TW général : cette fiche évoque
maladie mentale /
sexualité /
violence familiale, préservez vous si vous êtes sensible sur ces sujets.
2000 / « Silence. » Glacée. Le ton n’appelle à aucune réclamation. Les doigts qui se figent sur le clavier, tremblant. « Recommence. » Elle s’exécute la gamine. Les blanches, les noires, encore une fois. Elle est imparfaite, elle le sait. C’est si difficile pourtant… Elle sent le regard sévère de sa mère derrière elle, traquant la moindre erreur. Lui est installé dans un fauteuil, avec son journal. Il ne dit pas un mot. C’est peut être pire. Pourtant elle essaye, encore et encore. Son esprit travaille sans relâche pour essayer de satisfaire. Et l’erreur, encore. « Recommence. » Cette fois c’est toute la main qui tremble, dans l’attente de l’implacable sanction qui tombera à la prochaine erreur. Inspiration. Expiration. Une nouvelle fois. Le bruit d’un talon derrière elle indique l’impatience de la concertiste. Alors elle s’y astreint Ailey, rassemble son courage et reprend son ouvrage. Une note à la fois, dans la bonne cadence. La peur s’échappe dans chaque son du piano. C’est imparfait. Encore. La note fatidique approche. 3.2.1. Sa main s’abat sèchement sur l’arrière de son crâne. Cette fois les larmes s’échappent. « Ça suffit. » Il n’a même pas levé les yeux. Ses lèvres pincées ne laissent aucun doute à l’agacement profond que lui procure l’échec de sa benjamine. « Hors de ma vue. » Elle file en silence, aussi vite que ses jambes acceptent de la portée. Pas assez pour ne pas entendre le soupir désespéré de sa mère, ni la messe qui se terminent en son absence. « Celle-ci est une cause perdue. »
2015 / tempête. Il y a des nuits. Puis il y en a d’autres. Celles sans sommeil à l’angoisse intense ; celles d’euphorie dans la noirceur des clubs ; celles à s’arracher la peau sous les larmes ; celles qui d’ivresse enivre le corps ; celles allongée sur le sol froid en priant ne plus ouvrir les yeux ; celles perdues contre le corps d’un homme disparu au matin. De la tombée du jour aux premiers rayons du soleil, il n’y a que chaos. Le cœur qui tambourine dans la poitrine.
T’es vraiment trop conne. Les bruits de la ville qui s’éveillent en arrière-plan. Il est tôt. Dans la pièce flotte un mélange de fumée froide et de cette odeur si caractéristique qui succède le sexe, qui mêle fluide, transpiration et perte d’équilibre. Allongée, là, vaguement couverte par un drap, fixant le bout de fenêtre qu’elle entrevoit.
Tu crois qu’il serait fier de toi s’il te voyait comme ça ? Franchement ça fait salope. Finalement elle se tire hors du lit pour partir à la recherche de sa lingerie éparpillée. Le sol raconte l’histoire de cette nuit. Une bouteille de champagne sur le sol, une autre sur la table basse. Vides, évidemment. Une robe, des talons et la dentelle en pagaille. Sa chemise et les traces de rouge à lèvres. « Tu pars déjà ? » La voix est de velours alors qu’il l’entoure de ses bras réconfortants. Il fait chaud contre lui. Ailey elle paraît frêle à côté. « Prends au moins une douche avant de partir. »
Bah voyons… Il veut te baiser chérie, pas que tu rentres en petite fille modèle. Mais elle chasse le vilain esprit alors qu’il l’entraine vers la salle de bain. Sous l’eau chaude tout paraît plus clair. Le corps se détend alors qu’il frotte délicatement sa peau au savon. Sous ses mains, dans ses instants, elle est une chose délicate et précieuse qu’il faut protéger. De ma buée sur la paroi, ses lèvres dans son cou. La morsure de désir, l’éveil de sa masculinité alors qu’il la rince en prenant soin de caresser tout son corps. Elle connaît ce moment par cœur. L’instant où elle n’est plus cette petite chose à protéger mais la jeune femme désirable qu’il convoite. Alors elle cède, bascule sa tête vers l’arrière pour lui offrir sa nuque. Il lui murmure qu’elle lui fait perdre la tête alors qu’il s’introduit en elle. Ce n’est pas délicat, il méprend sa surprise pour du plaisir. Poupée de chiffon, entre ses bras pour qu’il l’aime à sa façon. Son bras autour de ses hanches pour la maintenir, elle tente de garder l’équilibre sur la pointe des pieds. Il s’active à son propre plaisir, c’est lui qui dirige. Puis il se tend, la précipite à genoux pour satisfaire son plaisir. Docile, elle se plie à l’exercice jusqu’à obtenir de lui la preuve de son plaisir alors qu’il exprime bruyamment sa satisfaction. Il coupe alors l’eau, laissant sa jeune amante souillée de l’exercice. Un baiser sur le sommet de son crâne mouillé, une serviette pour son service.
Et voilà, qu’est-ce que je t’avais dit ? Il te baise, il te jette. C'est comme ça qu'on aime. Elle en est persuadée.
2018 / « Dégage de là. Trainée. »
Après tout tu t’attendais à quoi ? C’était pourtant passé inaperçu pendant un moment. Tellement inaperçu qu’elle-même n’avait rien vu venir. Bien sûr il y avait eu une petite prise de poids. Légère. Qu’elle avait mis sur le compte de ses nouveaux médicaments et cette obligation de manger trois fois par jour. Soit sa propre version de l’enfer. Mais c’était si peu, si normal. Il avait fallu une prise de sang de routine pour que l’engrenage se déclenche. Tout était pourtant si bien parti. Les grandes promesses parentales sur l’aide qu’ils allaient lui apporter. Etait-ce cette réalisation que toute leur petite famille serait bientôt disséminée qui avait poussé le rapprochement ? L’aîné ? Parti. La cadette ? Partie. Restait leur benjamine, la déception. Celle qui ne semblait pas faite pour aller à l’université, ni pour réaliser de grandes choses. Ailey, qui jouait imparfaitement du piano, sans transmettre la moindre émotion. L’élève moyenne mais pas modèle, dont les résultats scolaires n’avaient jamais été ceux de ses aînés. Celle qui préférait jouer de la guitare et composer qu’étudier ou jouer au tennis. Ce modèle de vie qu’ils avaient proposé, imposé, à leurs enfants n’avaient jamais convenu à cette enfant. Celle dont ils ne voulaient pas. Celle de trop. Mais maintenant elle était là, contrairement aux autres partis déployer leurs ailes. Alors il y avait eu des coups de fils, discrets, pour trouver un professionnel qui pourrait l’encadrer. Pour la première fois depuis des années, les mots bipolarité et dépression avaient été posés comme diagnostique. Une prescription médicale. Un suivi. Une mère, aussi rigide qu’une dictature, pour suivre à la lettre les instructions du psychiatre. Sauf que la machine s’était grippée. Le résultat de la prise de sang était sans appel. ENCEINTE. Deux jours qu’elle y pensait sans cesse. La petite blonde elle avait fait ce que n’importe qui aurait fait : elle avait appelé son psychiatre pour savoir si les médicaments pouvaient affecter son bébé et elle avait couru voir un spécialiste pour en apprendre plus. Enceinte de cinq mois et demi. Bébé en parfaite santé. Petit secret trop vite ébruité. Parce qu’il n’y avait pas de secret dans le petit monde des Baker. Alors quand le téléphone avait sonné et que l’information était arrivé jusqu’aux parents, la fin du monde avait sonnée. Mère autoritaire déchainant un ouragan sur sa fille, recroquevillée au sol de peur. Larmes ruisselants sur le visage, suppliant l’homme qui la tuait du regard par son indifférence. Elle l’implorait Ailey.
Mais il ne te regarde même pas. Il est déçu. Il te hait même peut-être. La voix maternelle ne tranchait pas aussi fort que son silence. Il l’ignorait, ce père à qui elle avait pourtant tout donné. Accalmie. Sa mère disparue à l’étage de la maison newyorkaise alors que la jeune fille ravalait ses larmes pour supplier un pardon à celui qu’elle estimait tant. Minutes d’éternité. Lui ne levait pas les yeux de verre de whisky. Tornade dans l’escalier, alors que sa concertiste de mère apparu à nouveau. « Tu t’en vas. Je ne veux plus jamais te voir. » Joignant son geste à la parole, la porte d’entrée grande ouverte, un sac à côté. « Disparais ! » Accrochée au pied du fauteuil paternel, elle ne pouvait s’y résoudre. « Papa je t’en prie… » Etrange cacophonie d’une mère en colère et d’une fille au désespoir. L’étrange manège continua une minute, peut être deux. Il décida qu’il en était trop. D’une sécheresse incomparable à celle qu’elle connaissait pourtant bien, la figure paternelle attrapa sa fille par l’épaule, la forçant à se relever alors qu’il sortait de son fauteuil. Les yeux verts attrapèrent les siens, la regardant véritablement pour la première fois depuis des années. C’était sa salvation qu’elle pensait. Jusqu’à la violence du silence et des yeux vides. Quelques pas, tenant toujours fermement sa benjamine imparfaite avant de la faire basculer sur les marches du perron. « Tu n’es plus ma fille. »
2020 / Deux ans aujourd’hui. Il a bien grandi. Elle aussi d’ailleurs. C’est une vraie jeune femme maintenant. Le soleil se lève sur le Queens, éclairant le visage du petit prince qu’elle couve du regard alors qu’il termine tranquillement sa nuit. Deux ans. N’étais-ce pas hier pourtant ? L’esprit qui divague, lui rappelant l’instant où elle avait appris qu’un petit être s’était logé dans son ventre. Tout avait radicalement changé. Donner la vie à son fils avait éclipsé tout le reste. La douleur des contractions ? Oubliée. L’absence de sa famille ? Effacée. L’avenir incertain ? Ignoré. Il convenait tout de même de rappeler que cela avait été permis par la générosité d’un parent. Elle ignorait lequel. Le mot transmis par l’intermédiaire de l’avocat était aussi de sa calligraphie. Et il avait bien entendu refusé de révéler qui se cachait derrière cette charitable donation. Un appartement, à son nom, à la condition de ne pas revenir dans leur vie. Sinistre mais équitable. Pour son fils elle avait accepté, s’astreignant tout de même à envoyer un faire-part en bonne forme. Mais Max, Maxym, l’avait véritablement transformé. Apaisée. Assagie. Guérie, peut-être. Les crises étaient moins fréquentes, le calme plutôt relatif. Cette naissance était son miracle personnel : celui qu’elle n’avait jamais envisagé mais qui lui avait donné une raison de vivre. Priorité absolue. Perdue dans la contemplation de son fils, elle ne se torture plus. Cet enfant parfait qu’elle élève seule à droit à toutes ses attentions. Parce qu’elle le sait maintenant : on n’aime pas de loin, on n’aime pas dans le silence. On aime en étant proche, en étant là. Aimer comme un parent, c’est se mettre en retrait au profit de sa chair, de son sang. Tout ce qu’ils n’ont jamais su faire. Il est tôt, mais c’est un matin heureux. Un de ceux qu’elle peut passer à observer son fils qui dort à ses côtés, bien trop gâté que sa mère ne lui refuse jamais une nuit dans son lit. Son univers tout entier. Sa seule raison de vivre peut être.
2021 / Rencontre fortuite qui balaye les certitudes et la paix du quotidien. C’était comme une gifle en pleine figure, sensation qu’elle ne connaissait que trop bien. Ce parc que Maxym affectionne. Son préféré, celui pour lequel il peut réclamer des heures durant. Les cris des enfants autour, une journée de printemps. Sa dégaine mal assurée à Ailey, de ne pas être prise au sérieux parmi toutes ces mères de famille. Les yeux qu’elle n’a que pour son fils, qui demande une crêpe et qui, trop heureux d’obtenir qu’elle ne cède, file en courant vers le stand sans prêter attention à ce qui se passe devant lui. Elle n’est jamais loin derrière, mais elle ne peut rien faire pour éviter la collision. Max il a plus d’un tour dans son sac et les yeux malicieux. « Pardon m’sieur », qu’il dit le gamin, avant de se retourner vers sa mère. « Excusez le, il est un peu excité aujourd’hui. » Glacial, ces yeux qu’elle rencontre. Comme un flashback, presque quatre ans plus tôt. Comme si tout son corps se figeait d’une douleur sourde. Il y a des choses qui ne mentent pas. Ce n’est pas nouveau, elle le savait. Cela ne pouvait être que lui, il avait pris ses yeux et le châtain de ses cheveux.
Surprise. Alors qu’il dévisage Maxym, l’enfant devient mal à l’aise, cherche refuge derrière les jambes de sa mère. Indéniable, c’est d’elle qu’il a pris ce genre de chose. Sa bouche à elle s’entre ouvre mais se ravise.
Qu’est-ce que tu pourrais bien lui dire, franchement ? Il le sait n’est-ce pas ? Que c’est son fils et qu’elle ne lui a rien dit. Comment aurait-elle pu ? Le rappeler, six mois après, l’air de rien. Inenvisageable. Avoir grandi avec un père qui n’avait jamais voulu d’elle l’empêchait d’envisager reproduire le schéma. Non, non, elle avait gardé ce secret bien pour elle Ailey. Jusqu’à aujourd’hui. Il y a une brève conversation, floue. Parce qu’il est furieux, et puis qu’est-ce qu’elle veut celle-là ? Rien qu’elle lui lance au visage, surtout qu’il ne s’approche jamais d’eux. De toute façon c’est pas le sien.
Menteuse. Alors elle récupère son fils dans ses bras et s’en va. Le protéger, à tout prix. De lui, des autres, du monde extérieur et de ses tracas. Quelques semaines déjà. Il ne va plus au parc, enfin pas à celui-là. Elle le cache Ailey. C’est son fils. Son unique raison d’avancer. Personne ne peut y toucher.