break up with your girlfriend, i'm bored (chiara)

01/ une pièce immaculée à l’odeur désagréable, austère ; des cris de souffrance, encore et encore, qui pendant de longues minutes emplissent la salle, jusqu’à ce qu’un nouveau cri se fasse entendre, plus long, plus perçant. ton cri. ton tout premier cri, souffle de vie dans tes poumons, on coupe le cordon, te présente à ta mère. « vous voulez la prendre contre vous ? » « non. » la tête qu’elle détourne lorsqu’on t’approche d’elle, elle ne veut pas te voir, elle refuse de voir ta bouille ronde et tes grands yeux bleus, ta peau souillée par les liquides corporels. alors on t’emporte loin d’elle, comme ça, il aura pas fallu plus d’un mot, car elle ne veut pas de toi, elle ne veut pas te garder, elle a que dix-sept ans et toi t’es le résultat d’une nuit trop arrosée, une leçon pour lui apprendre qu’il faut pas coucher avec n’importe qui, avec des garçons trop vieux qu’elle connaît même pas. t’es qu’une punition pour elle, si elle t’a expulsé loin d’elle c’est seulement pour pouvoir regagner sa liberté, reprendre sa vie comme avant. comme si t’avais jamais existé. mais tout ça tu l’ignores, tout ça tu le sauras jamais car c’est inscrit nulle part dans ton dossier, elle t’a rien laissé. souvenir effacé, jamais imprimé. 02/ quelques semaines. c’est le temps que tu passes dans une famille provisoire. quelques semaines, tes premières semaines de vie, des semaines durant lesquelles on te garde sous le coude, s’occupe de toi avant de voir s’il faudra te placer ou non, si ta mère reviendra sur sa décision entre temps. probablement que ta vie aurait été bien différente si elle avait choisi de te récupérer, sauf qu’elle ne le fait pas, et une fois le lapse de temps légal écoulé on t’envoie dans un orphelinat. t’es un bébé chiara, un nourrisson, alors forcément tu peux pas comprendre ce qu’il se passe, c’est durant ce lapse de temps que t’as le plus de chances de te faire adopter, plus ils sont jeunes plus ça marche il paraît et pourtant il n’en est rien, y a toujours un autre bébé pour te voler la vedette et mieux plaire aux parents potentiels. alors toi t’attends, sagement, de  trouver grâce aux yeux d’un couple qui saura t’aimer comme ta mère n’a jamais pu le faire. 03/ sauf que les années passent et rien ne se produit, puis un beau jour t’es trop vieille, t’entres dans l’âge où t’as un peu moins de chances de te faire adopter, où on va commencer à te placer dans des foyers d’accueil temporaires, des gens qui accueillent trois, quatre, cinq jeunes comme toi, des jeunes sans parents, des jeunes sans repères. une enfance et une adolescence pas bien heureuses finalement, passées à être bringuebalée de foyer en foyer, de famille en famille. toi t’as vite compris qu’il fallait t’attacher à personne, car au début tu faisais cette erreur, tu faisais de tes « frères et sœurs » tes amis pour mieux être séparée d’eux au bout de quelques semaines, quelques mois. ne plus jamais les revoir. des années qui deviennent insipides, plus tu grandis et plus tu comprends des choses, t’entres dans cette période compliquée qu’est l’adolescence, durant laquelle les jeunes ayant grandi dans un environnement équilibré se posent déjà beaucoup de questions, mais alors toi… cette période c’est seule que tu la traverses, dans la douleur et le silence, te raccrochant à l’espoir de souffler dix-huit bougies pour enfin être libérée de cet enfer.  04/ premier février 2014. enfin. jour béni, jour que tu n’as que trop attendu, aujourd’hui tu as dix-huit ans et plus rien ne te retient aux crochets des orphelinats et autres foyers. t’es majeure, et avec la majorité vient l’indépendance, le droit de voler de tes propres ailes. enfin. t’attends pas trente-six ans pour te tirer de ton dernier foyer, tu le fais le jour-même en réalité, la veille t’avais déjà bouclé ton sac et cela fait plusieurs semaines que tu t’arranges avec l’assistante sociale qui s’occupe de toi pour pouvoir partir dès que possible. y aura pas de gâteau au chocolat pour fêter ton départ, pas de fête d’adieux, rien du tout, mais cela ne fait rien en soi, t’as appris à ne plus attendre grand-chose de la vie, et c’est ainsi que tu t’en vas, ton sac à bout de bras et, au fond de ta poche, les maigres économies que tu t’es débrouillée pour récupérer. 05/ curieusement, tu reviens dans le queens, tes racines, là où tu es née, là où tu as grandi. la logique voudrait pourtant que tu abhorres ce borough, car il ne fait que te rattacher au passé, à ta vie d’avant, que peut-être ta mère vit-elle encore là-bas – si elle y a seulement vécu un jour –, cette même mère avec laquelle tu ne veux plus rien avoir à faire depuis le jour où t’as compris qu’elle ne reviendrait pas te chercher. mais d’un autre côté c’est un peu la sécurité de revenir ici, puis de toute façon t’as pas assez pour quitter new york, t’es même pas sûre d’avoir assez pour tenir un premier mois en réalité, alors tu reviens vers le queens, car le bronx ça craint trop à côté. tu trouves un boulot, pourri mais t’as que ça sous la main car l’université c’est trop cher, que même au lycée t’étais juste moyenne, une de tes collègues te présente tout un groupe de mômes perdus comme toi et tu rejoins leur « colloc’ ». juste le temps de trouver mieux, toucher quelques salaires, peut-être prendre un autre boulot pour pouvoir louer ton propre appart’. et tu réussis, ça prend quelque temps mais tu finis par atteindre ton but, t’es pourtant encore jeune chiara mais t’es comme ça, une volonté de fer et l’ambition qui va avec, rester avec des gens aussi paumés que toi des années durant ça te fait pas triper plus que ça. car ouais, t’as bien évolué depuis que t’es sortie du système des mineurs sans famille, t’as pris confiance en toi et tu continues, un peu plus chaque jour, une belle évolution qui se fait maintenant que t’es plus entravée par l’espoir, aussi minime que naïf, qu’une famille finisse par vouloir de toi. enfin, une belle évolution… t’es pas une sainte chiara, loin de là, ton comportement qui empire à mesure que les années passent et que tu prends confiance en toi, les gens avec lesquels tu joues parfois par simple ennui, les cœurs des autres que tu bousilles sans états d’âme, sans trop de rendre compte des dégâts que tu fais. t’as personne pour te remettre dans le droit chemin, ceux qui essaient s’y cassent les dents, et c’est une vie solitaire que tu finis par mener dans ton petit appartement, jonglant avec tes deux boulots, les gens que t’utilises dès que tu te sens un peu seule. 06/ poupée inexpressive, les prunelles froides et l’absence de sentiments que tu te plais à afficher. pourtant y a bien une activité, une seule dans laquelle tu te dévoiles, laisse sortir la noirceur de ton cœur, les sanglots de l’organe vital. la peinture, le dessin, peu importe, il te faut juste un support et de quoi l’éclabousser de couleurs. déjà petite tu dessinais, mais en ce temps-là tu ne soupçonnais rien, car tous les autres gamins autour de toi dessinaient aussi, c’est une activité normale pour cet âge, t’étais juste un peu plus douée que la plupart, t’étais pas de ces gosses à qui on demande « oh, c’est un radis ? » lorsqu’ils ont en réalité dessiné une voiture. c’est seulement à l’adolescence que tu as compris, compris combien tu aimais cela, compris tout le bien que cela pouvait te faire. tes peines de jeune fille que tu as alors laissé s’exprimer sur le papier, s’étaler en une myriade de couleurs, ça a su combler un peu le vide dans ton cœur, te donner l’illusion de ne plus être seule lorsque pourtant tu l’étais. et depuis lors tu ne t’es jamais vraiment arrêtée, aujourd’hui encore tu peins la vie en nuances d’aquarelles, en tâches de gouache, en rais d’acrylique, aujourd’hui t’aimerais en vivre, c’est ce que tu ferais dans un monde idéal sauf que la vie n’a rien d’idéal. aujourd’hui, y a qu’à tes pinceaux que tu confies tes secrets.