“Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin.” | Lawrence

01. Les volutes de la fumée de ses cigarettes emplissent l'air de la pièce. Un roman sur les cuisses, il regarde à travers la fenêtre avant que son visage n'erre vers la vieille Remington (machine à écrire) qu'il n'a plus touchée depuis quelques semaines. Lawrence sent l'appel des lettres et ressent l'envie d'aller déposer ses propres mots sur du papier plutôt que de lire une énième fois ceux d'Orwell. Mais il ne bouge pas. Eleonore passe la tête par l'encadrement de la porte pour lui annoncer qu'elle part manger avec ses collègues. Il ne répond pas. Il se moque d'où elle va. Aujourd'hui, ce qu'elle fait, cela ne le regarde pas. 02. Darwin, le fidèle lévrier greyhound offert par Eleonore se cale sous le canapé de son maître. L'épouse a cherché une bête typiquement anglaise pour célébrer les 35 ans de son époux et leur première année de mariage. Darwin est moche. Voilà ce qu'il s'est tout de suite dit à la vision de cet animal sans chair sur les os. Il aurait préféré une bête moins classe et avec plus de vie. Mais il a remercié pour le cadeau et comme toujours, a fini par s'attacher à l'animal. Mais Darwin est le chien de sa femme. Il lui est bien plus fidèle qu'à Lawrence. 03. Un démon qui danse dans ses yeux tandis qu'il s'éveille en sueurs. Le souvenir de cet été-là l'agite depuis quelques jours. Lawrence se souvient sans aucune difficulté du visage de la gamine qu'il a malmenée alors qu'il n'avait pas 19 ans encore. Fraîchement débarqué aux Etats-Unis, il voulait s'intégrer. Le reclus du Wessex ne voulait pas continuer d'être le gamin qu'on mettait de côté et dont on se moquait sans cesse. Alors il avait participé au "bullying" de la "fatty Samy". La jeune femme s'était pendue quatre mois plus tard et avec sa vie, elle avait emporté une partie du coeur de Lawrence. Parce que fatty Samy, c'était sa version féminine au pays du baseball. Parce que fatty Samy, quand il était en Angleterre, c'était lui. Parce que cette pierre tombale morne et sans aucune gravure particulière, cela aurait dû être la sienne. 04. Elle est charmante et surtout, perspicace. La psychothérapeute qu'il suit depuis plusieurs semaines vient de poser son doigt sur un élément essentiel. Ses lunettes baissées, elle regarde Lawrence avec un air entendu, attendant qu'il fasse sa conclusion tout seul. Il acquiesce et formule "Je ne l'aime pas autant que je le voudrais." Il parle de son épouse. Le docteur en psychologie ne dit rien et se sert une tasse de café, le laissant allumer sa cigarette sans rien dire. Elle avait d'abord protesté puis elle a compris, au fil des séances, que cette nicotine, c'est sa façon de s'échapper, de respirer. La tension est palpable ce jour-là car elle a envie de lui demander pourquoi il reste. Cependant, en tant que thérapeute, elle ne peut le pousser dans une direction. Lawrence la dévisage, visiblement conscient du trouble qui anime la blonde. Pourquoi ne pas la quitter? C'est ça? Elle sourit en guise de réponse, ravie qu'il trouve tout seul ses pistes de réflexion. Parce que si je ne l'aime pas autant que je le voudrais, cela ne veut pas dire que je ne l'aime pas non plus. C'est là la tragédie de cette union. Sa tragédie à lui. 05. Les étudiants sortent en trombe de l'amphithéâtre et le professeur pose ses fesses sur le bord du bureau, regardant les gribouillages féminins qu'il a dessinés sur le tableau. Son écriture est tellement soignée, tellement belle dans son style penché qu'on lui a souvent dit qu'il était une pédale jusque dans sa manière d'écrire. Aujourd'hui, cela le fait sourire. Il se retourne pour reprendre sa mallette en cuir et son regard attrape celui d'une étudiante qui s'apprête à sortir. Echange d'une durée trop courte pour être même sûr qu'il a existé. Et pourtant, à la façon dont son coeur a accéléré le mouvement, il sait qu'elle n'était pas une illusion. Il referme son sac et prend son temps avant de sortir à son tour, redoutant de revoir cette étrange apparition. 06. Haut potentiel, c'est la qualification que les professionnels avaient utilisée pour décrire Lawrence dans sa jeunesse. Malédiction, c'était ce que ses parents voyaient en réalité. Totalement décalé de la réalité, pratiquement autiste dans certains de ses comportements d'isolement, il ne ressemblait en rien à sa soeur aînée et à son frère cadet. Aujourd'hui, la Mary-An est organisatrice de mariages à San Francisco et son frère est coach sportif pour les personnes qui souhaitent perdre du poids. Les enfants des avocats Lewis n'ont pas embrassé les ambitions carriéristes de leurs parents. Mais alors que Lawrence est le seul à avoir suivi leur voie en entrant à l'université, il semble toujours être le vilain petit canard de la famille. Comme si sa malédiction l'avait séparé des autres, l'avait exclu de leur cocon. 07. Le piano, sa machine à écrire et ses lunettes de lecture sont ses havres de paix. Pourtant, il joue très peu. Pourtant, il n'écrit quasiment jamais. Mais les lunettes, elles, sont usées jusqu'à la moëlle. Ce sont de vieilles branches qui appartenaient à son grand-père Arthur Lewis. Il a gardé leur cadre et y a fait mettre des verres nouveaux. Quand elles cassent, Lawrence angoisse à chaque fois de ne pas parvenir à les récupérer. Car ce simple objet représente un peu tout ce qu'il est : un littéraire, un amoureux des symboles, et le petit-fils d'Arthur. Ce grand-père qui lorsqu'il était petit, était le seul à lui faire la lecture. Ce grand-père qui a su comprendre les profondeurs de son esprit et les aimer, les cultiver, les pousser plus loin pour lui conseiller de suivre son propre chemin aux Etats-Unis, loin de ceux qui ne comprenaient pas qui il est.

Ne me regarde pas.

Ne me regarde pas car je ne suis pas beau. Pas digne de toi. Ne me regarde pas, car je ne suis pas capable de résister à l'étincelle qui prend forme en moi. Ne me regarde pas mais laisse-moi te regarder pendant que tes cheveux pendant sur le banc et que ton sourire s'en va dans une direction opposée. Laisse-moi désirer ta jeunesse, ton innocence et parfois l'insolence de tes propos. Laisse-moi rêver que le matin, c'est ton corps que je découvre sous les draps, que ce sont tes cheveux qui parsèment les dalles de la salle de bains, que ce sont tes yeux qui me percent et m'observent quand je sors le chien.

Ne me rega...

La feuille est roulée en boule et jetée de l'autre côté de la pièce. Le professeur s'est toujours voulu écrivain sans jamais pousser le vice jusqu'à écrire de réelles lignes, de véritables romans. Certaines nouvelles de ses faits sont stockées, là, dans des fardes qu'il a bien rangées sur les étagères du haut. Il soupire et se lève pour aller chercher le bout de papier qu'il a contraint à se plier et à voler dans son bureau. Du bout des doigts, il le tient pour que la flamme de son briquet vienne brûler les mots impies, les mots qui révèlent le fond de son âme. Les lettres noires fument et s'écrasent dans la cendre, disparaissant et ne laissant derrière elles que quelques crasses semblables aux fioritures de son âme. Il se sent coupable d'avoir osé les penser, d'avoir osé les poser sur papier. Son regard traverse la pièce et se pose sur le cadre où une photo de son mariage est exposée. Sourires figés qui rappellent le bonheur d'un moment, un instant trop vite passé. Il était heureux à l'époque. Ses doigts glissent sur une feuille vierge et l'on peut lire Je t'ai aimée... mais l'inspiration s'arrête là. Il se lève et jette la feuille sans prendre le soin de la brûler. Car elle ne représente rien, ces mots ne trahissent aucune pensée traître, aucun sentiment indomptable et dangereux. Un verre de whisky rapidement versé, le professeur s'assoit derrière son piano à queue dans le grand salon de sa demeure. Les notes résonnent sur une sonate plaintive et agressive à la fois. La maison est vide d'occupants et seul Darwin se dandine jusqu'à son maitre, conscient que cette mélodie est un appel à l'aide. Sa truffe se pose contre sa hanche et Lawrence sourit malgré lui. Toi, par contre, je t'aime. Les yeux plongés dans celui de la bête, il ne dit pas à voix haute ces mots qui sont impudiques. Les anglais ne parlent pas d'amour de manière explicite. Pourtant, le chien, lui a déjà reçu ce genre de gratification. Et ce bien plus souvent que la pauvre Eleonore qui a dû se lasser d'avoir à ses côtés un mort vivant.