marée noire.

marée noire

le regard azur se fraie un chemin tout tracé au creux des rainures inégales qui parent la table de bois. d'un geste franc, tu caresses la surface rugueuse, apprécies son caractère si particulier, abîmé et meurtri par le poids des années.
il y en a des histoires qu'elle ne contera pas, des heurts que tu ignoreras au profit des tiens, écrasants et voraces. ceux qui dévorent, violacent le cuir et tabassent l'esprit jusqu'à l'agonie. ceux qu'tu tente de noyer dans les verres de whisky qui s'enchaînent là, sur le bois usé de cette table qui, tu t'le dis finalement, ne sera jamais aussi amochée que toi.
(un claquement)
énième breuvage servi dans la volée.
tu entoures fermement le contenant d'une main, fais semblant de ne pas voir le rouge sur tes phalanges et le bout des doigts jauni par les cigarettes.
et t'attends.
t'attends avec l'espoir de t'noyer tout entier dans le liquide ambré si tu l'veux assez fort - mais c'est jamais assez fort. putain d'sort qui dort sur la pitié, se moque des maudits, rit des condamnés. sans équivoque, blackbird, l'oiseau noir crèvera sans compassion.
alors tu cherches la moindre once de réconfort dans une énième gorgée d'alcool - la dernière pour aujourd'hui. sans doute que t'aurais continué jusqu'à te traîner par terre si seulement t'avais pas croisé son regard -
c o b a n
chien déloyal sans honte ni égard, seulement l'audace d'être lâche. une fuite qui ne serait restée que ça si seulement siam n'en avait pas pâti. d'aussi loin qu'il était, il n'avait pas compté les matins où l'abandonnée s'était levée les yeux rougis, auréolés de l'empreinte ébène d'un mascara qui avait trop coulé. mais toi cez, tu l'avais fait, témoin encore de ses frasques et de ses rages que seule la peine qu'il lui avait infligé était capable d'engendrer. encore. toujours. inlassablement.
ta chaise râcle bruyamment le parquet sous la fureur de ton geste alors que tu quittes ton siège et rejoins le néfaste aussi furtivement qu'une ombre dans la nuit.
« qu'est-ce que tu fous là ? »
t'estimes pas les salutations nécessaires, blackbird, encore moins les politesses. ça t'ferait gerber de simplement l'envisager digne de la moindre convenance de ta part. t'estimes que c'est déjà assez de ne pas lui cracher à la gueule.
« j'te parle, putain. »
les mots sont secs, agressifs, ne prédisent rien d'autre qu'un échange houleux sans nul espoir d'indulgence.
et au coeur de la carcasse bandée par la rage, on entend déjà gronder l'orage.

[ @coban sorrentino ]

MARÉE NOIRE

C’est dans ces gris soirs que tu retrouves ta jouissance passée.
Tu avais l’habitude de passer des heures houleuses à dévisager les autres, le regard défiguré et déformé par l’alcool dont on emplissait ton verre. C’était dans ces gris soirs que tu laissais tes yeux observer, prendre note et assimiler leurs habitudes, leurs attitudes, leurs caractères modestes ou leurs éclats de rire fougueux : observer les autres et le spectacle grandeur nature de la folie humaine qu’ils t’offraient. Trop curieux pour y prendre part, c’est toujours dans un coin que tu t’installais, un coin de bar, un coin de restaurant ou un coin de théâtre – lorsque tes fréquentation te le permettaient –, un coin de table verte ; ce coin-là était ton préféré.

C’est un de ces gris soirs et on continue d’emplir ton verre, mais tu ne sais si tu saurais encore observer les gens comme tu le faisais auparavant, sans être dégoûté des rôles, des masques que tu as endossés pour leur ressembler. Il y a une époque, oui, où tu aurais tout donné pour être eux, te glisser dans leur peau et voir le monde de leurs yeux, savourer tous les goûts, toutes les odeurs, ressentir leur peur et leurs amours. Tu n’as jamais su expliquer pourquoi, et en même temps personne ne t’a jamais demandé.
Tu ne veux pas donner d’explications.
Lâche ? Peut-être. Peureux, assurément, effronté et prétentieux, tout à fait, mais surtout, surtout : désireux.

Désireux.
Désireux d’un trop plein de choses que tu ne pourras jamais connaître, désireux des autres et de toi-même, désireux maladif qui s’est trop de fois étouffé avec ses envies primaires, égoïstes ; mortelles.

C’est une ombre qui s’étale sur ta table, avant que tu n’entendes la voix qui l’accompagne. Tu n’as pas réagi outre mesure à vrai dire et es resté de marbre, levant à peine les yeux vers celui dont le ton n’a jamais été que menaçant à ton égard – et pour cause. Cez, dans ton esprit, a toujours été indissociable de Siam. Toujours son ombre protectrice, dévorante, envahissante, tu crois — peut-être parce qu’il n’a jamais pu te sentir et que tu lui rendais bien, même si pour la belle tu faisais un effort et restais poli en sa présence. Mais à présent il n’y a plus de Siam dans les parages, et donc plus de retenue à avoir.
Tu as dû laisser sa question trop en suspens car il s’échauffe déjà en attendant que tu prononces un mot, ce que tu rectifies avec un air détaché, attachant toutefois trop de soin à cette attitude pour qu’elle ne soit supportable. « C’est un pays libre. » Une réplique volée de la bouche d’un autre, sans doute, un peu trop recherchée pour être de ton propre cru. Tu es un lâche prétentieux sans imagination aucune, ou bien plus assez sûr de ce que tu es réellement pour croire à ce que tu racontes. Le fait est que tu élucides en levant ton verre, heureux de te donner en spectacle à ton tour, heureux de tomber sur Cez car le temps est long quand on est confronté à soi-même. « C’est dingue comme tu m’as manqué. » Et puis, comme tu es lancé et grisé par l’alcool, tu ne réfléchis même plus avant de parler, continuant avec trop d’assurance pour les coups qui risquent de pleuvoir dans la même foulée. « J’étais vraiment déçu de pas te voir quand je suis passé à la maison… oh bien sûr ta sœur sait recevoir, mais, tu sais. Il manquait ta petite touche. »
Désespérément stupide et stupidement désespéré, oui.

(c) élissan.

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