allongé dans quinze mètres carrés,
à t'demander où sont passées les dix dernières années.
c'est vite fait d'entrer dans le système. c'est vite fait de faire partie des enfants abandonnés, ceux lâchés en cours de route, ou dès le début. ceux qui se retrouvent sans aucune famille. ceux qu'on laisse sur le bord de la route, des fois. ceux qui se font frapper au point qu'un voisin appelle les flics.
c'est vite fait d'y entrer, et beaucoup moins d'en sortir.
y en a qui ont la chance de se faire récupérer par d'autres parents aimants, et y a ceux qui y restent jusqu'à ce qu'on les foute dehors parce qu'ils sont trop grands.
ce système-là, c'est comme la spa.
et parmi ceux-là, y a moi.
sept ans, à peine foutu de comprendre les additions, qu'on me fout dehors, avec juste le cahier de texte de l'école en main. pas foutu de savoir où il faut aller, à peine capable de retrouver le chemin de l'école après un long week-end à arpenter new york, fouiller les poubelles, et avoir envie de pleurer chaque fois que j'regardais en arrière.
sept ans, et finir par y arriver entier, à l'école, pour mieux repartir en foyer, le soir-même.
sept ans, enfant abandonné trop tôt, potentiel déjà écrasé. enfant dans le système, à qui on a vite fait comprendre qu'il serait jamais bon à rien. ni à aimer, ni à être aimé.
jamais assez pour être accepté.
l'enfant qui fait des allers-retours dans les familles d'accueil. trop nombreux, les allers-retours, pour pouvoir les compter. y en a eu des premiers, seuls. mon record, ça a été d'y passer deux semaines. les familles, soit disant prêtes à m'accepter, à m'aimer comme je suis. surtout prêtes à me dégager plus loin.
ingérable. insupportable. trop dissipé. désobéissant. arrogant. insolant. un sale gosse.
et on a tiré un trait, sur le petit finley.
et y a rose, qui est arrivée.
la gamine un brin timide, sans non plus être prête à se laisser faire. la petite blonde qui se gênait pas non plus pour rendre les coups, quand ils étaient mérités.
la sale gamine à qui j'ai fait vivre un enfer. un doux enfer. commencer par lui tirer les cheveux, pour ensuite passer à frapper quiconque osera lui faire ça.
et les deux enfants qui ne se sont plus jamais séparés. que ce soit au foyer, à l'école, ou dans les familles. les deux enfants toujours ensemble. et il paraît que ça me calmait, d'être avec elle.
si bien, que quand elle est partie, j'ai disjoncté.
j'avais treize ans quand elle est partie, rose. elle l'a trouvée, sa famille. et au passage, elle m'a laissé derrière.
j'ai pas su gérer. trop gamin pour pouvoir ne pas lui en vouloir. dans ma tête, trop adulte pour accepter de rester dans ce foyer.
le taudis.
même ces gens avec qui j'ai passé la moitié de ma vie, me considèrent pas comme leur famille.
quinze ans, assez malin pour réussir à acheter mes clopes seul. quinze ans, un sac à dos avec tous mes biens les plus précieux dedans, et je me casse. quinze ans, je décide de faire ma vie.
j'vais voir rose, et j'lui dis ça y est, c'est fini. j'te rends ton bracelet tressé, et j'm'en vais. de toute façon, il était nul ce bracelet.
j'en pense pas un seul mot.
j'veux pas partir, j'veux pas m'en aller. et je veux le garder, ce bracelet.
mon objectif, c'est de quitter new york. il paraît qu'y a plein d'endroits sympa, où un gamin comme moi pourrait trouver son bonheur. d'ici peu, j'serais majeur, je pourrais prendre un appartement.
ça sera bien.
oui mais, dans tout ça, rose, j'en fais quoi?
allez, c'est bon, j'pars pas. au lieu de familles en foyer, j'ferais des allers-retours sur les canapés.
puis continuer d'avancer. tout du moins essayer. avoir peu de constantes, et surtout qu'un seul pilier. avoir qu'une seule fleur pour se faire guider. fermer les yeux, avoir envie de tout recommencer. rester. toujours rester.
galérer.
jamais réussir à tenir un seul logement.
jamais réussir à tenir un seul boulot.
s'en battre un peu les couilles, honnêtement. c'est pas grave. y a rien de grave. tant qu'y a la santé, et la petite beauté à mes côtés, rien peut m'arriver. pas vrai?
s'en battre totalement les couilles, se contenter d'aller travailler pour pouvoir bouffer. rentrer, rouler un joint, allumer la console. y passer des heures. appeler rose quand y a un coup dur. l'appeler aussi juste quand elle me manque. ne jamais louper un seul des siens, d'appel.
répondre toujours présent.
et toujours avoir la crainte qu'un jour, elle, elle arrêtera de répondre.
se mettre à angoisser, vouloir à nouveau tout plaquer.
ne pas tenir une seule relation plus de quinze jours. abandonner avant de se faire abandonner.
et faire semblant que tout va bien.
if you ran away, come back home
just come home
ça tombe du ciel,
ça me prend aux tripes,
ça fait battre mon coeur plus fort,
c'est son regard, qui brille de mille feux.
il éclaire toute la nuit, toute la rue. putain, il éclaire même tout new york.
le regard que je voulais voir, en l'emmenant jusque là.
le visage que je voulais redécouvrir, et n'avoir rien que pour moi.
au diable, tous les autres.
au diable, les soucis de la vie qui la font se renfrogner.
au diable, l'alcool, qui rend son regard vitreux.
moi, je veux juste la rose soleil.
celle que je me suis démené à découvrir au fil des années, celle que j'ai jamais pu me résigner à laisser de côté, celle que j'ai toujours voulu déterrer.
celle qui m'a réveillé, sans en être consciente, même dans mes moments les plus sombres.
j'pourrais jurer qu'elle a quelque chose de thérapeutique, cette rose-là.
et d'un coup, j'attrape sa main, pour la faire courir avec moi, comme deux gamins. comme les deux enfants qu'on était quand on l'a découvert, cet endroit-là.
notre endroit, celui qu'on n'a jamais partagé avec personne d'autre.
du moins pas moi, et j'ose espérer qu'elle non plus.
je l'emmène jusqu'à l'entrée, l'ascenseur, et la porte de secours, le coeur essoufflé, les joues rougies.
je tape le code de sécurité, celui qu'ils n'ont jamais changé, qu'on a retenu par coeur.
la porte, celle qui donne sur le toit, sur la vue imprenable, sur le queens, et ses étoiles, un peu camouflées par les nuages.
les toits de new york qui nous ont permis de nous évader tant de fois.
j'en oublierais presque le monde extérieur.
ce soir, c'est juste rose et moi.