxe d’opérer un retour en force sur la scène de ses pensées.
Pourquoi ? Pourquoi n’y a-t-il plus qu’
elle ? Pourquoi soudainement, le monde et les autres autour n’existent plus ? C’est un indicible mystère. Un de plus. Auquel le Khalife de la basse extraction ne saurait répondre. Peut-être parce qu’
elle est de celles ayant ce
je-ne-sais-quoi, qui descend tout au fond du cœur et le réchauffe durablement ? Peut-être parce qu’on la jurerait venue d’un ailleurs merveilleux, tant son allégresse irradie au milieu de la sinistrose environnante ? Et aussi peut-être parce qu’
elle est l’incarnation de l’insouciance. De l’innocence. De la rêverie. Autant de trésors de la jeunesse, que la cruauté de la vie lui a ravie. Lui qui aurait pourtant tant voulu y goûter, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Mais il est hélas bien trop tard désormais. Oui, peut-être … . Néanmoins,
elle peut se targuer d’y être parvenue. A étirer les commissures du fieffé contemplateur, en une fragile risette nimbée de mélancolie, de nostalgie et de spleen.
Rien ne dure, rien n’est éternel et toutes les choses – y compris les meilleures – ont une fin. L’onirique bulle dans laquelle flotte le golgoth oriental éclate, à l’instant où la jeune sylphide met un terme à sa pavane pour rejoindre les abords du comptoir. Certainement encline à se repaître d’un peu de repos – bien mérité. Juchée sur ses stilettos, elle s’avance pour prendre place. Le pas leste, agile, gracile et aérien d’un petit rat de l’opéra. Ou plutôt de la Fée Clochette virevoltante et cherchant à atterrir sur le plancher des vaches. De ses doigts délicats, elle replace derrière son oreille une mèche de cheveux taquinant ses yeux. Par la suite, ils valsent maladroitement sur l’écran tactile de son téléphone. La faute – probablement – aux effets grisants des nectars éthylés ingurgités. Les secondes se dérident et se métamorphosent en minutes. Assassines, elles dissipent les vapeurs d’alcool irriguant ses veines. Éteignent les étincelles crépitant au fond de ses orbes pers. Obstruent la brillance de son sourire. Son si beau sourire qui se flétrit. Evanescent. Une lente et inéluctable déliquescence à laquelle Spyros ne peut se résoudre. Il veut encore les voir pétiller. Ses calots couleur tempête. Il veut encore qu’il éblouisse ses amandes félines. Son rayonnant sourire.
"Juste encore un peu … s’il te plaît.", songe-t-il tel un manant, égrenant un chapelet de suppliques, auprès d’une déesse inaccessible. Souveraine. Impassible. Altière.
Et si ... . Pêché d’envie. Le pire conseiller décisionnel qui soit. Qu’importe. Sur le coup, cette trouvaille apparaît à l’enfant de Keryneia sous les traits d’une perspective judicieuse. Ainsi que le meilleur moyen pour endiguer cette inexorable décrépitude qui l’afflige. L’attention du barman attirée, il part alors exhumer de la poche arrière de son jeans quelques dollars dûment – et légalement – glanés à la sueur de son front.
"Tu peux lui r’mettre la même chose ?", demande-t-il cordialement, en jetant une œillade à la Milady installée à l’autre bout du comptoir. S'ensuit un prompt dépôt des billets froissés sur le bois usé, afin de s’acquitter du montant des deux consommations.
Une requête qui semble faire l’effet d’un coup de surin porté en plein palpitant, pour le jeune maestro du shaker. Penaud, il hoche sobrement la tête et s’en va hâtivement à l’élaboration de sa concoction. Quelques regards à la dérobée pour mieux apprécier l’avancement des opérations. Levant le nez de son smartphone suite au portage du rafraîchissement, sa frimousse angélique se pare d’incrédulité. Les explications du barman apportées,
elle oblique – enfin - la tête vers lui. Ses phalanges embrassent le verre glacé. Ses yeux scintillent à nouveau comme des sequins. Et son sourire recouvre cet irrésistible caractère solaire, qui lui sied si bien. Juste ce dont Spyros avait besoin, pour retrouver cette exquise sensation qui l’habitait tout l’heure. Avoir l'impression que sa solide charpente est enveloppée dans de la ouate. Ou de la guipure de Venise. Godet de scotch sommairement levé dans la direction de la gracieuse inconnue, il ne peut résister au désir de lui réverbérer une version plus figée et dépouillée de son esquisse. Mu par un savant coup d’audace, de folie et de tête, l’adonis apatride quitte son siège pour rejoindre celle ayant pris en otage jusqu’à la plus infinitésimale fibre de son esprit. Le grain opalin de sa peau dégage un enivrant et détonnant mélange de fragrances, qui électrisent les narines de l’expérimenté manuel. Bergamote, Jasmin, Menthe entrelacées à un léger soupçon de transpiration.
"Pour éviter les courbatures du lendemain : rien ne vaut l’hydratation.", déclare-t-il, le timbre velouté et suave. Un sourire imperceptiblement plus franc – mais hélas crispé et forcé – bourgeonne sur ses babines. Ses doigts gourds, quant à eux, s’emparent de l’ombrelle miniature égayant le verre de Mojito, pour la caler délicatement derrière l’oreille de la jouvencelle.
Trop direct ? Pas suffisamment subtil ? Suranné ? Galvaudé ? Aller savoir. Le malfrat rangé des voitures n’a jamais été très dégourdi, lorsqu’il s’agit d’interactions avec ses semblables. Alors vous imaginez bien que présentement … c’est voyage en
terra incognita ! Cependant, la réaction du petit morceau de femme suffit pour atténuer en partie ses craintes. Pommettes blushées se rehaussant encore davantage de rouge, elle habille l’air d’un rire cristallin, et masque malicieusement son hilarité en posant une paume contre sa bouche charnue et son nez fripon.
"Je te crois sur parole. Assied-toi, tu ne paieras pas plus cher !", lui rétorque-t-elle encore toute guillerette, d’une voix ne laissant aucun doute possible quant à son léger état d’ébriété. Joignant le geste à la parole, elle ponctue son invitation en désignant le tabouret vacant à sa gauche.
Autant demander à un aveugle s’il souhaite retrouver la vue : difficile de refuser. Sans se faire prier, ni avoir besoin qu’on le lui dise deux fois, Spyros s’exécute et occupe l’assise. A la manière d’un guitariste orphelin de sa gratte. Apparemment, son attitude débonnaire, spontanée et un zeste empotée, semble avoir fait mouche. C’est vrai que l’on est bien loin de l’archétype du cavaleur compulsif, pétri de suffisance et grandement lourdingue. L’étranger en situation presque irrégulière, donne en effet plus l’impression d’un cocker pataud - qui à tout instant risquerait de trébucher à force de marcher sur ses longues oreilles pendantes - qu’autre chose. Vient le temps des futilités d’usage. Pas très originale comme façon de briser la glace, mais le fauve blessé n’a malheureusement guère mieux en magasin. Toujours est-il qu’il parvient à grappiller quelques précieuses informations. A commencer par le nom de la douce enfant : Melis. Ainsi que ce à quoi elle dédie ses journées : travailler au sein du salon funéraire familial. Révélation qui ne manque d’ailleurs pas de le dérouter quelque peu. Pas tant qu’il trouve cela bizarre, glauque ou flippant. Au contraire, il aurait même plutôt tendance à avoir un profond respect et une admiration, pour les âmes œuvrant dans ce corps de métier des plus louables. Simplement … l’image renvoyée par
la gamine, est tellement aux antipodes de la représentation – sans doute stéréotypée - que le commun des mortels a de son sacerdoce. Ceci dit, et face à la rudesse de ce métier, décompresser de la sorte doit certainement être indispensable, afin de garder le moral au beau fixe et ne pas sombrer psychologiquement.
Dilettante, la dénommée Melis répond de façon distraite, sans jamais retourner la question à l’envoyeur. D’humeur résolument badine, elle préfère de loin onduler sur son siège, au rythme des hits aux sonorités latinos battant leur plein. Tout en jouant machinalement avec l’ombrelle, coincée un peu plus tôt derrière son ouïe. Les canines mordillant la paille. Les notes sucrées et mentholées de la boisson des tropiques, exaltant son palais et ses papilles.
"Danse avec moi !", s’exclame-t-elle soudain, le ton presque euphorique, et les paumes nouées autour de son avant-bras bien découplé.
Iris écrasés sur les fines mimines l’enserrant, le bellâtre finit par renouer le contact visuel avec la jeune Vestale des défunts. Une expression circonspecte peinte sur la trogne, et le sourcil arqué sous les assauts de la stupeur. Chanter, sous la douche ou devant une poignée d’individus avec lesquels il se sent en confiance, à la rigueur passe encore ; mais danser … . S’il pouvait clôturer cette journée – incarnant jusque là à la perfection, la chanson "
Bad Day" de Daniel Powter – sans se couvrir de ridicule, en ayant l’air d’un manchot avec un manche à ballai dans le fondement : cela l’arrangerait foutrement !
"Aller, viens !", insiste-t-elle joyeusement, en resserrant et tirant sur sa prise, afin de bouger le monolithe à l’épiderme rissolé.
Sentant qu’il ne pourra pas y couper, Spyros laisse s’échapper un soupir nasal ténu avant de descendre de son perchoir. Les semelles faisant dès lors serpillières sur le parquet, il se laisse – non sans appréhension – entraîner par la petite pile électrique.
"Formidable ... maintenant, c’est "Chronique d’une catastrophe annoncée" … !", fait remarquer le versant vertueux de sa psyché tourmentée. Ou peut-être davantage torturée que tourmentée ?
Pour une fois, difficile de lui donner tort, à
l’autre là. En effet, le simulacre de
dance floor à peine gagné, le
groove – si tant est que l’on puisse appeler ce … cette chose ainsi – du banlieusard se révèle … comment dire …
"Raide. Rigide. Etriqué.", énumère narquoisement
la voix de la raison, jamais avare en critiques fielleuses et autres piques désobligeantes.
Oui bon ça va merci, on a compris : ce ne sont pas les épithètes qui manquent. Toutefois, cette pléthore de gaucheries a au moins le mérite de raviver la jubilation de l’attrayante effrontée, qui se met à rire de bon cœur. Armée d’un pas sensuel, elle réduit la distance les séparant, se tourne et colle ses omoplates contre le torse musculeux de son cavalier. Ce dernier se risque alors à enrouler un bras, autour de la face antérieure de sa taille de guêpe. Bassins en symbiose, il se laisse guider par les ondulations imprimées par sa cadette. Se calquant rigoureusement sur leur cadence. Suivant scrupuleusement les trajectoires qu’elles dessinent. Paupières closes, Melis se fend d’un sourire à décrocher la lune. La dextre endormie sur le poignet ceinturant son abdomen, elle bascule la tête et jette son bras gauche en arrière, pour le passer autour du cou du couteau-suisse sur pattes. Chef légèrement incliné en direction de la jugulaire, Spyros ferme à son tour les yeux et laisse les enivrantes senteurs de sa peau aguicher son sens olfactif. Cette peau crème où caracole une myriade de frissons, sous les estocades d’un souffle frais.
L’accord du corps à corps grandissant, la jeunette réalise un gracieux cent quatre-vingt, pour refaire face à son partenaire. Ses mains viennent se poster sur ses trapèzes râblés, tandis que celle du
petit prolo se retrouve ancrée dans le creux incandescent de ses reins. Le déhanché redouble de fluidité, de langueur et de lascivité. Dans le noir de ses pupilles dilatées … le porteur d’un chromosome Y se sent - pour la première fois depuis bien longtemps - existé. Considéré. Peut-être même beau et désiré, qui sait. Et Allah, que ça fait du bien ! De se sentir en vie. Même si ce n’est qu’un mirage. Une illusion. Un feu de paille. Arrivé au final d’une chanson, Melis ralentit progressivement et cesse finalement de remuer. Une réaction en miroir s’opère de façon presque instantanée chez son vis-à-vis – sans doute pas mécontent que son quart d’heure de ridicule touche à sa fin.
"Je voudrais que cette soirée ne s’arrête jamais … .", lui confesse-t-elle à demi-mot, en se noyant dans ses yeux pralinés, les incisives implantées dans la lippe inférieure.
Les adjurations ont migré et changé de camp. Voir la nuit s’emballer. Tel est son souhait le plus ardent. Elle le veut à en crever. Qu’il se conduise en homme. Qu’il soit l’homme. Qu’il agisse. Maintenant, tout de suite. Aller, vite ! Alignement quasi parfait des planètes, alchimie de l’instant. Le bon endroit, au bon moment avec la bonne personne. Ca y est. Tout les ingrédients sont réunis, pour que les pulpeuses de
l’homme qui murmure à l’oreille des voitures, s’animent en un sourire massif et flamboyant. Du même acabit que ceux décochés sans relâche par la jeune employée des pompes funèbres. A bout de hardiesse, il se penche pour éhontément partir à l’abordage de l’alléchant bonbon de guimauve lui servant de bouche. Cils tressés, les remparts et les défenses de la
jolie môme – déjà bien fragilisés et fissurés par les effluves de l’alcool – cèdent en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Ses charnues se scindent. Comme une bénédiction muette accordée à l’homme né sous le signe du sagittaire.
Sans tergiverser une seule seconde, il ferme ses membranes cutanées et laisse sa serpentine s’immiscer dans l’antre buccale de la néophyte, pour approfondir le baiser. S’il s’était jusqu’à présent vastement laissé porter et guider, Spyros semble désormais petit à petit reprendre les rennes de la situation bien en main. A la baguette et sous son impulsion ; leurs langues joutent. Croisent le fer. Dansent en un harmonieux ballet déstructuré. Ni trop lent, ni trop leste. Langoureusement. En souplesse. Avec délicatesse. Des ruptures rythmiques et des alternances de cadences. Des secondes voraces et enflammées. Et d’autres plus paresseuses, sensuelles, voluptueuses. C’est là. C’est à ce moment là que le cyclothymique, devrait en toute logique ressentir quelque chose. Une vague de chaleur qui le submerge, des braises qui crépitent dans son bas-ventre, le cœur qui joue des castagnettes contre la cage-thoracique … . N’importe quoi. Malheureusement, une fois n’est pas coutume : rien. Encore et toujours. Sempiternellement rien. Tout demeure placide à l’intérieur. Endormi. Tari.
De son côté, Melis fait quant à elle preuve d’une fébrilité flagrante et manifeste. Shootées à l’effervescence, ses mains escaladent les reliefs du buste s’offrant à elle et font un temps étape sur deux pectoraux joliment bombés. Puis, sans crier gare, elles poursuivent leur ascension et bifurquent vers les contrées d’une nuque caramel. Avant que les phalanges empressées, ne vagabondent dans l’obscurité d’une épaisse tignasse couleur corbeau. Les empans du mécano', quant à eux, prennent sans vergogne leurs quartiers sur les hanches plantureuses de la belle odalisque. Avec juste ce qu’il faut de fermeté. Les secondes s’étirent, les minutes se délayent. Jusqu’à en perdre haleine et que cette communion cesse – à regret. Le rideau des paupières toujours baissé, la croque-mort en devenir roule ses lèvres l’une contre l’autre. Comme si elle cherchait à se délecter jusqu’à la démesure des tanins doux-amers de ce volcanique baiser, pour en garder un souvenir impérissable. Peut-être déçue et désappointée, qu’il se soit déjà envolé. Lorsque ses opales béates s’ouvrent à nouveau, les traits de sa petite bouille de Joconde s’illuminent, tel une Madone face à une apparition divine.
"On bouge ... ?", lui murmure-t-elle dans un ton ravageur, juchée sur la pointe des pieds et en ponctuant cette requête par une envoûtante morsure portée au lob de son oreille.
Une concupiscente invitation au voyage tenant en deux petits mots. Faut-il, faut-il pas ? Qu’importe les protestes et les récriminations de
sa conseillère ; voilà belle lurette qu’il a décidé. Et qu’il entérine cette décision, en répondant par l’affirmative à la proposition lui étant soumise. Pour le plus grand bonheur de la demandeuse, qui ligote avec entrain ses bras autour du biceps proéminent et appuie sa tempe contre le vaillant deltoïde du repris de justice.
Sortie de scène des artistes. Ellipse et travelling avant, sur cinq minutes d’un trajet sans encombre, ni fait saillant à déplorer, dans les artères enténébrées et clairsemées du Queens.
Dans l’escalier menant à la boîte à chaussures lui faisant office d’appartement – et alors qu’elle pourrait même s’enfuir – Spyros sent le doute l’envahir
crescendo. L’incertitude grignote de plus en plus de terrain, et l’hésitation s’élève en voix dissonante. Il aurait probablement été plus sage d’en rester là pour ce soir. De remettre
la suite à plus tard. Un futur dans lequel les deux parties auraient la pleine et entière possession de toutes leurs facultés. Certainement … hélas, caprice et discernement font rarement bon ménage. Titubant et ayant de plus en plus de mal à tenir l’équilibre sur ses talons, Melis se cramponne à la ceinture abdominale du tricard, comme si sa vie en dépendait. Ses gloussements sporadiques – et de prime abord injustifiés – ne tendent pas vraiment à rassurer le chapardeur d’antan. Sont-ils dus à de la nervosité ? Ou aux vertus désinhibantes – et abêtissantes – de l’alcool ? Pas facile à dire. Les latitudes du quatrième étage atteintes, le propriétaire des lieux déverrouille la porte – non sans mal, puisque devant soutenir son invitée, il lui faut s’y reprendre à deux fois – donnant sur le décor du second acte de la soirée. Son humble demeure.
"Vas-y, installe-toi et met-toi à l’aise.", l’enjoint-il aimablement, en lui désignant d’un petit coup de menton le canapé du micro-salon.
Lui tournant momentanément le dos, afin de refermer à double tour la porte derrière lui. Un réflexe découlant des joies de vivre dans un quartier qui craint.
"Est-ce que tu veux … .", ajoute-t-il en se retournant et dézippant son perfecto d’un geste sec.
Devant le spectacle qui s’offre à lui, le bricolo aguerri s’interrompt abruptement, tel un cheval refusant le franchissement d’un obstacle. Elle est là. Sac à main échoué à ses pieds nus, assoupie et à moitié affalée sur le sofa. Tel une sirène alanguie sur la lagune.
"O … Kay … .", lâche-t-il d’une voix traînante, passablement désarçonné, et les sourcils transformés en accents circonflexes.
Visiblement, pour ce qui est du "
met-toi à l’aise" : le message est bien passé ! Un peu trop, d’ailleurs. Avec le pas feutré d’un père ne voulant pas réveiller son enfant, Spyros s’approche doucement. Accroupi, il fait alors alunir sa paume sur le revers hyalin de sa main, et penche la tête pour tenter de percevoir ses yeux camouflés par quelques mèches de cheveux éparses.
"Melis ?", dit-il
sotto-voce, les paupières légèrement plissées, et une pointe d’inquiétude tapie au fond de la voix.
Un stimuli tactile et sonore, auquel
la gamine répond par un rocailleux
"Hmm.", en gesticulant afin de trouver une position plus confortable. Allah soit loué, pas de coma éthylique en vue ! Rassuré, un furtif sourire – ressemblant à s’y méprendre à celui qu’il esquissa plus tôt en la regardant danser - éclot sur les lèvres du chypriote, tandis qu’il s’affaire à délicatement dégager les cheveux naufragés sur ses yeux clos.
Que lui inspire cet inattendu revirement de situation ? Qui sait … . De la frustration ? Un peu, probablement. Du soulagement ? Pour sûr et sans nul doute. Lentement, il enroule une aile de l’angelot blotti dans les bras de Morphée autour de son cou, et place sa main entre ses omoplates. Sa petite tête nichée contre le creux de son épaule, Spyros passe alors son avant-bras derrière ses genoux et renoue avec la verticalité. Fort de ce porté à la prince charmant, il met le cap vers la chambre située dans la pièce adjacente. Les draps laborieusement tirés, il allonge affectueusement l’endormie sur le matelas. Ce matelas gardant en mémoire le passage de maints Aphrodites affriolantes et Apollons fringants, n’ayant su trouver le moyen de s’y installer de façon pérenne. Ou n’en ayant eu le cœur et l’envie.
"Oui, elle est belle … mais pas pour toi.", lui siffle sa conscience, sans chercher à l’enfoncer – pour une fois.
Constat aigre-doux auquel l’homme d’ascendances turques ne peut que se rallier. Jamais l’on ne verra une fée s’acoquiner d’un troll. Reliquats de salive âprement avalés, il rabat les draps – fleurant bon l’assouplissant à l’ylang-ylang de synthèse – et borde consciencieusement la thanatologue. Un baiser. Tendrement déposé sur son front brûlant. Le dernier. Avant de prendre congé. Sur le pas de la porte, il se retourne pour regarder une ultime fois cet être lumineux qui sera parvenu à enchanter sa nuit. Elle est là. Calme, paisible, sereine. Son corps fluet noyé sous toutes ces vagues de plis. Tête basse, l’artisan s’en va en ne laissant la porte que légèrement entretaillée.
Délesté de son blouson qu’il abandonne négligemment sur le pouf marocain jouxtant la table basse, le trentenaire ôte son informe sweat à capuche qui ne tarde pas à rejoindre la veste en cuir. Pieds libérés du joug de ses baskets, il laisse son mètre quatre-vingt six tomber sans retenue sur le convertible, en poussant un soupir à enrhumer les anges. Les ressorts du clic-clac accueillent ses soixante dix-huit kilos dans un grincement. Mains jointes et s’improvisant oreiller de fortune derrière son crâne, Spyros fixe le plafond à la peinture blanche défraîchie. L’œil fauve à nouveau vide. Hagard. Vitreux.
"Cela vaut mieux ainsi … .", se persuade-t-il silencieusement, entre un battement de cils et un reniflement peu ragoutant.
La fatigue originelle renaît de ses cendres. Incapable de lutter davantage, ses paupières finissent par ployer et s’affaisser. Le début du voyage vers les landes d’Hypnos. Si toutefois il y est le bienvenu … .