dear sir huntington, im chiara (chiara davis)

Cher monsieur Huntington, je m'appelle Chiara Davis ; une jeune femme de vingt et un an qui voit ses jours s'étreindre par le temps qu'il lui reste à vivre – c'est à dire, pas plus d'un an et demi. Si je me permets de vous adresser ces mots – que je rédige sous la lampe de chevet de mon petit bureau avec le stylo mâché que j'ai volé à mon frère, ce n'est pas pour vous faire mes adieux dans les larmes mais bien pour vous faire mes salutations avec le sourire parce que vous et moi, on va cohabiter ensemble pour quelques temps. Pour se faire, j'ai de quoi nous divertir ; à commencer par nous présenter l'un à l'autre. Comme la plupart des personnes sans histoire, j'ai des parents banals avec un grand frère banal dans une petite maison banale – à l'exception près d'une tortue qui elle, n'a rien de banale. Nous avions toujours vécu au Texas dans la ville de Wichita Falls ; j'ai été fan du hockey sur glace toute mon enfance jusqu'à même me fracturer la jambe droite, maman avait hurlé en me voyant et bizarrement, j'ai explosé de rire ; j'ai étudié beaucoup de langues étrangères là-bas, ma scolarité était bonne et je n'ai jamais été le genre à soulever des tables pour montrer mon mécontentement à chaque mauvaises notes de maths, mais plutôt la petite lycéenne sympathique qui hochait stoïque, la tête ; j'ai délaissé mes plus belles connaissances – certaines sont parties bien avant que tu les fasses fuir, une fille et deux garçons que j'avais rencontré durant la dernière année scolaire ; j'ai eu un petit copain, deux fois je crois, l'un c'était en maternelle et je savais à peine pourquoi il m'offrait gratuitement des sucettes à la craie sans que je le lui demande. l'autre c'était il y a trois ans : vous être arrivé et aussitôt il est reparti. Comme vous pouvez le voir, jusqu'à ce que vous débarquiez, je vivais la petite vie parfaite et ça, je l'ai pensé pour une durée éternelle mais comme je l'ai dit ; c'était avant votre présence. Cher monsieur Huntington, en relisant mon dernier écrit, je me suis rendue compte que j'ai faussé la partie dans laquelle vous étiez censé vous présenter – sûrement parce que j'avais trop de mal à décrire l'immonde et folle personnalisation de vous que j'ai dans ma tête. Reprenons donc où j'en étais. Je dois avouer ne pas avoir été prête ce jour-là. Il était assez tard, et je revenais de mon cours particulier de français. Papa préparait le dîner tandis que Maman bossait toute la nuit, un quotidien qui se répétait pratiquement chaque soir. À table, vous vous êtes immiscé dans la joie des rires. Vous m'avez fait perdre des larmes que je devais garder, des cris dont je devais ne jamais dévoiler. Vous m'avez obligé à lâcher les couverts au sol ; je me rappelle encore du bruit que les assiettes en porcelaine ont fait lorsqu'elles ont embrassé le carrelage avec rage. Vous m'avez égaré les prochaines années que je devais vivre, vivre et vivre. Vous êtes une maladie, ma maladie : je suis maladroite ; je suis nerveuse ; je suis schizophrène ; je suis lassante ; je suis agressive ; je suis instable, et je tombe. Quand vous n'êtes pas là, je suis juste moi – ça n'arrive que très peu, mais c'est déjà ça. Vous êtes l'enfer incarné dont mes parents regardent d'un œil haineux derrière des orbes vitreux. Vous êtes le camarade que je veux anéantir, détruire, rabaisser. Vous êtes ce que j'ai toujours voulu ne jamais être. Vous êtes mon compteur ; je peux mourir sous vos claquements de doigt, dans quelques mois. Vous êtes Monsieur Huntington.  Cher monsieur Huntington, après ma relecture je dois avouer que vous mettre à nu m'a fait le plus grand bien – autre l'ironie qu'il y a là, je crains que si vous étiez un être vivant vous et votre apparence seraient représentés par la pire espèce. Je dois vous présenter mon médecin. Il est assez grand, plus vieux que moi – de seulement quelques années, et connaît par cœur votre cas. Il dit être content de me voir à chaque rendez-vous dans lequel il note les progrès que nous faisons tous les deux – c'est d'ailleurs lui qui m'a conseillé d'écrire ces lettres. Je crois que c'est le seul qui arrive à ne pas me regarder comme une personne déjà morte, ou encore sur le point de crever dans les minutes qui suivent ; il me comprend. Je pense être attachée à lui. Non, c'est une certitude. Je suis attachée à lui ; lui et son sourire rassurant, lui et sa blouse qui me fait tant rire, lui et lui. Je m'accroche à la corde qu'il me tend. J'évite de chuter, de tomber, de m'écrouler. Et j'ai encore de l'espoir.  Cher monsieur Huntington, pour mes 18 ans, je viens d'emménager dans un appartement à new york avec mon frère. Il a tellement insisté pour vivre avec moi – pour me surveiller – que je n'ai pas pu dire non. Il joue le regard assuré de mes parents, qui eux sont restés au Texas par manque d'argent – leur économie m'est revenue. Changer d'air était le premier topos d'une liste de choses à faire, d'après le certificat médical. L'air est doux, la nature est belle, et les gens ne savent pas que nous sommes deux, Huntington. Ils ne savent pas que tu me tues petit à petit. Ils ne savent rien. Et c'est bien mieux ainsi.