hurt color (alba)

traits de caractère / c'est difficile, alba, de savoir qui t'es. même toi ça fait des années que tu rames. que tu t'interroges. que tu te racontes des histoires puis que tu redéfais tout avec déception, parce que t'arrives pas vraiment à te croiser ailleurs que dans un miroir. sûr que tu te reconnaîtrais pas si quelqu'un dépeignait pour toi ton caractère. t'es changeante alba, instable. la faute à toutes ces séances de psy peut-être, ou juste que t'es comme ça, ambivalente. t'es la définition du mot needy, t'es un gouffre. parce que tes insécurités elles te bouffent si fort la nuit, que le jour t'es un repos pour pas grand monde. t'attends souvent beaucoup des autres, mais tes exigences tournent simplement autour de l'attention. t'as besoin qu'on t'entoure, qu'on te soutienne, qu'on te sert, tu crois que c'est comme ça que tu finiras par remplir le vide abyssal dans ton âme laissé par la disparition brutale de tes parents. t'es un chat alba. t'aimes la chaleur, t'aimes le confort, des fois t'es collante à en crever, des fois t'as l'ingratitude du félin de maison qui sort les griffes pour rien. tu sais pas ce que tu veux vraiment. tu sais pas ce que t'as dans les tripes. peut-être rien, après tout. t'es pas courageuse, t'es pas hargneuse, t'es clairement pas celle qui va changer le monde. mais t'as pas que des défauts, t'es pas tout le temps un fardeau. t'as bien assez de lucidité pour être consciente de peser sur les épaules de ton frère. ça te ronge de l'intérieur des fois, quand tu le regardes dans les yeux et que t'y croises un grain de fatigue. parce que t'es empathique. un peu trop même. tu absorbes tout ce que les autres éprouvent autour de toi, ça t'atteint, ça sinue en toi, ça se loge jusque dans ton ventre et ça pèse. mais c'est ce qui te rend si sociable. t'aimes les autres, t'aimes le contact, t'aimes tout court. mais le seul à qui tu es capable de donner toute ton amour c'est ton frère, les mecs c'est pas pour toi autrement, t'as trop de mal à faire confiance, trop de mal à laisser voir tes blessures. t'as la trouille qu'on te fasse souffrir, qu'on mette les doigts dans les plaies, qu'on te juge comme cette fille fragile psychologiquement. alors kemen ou personne, même si des fois tu te demandes si sa vie serait pas beaucoup plus simple sans toi. t'es torturée alba, ça semble plutôt évident.

ton ongle maltraite le tissu de l'accoudoir. la fibre tressée ainsi grattée provoque de minuscules vibrations dans ton index qui sont satisfaisantes. tu te les imagines comme des séismes à l'échelle moléculaire, et ça a presque l'air d'une théorie scientifique aboutie alors qu'en vrai, c'est juste que tu es déconcentrée. tu t'es perdue, entre deux pensées chaotiques, avec le soleil qui lèche tes épaules, assise derrière la baie vitrée. il y a encore un relent doucereux dans l'air, et tu te demandes s'il met de l'encens entre chaque patient, ou c'est juste pour toi. peut-être qu'il espère te détendre avec ça. peut-être qu'il aime juste l'odeur. tu pourrais lui poser la question, si depuis la dernière séance -il y a deux jours- tu t'étais trouvée une témérité cachée. mais non, tu vas te contenter de lui glisser un sourire timide. des années. des années alba que tu consultes. t'en as vu des professionnels. des bons, des moins bons. lui ça fait déjà deux ans que vous travaillez ensemble. c'est moche, mais tu t'es déjà fait la réflexion que c'était bien ton unique relation avec un mec. enfin, celle là, elle est pas amoureuse. on a dit traumatisée, pas dérangée. tu fantasmes pas sur ton psychologue, c'est déjà ça. non tu le trouves bienveillant. gentil. mais là tu l'écoutes pas, occupée à gratter le tissu du fauteuil dans lequel t'es sagement assise. ça t'arrive souvent de décrocher. il le sait. tu le sais. vous le savez. ça fait parti du déroulé d'une séance presque. un silence allongé. et cette chaleur qui t'enveloppe te rend molle. t'es fatiguée alba. fatiguée de mal dormir. fatiguée d'aller jamais parfaitement bien. fatiguée de n'avoir que rarement tous les muscles détendus. fatiguée de boucler sur l'incompréhension. dans tes mauvais jours t'en veux à tout le monde, y compris à tes parents. si tu les avais pas perdus. s'ils étaient restés auprès de vous. tout irait tellement mieux dans ta vie. tu pleurerais pas pour dormir avec ton frère. tu serais pas son poison. abuela aurait les traits moins tirés d'inquiétudes pour vous deux. et ça ton psy il a jamais réussi à suivre. au début ils ont tous cru que t'étais tardive, le genre de nana qui met quinze ans à suivre les étapes d'un deuil, que tu arrivais enfin au stade de la colère, que tu allais bientôt passer à autre chose. puis à la séance suivante, tu étais retombée dans ta position initiale de fille qui est hantée, les grands yeux brillants d'une peine qui ne s'est jamais apaisée. on a fini par te classer comme fragile psychologiquement, brisée, et pour être honnête, la première fois, ça t'a vexé. puis t'as appris à vivre avec. faut forcément être fragile pour ne pas réussir à dépasser le décès de ses parents en plus de dix ans d'existence. on raconte des fois que t'as du faire un blocage, que t'es restée une enfant, qu'un truc en toi à cessé de vivre en même temps que les parents, que t'as tout reporté sur abuela et kemen. et c'est vrai qu'il y a pas grand-chose de différent entre la alba de six ans qui demandait les larmes dans la voix si elle pouvait dormir avec son frère à celle d'aujourd'hui qui est terrorisé de fermer un oeil s'il n'est pas avec elle, t'en as bien conscience. "je serais prête à vendre un rein pour être amnésique." t'as la voix blanche alba, elle menace même se briser dans ta gorge. parce que t'as de la peine. de la peine de te sentir toujours abandonnée. de la peine de voir tout ce que ta famille doit porter. de la peine pour tes parents. de la peine de te dire que t'es peut-être mal faite, t'as peut-être un vrai problème, pour être autant hanté par un accident. t'as envie de pleurer mais ça vient même pas et tant mieux, alors tu arrête de torturer le fauteuil et porte ton regard dehors. tu sens ses yeux sur toi. tu le connais. tu le connais bien assez pour savoir qu'il ne va pas ouvrir la bouche, qu'il va attendre que tu chemines toute seule. même dans cette minuscule décision tu te sens abandonnée. c'est fou, cette capacité à éprouver cette douleur aussi rapidement, pour tout et rien sitôt qu'on te lâche la main alba. " et s'ils étaient pas vraiment morts ...?" tu ramènes tes yeux innocents sur son visage fermé et tu devines sans peine ce qu'il se passe derrière cette attitude impassible. au mieux il est blasé, au pire il est déçu. déçu que t'évolues qu'à l'envers, un pas en avant, douze en arrière, tu te lasses jamais de t'enliser dans les mêmes cercles concentriques. tu revis sans cesse les mêmes étapes. et quand on te croit avant, tu reviens au déni, et c'est désespérant. tu le sais. t'es la première désespérée d'ailleurs. t'es fatiguée, de cette aspérité dans le fond de ton crâne. de ces souvenirs qui remontent, qui finissent par te persuader qu'il existent d'autres versions des faits, que peut-être... peut-être qu'il y a une raison, pour que ton cerveau bloque comme ça. ou alors t'es juste une névrosée de plus dans l'agenda de ton psy. c'est possible aussi. et subitement il gribouille un truc, et tu sais pas si c'est ordonnance pour une lobotomie pour que t'arrêtes de le gonfler ou juste des notes, mais ça te fait rire nerveusement. ouais, t'es à bout aujourd'hui alba, mais ça ira mieux demain.
c'est ce qu'ils disent tous.
il serait temps qu'ils aient raison.