First day at school

traits de caractère / Ne la brise pas, elle paraît si fragile vêtue de ses robes de bohème, ne la brise pas, elle pleurera, écoute sa voix. Elle a entendu ces phrases, Eleusis, ses agates ouvertes sur les préjugés qu’on lui jetait, son minois rappelle l’écho des anges, ils doivent être si beaux dans les cieux, à son image. Maman lui répétait, l’admirait pour son calme olympien et sa sagesse, son ouverture d’esprit et son acuité. Eleusis, comme une fille. Fragile, indifférente à la douleur, stoïque. Ils n’osent pas s’approcher, la regarde comme une œuvre, immobile, inadaptée à cette société. L’enfant est actrice puisqu’elle joue, chaque jour, fait croire aux histoires qu’elle tisse, heureuse ou malheureuse, elle construit ses émotions puisqu’elle n’en ressent pas, éloignée des prunelles de la miséricorde des grands états d’âme et du lyrisme. Comédienne de ses actes, elle se ment si bien quand elle prétend la vie, en dedans il n’y a rien. Eleusis s’entend-elle chuchoter, pour se raccrocher à une identité percluse de vide. Mais en dedans ronge l’innocence, cette violence comme une vague, comme une tornade, cette violence qu’elle maintient, difficilement, se manifeste par ses regards meurtriers et sa tendance à l’autodestruction, pas de drogue ni d’alcool, juste les gens qu’elle suit et qu’elle aime, les mauvais. Elle aimerait s’abandonner dans les bras d’un roi à la voix éraillée, à l’autorité funeste, devenir sa reine, pour se sentir aimée et jeter ensuite cette affection démesurée, incapable de lâcher ce besoin de contrôler la moindre chose, jusqu’aux détails insignifiants. Elle dira que ce n’est pas vraiment de sa faute, les couples qu’elle a brisé, les terreurs qu’elle a créé, les mensonges qu’elle a soufflé, cela m’échappe dira-t-elle, contrite et sincère. Eleusis aimerait se débarrasser de sa dualité qui l’enserre, cette innocence qui la tenaille et ces tendances à la manipulation, à l’exagération, à la culpabilisation, pas elle, les autres, quand elle accuse, directe et franche, droite et monstrueuse. Sur son visage règne la beauté incandescente de la tromperie. Et ce n’est pas de sa faute se rassure-t-elle, j’ai besoin de combler la mort qui m’étouffe chaque jour de plus que je vis.

La petite fille aimerait crier, hurler de ses poumons sidérés, étouffés dans la cage qui maintient son thorax, elle aimerait secouer le corps allongé, baigné dans la flaque froide de sang. Il noie les joints du carrelage de la salle de bain, il noie le blanc lumineux des dalles et, assise près de la morte, Eleusis pleure quelques larmes sans pouvoir respirer correctement. Seule dans la vaste maison qui l’a vu grandir, dans cette immense salle où le sol gelé apaise la douleur de l’image, elle se perd dans les tourments physiques. Elle vomit. Comme pour lâcher le mal sidérant de la mère morte, les artères détachés, le trou béant du poignet. Elle entendra, plus tard, le père cynique commenter le cadavre de cette femme qui l’avait aimé, elle se souviendra de la raillerie de la voix et du manque de respect. Maman ! Maman réveille toi ! Maman ! Les cris fusent dans les pensées mais le silence opaque pourchasse l’horreur qui pénètre dans l’esprit de la gamine. A neuf ans, l’on ne sait réellement ce qui définit la mort puisque les parents ne cesse d’alléger les explications par des phrases naïves, des euphémismes, elle est partie au ciel ta mère lui dira-t-on (et elle les regardera tous avec l’air du mépris, le sourire d’outre tombe comme un être ayant côtoyé la mort, marqué par la mort). Ses jambes s’engourdissent par la tension accumulée, la rigidité cadavérique à la représentation de sa mère gisante. Elle accourt dans le salon, s’empare du téléphone mais, déjà, elle sait. L’espoir a disparu, la matriarche n’a pas bougé, n’a pas cligné ses yeux, ne l’a pas embrassé comme l’on rassure un enfant terrorisé, elle ne s’est pas levée, elle n’a pas parlé. Les mains de la môme ne peuvent soutenir le poids léger du téléphone qui se fracasse sur le plancher. Papa revient dans trois jours, il poursuit ses visites diplomatiques en Grèce puis en Russie. Les doigts ricochent sur le premier nom, son oncle, qui saura l’aider, qui prendra les choses d’une main de fer, les gérera. Elle se souvient des moments pétris de tensions entre les deux âmes, sa mère s’écartait de lui comme s’intéressait à lui ; le frère du mari. Quand la voix grave, un peu rauque des lendemains de soirées , retentit dans le combiné, Eleusis manque un temps avant de réagir, les mots se bloquent dans la gorge et, dans un chuchotement inaudible elle réussit à dire : maman est morte. Mais son interlocuteur ne l’entend pas, passe moi ta mère Eleusis. Maman est morte, elle répondra pas. Elle se surprend à répéter maman est morte, maman est morte, maman est morte et, dans cette litanie croissante, dans ce chant du désespoir, l’autre sentiment grossit, maman m’a abandonné, je lui en veux à maman, maman a choisi de ne plus m’aimer. J’arrive, ne bouge pas de là où tu es, prend un livre mais surtout, surtout, ne va pas rejoindre le corps. Elle n’obéira pas à l’autorité des sons paniqués surgissant dans son oreilles, les ordres impérieux se cumulent pour s’offrir une carrure contre l’inévitable. Eleusis partira de la maison selon l’accord des deux frères, le père biologique ne pouvant plus s’occuper de sa fille, il fera le choix de la laisser entre les mains de son oncle. Elle rangera ses affaires dans une chambre crème et ocre, une chambre de princesse dans un manoir aux dédales dans lesquels elle se perdra. Elle s’allongera, recroquevillée, tous les soirs, en attendant les sommeil, chassera ce souvenirs sanglant aux tréfonds de sa mémoire.


Elle a placé son appareil photo sur son trépied, dans cette usine abandonnée, ce lieu désaffecté où croulent le plâtre et la saleté, où l’odeur se détériore et envahie les narines d’une putréfaction sordide, où les rayons peinent à se mouvoir dans l’obscurité de cet infernal non lieu, il lui semble être apparue en enfer, dans le purgatoire silencieux des âmes trépassées et des douleurs authentiques des milliers exploités. Elle a plié ses vêtements, les a rangé dans son sac. Nue afin de s’offrir à l’objectif attendant patiemment de déployer son talent de voyeurisme, elle compose sur son carnet des croquis afin de mieux visualiser le décor de ses abstractions, dans ses pensées des émotions à traduire en image et toujours cette incessante obsession de la faucheuse qui l’embrasse. Elle a déjà embrassé son âme de certaines façons, la mère et l’oncle, la rigidité des épousailles funestes avec la mère suicidée dans la salle de bain un beau jour de printemps, les mains de l’homme sur son corps un beau soir d’hiver. Il l’avait volé à elle-même après ses premières règles comme un symbole directement ferré dans le coeur, marqué à jamais. Alors elle l’avait tu, ce myocarde ayant traversé le Styx et le Pandémonium, elle vivait dans un temple aux terribles échos. Elle s’est assise bien droite, le regard plombant l’objectif comme une envie de le massacrer par ses billes froides, spectrales. Elle a attendu le son discret de la photographie avant de se diriger vers l’écran. Pour voir le corps, son corps, mis en scène dans l’ubuesque suprématie de la destruction. Eleusis ne parle jamais pour ne rien dire, ni n’agit pour ne rien faire, paradoxalement, ses théories sur l’art qu’elle affiche dans des grands articles considérés dans les revues spécialisées lui donnent l’occasion de s’exprimer sur la mort de l’art, car elle n’y croit mais continue à abuser des médiums fantastiques que l’Art propose. Elle agrandira les pièces de son rite, celui destiné, peut-être, à périr après la consécration. Telle une Francesca Woodman, elle exposera sur les murs blancs des salles propres de ses galerie, sa disparition livide. Et les spectateurs ne verront rien que le prix et ne déduiront rien que l’argent à gagner dans les années à venir.  Elle ne dira rien, sourira et paraîtra la timide enfant, prodige de ces messieurs et dames ivres d’une essence bourgeoise, montrer à l’autre et étaler sa culture comme un immonde. Dieu, qu’elle hait cette planète.