au cœur de la tempête

C’est douloureux. Tellement douloureux. La faiblesse dans le regard, et la tête qui se baisse, quand on la regarde, quand on en parle, qu’on insulte, qu’on en rit. Tant de décennies passées, et pas la moindre sensation d’avoir accompli un seul miracle, pas la moindre preuve d’avoir réussi à avance. Cinquante années au compteur, cinquante années et toujours autant blessée. Il faut un moment, et elle s’éclipse, hors de la salle, hors du cours, sous les rires de certains, sous les regards gênés d’autres. Personne qui ne bouge, personne qui ne comprend. Personne qui ne semble s’alarmer, personne qui ne semble la vouloir parmi eux. Parce que l’autisme, c’est effrayant. Parce que l’autisme, ça fait peur. Peur, de voir à quel point un adulte peut être aussi mal, peur de comprendre qu’une partie d’elle n’est pas si mature, qu’une partie d’elle n’a jamais réussi à grandir, n’a jamais réussi à se sociabiliser. C’est un trouble, c’est une maladie, c’est difficile, et quand on ne connait pas, on a peur, on en rit, ou on s’en cache. Même dans ses cours. Même dans cette fac. Personne à son secours, livrée à elle-même, avec les élèves qui s’en servent. Tout pour éviter de faire des maths, ils ne sont pas là pour ça, eux. Ce n’est pas la bonne classe. Ce n’est pas la classe qui la traite avec respect. C’est la mauvaise classe, l’amas des élèves en art qui se fout bien de savoir que leur professeur souffre réellement, et que des larmes coulent, dans le couloir. Un souffle court, un souffle qui fait mal, et la tête qui s’embrume de toutes ces pensées qui l’assaillent. De toutes ces pensées qui lui font mal. De toutes ces pensées qui la détruisent. « et si j’étais née normale ? » qui résonne dans sa tête, qui résonne dans son cœur. « pourquoi n’ai-je pas ce qu’ils ont ? » qui vient la frapper de plein fouet, lui planter des regrets dans le corps, lui écraser le cerveau avec trop de questions destinées à quiconque peut y répondre.
Et une main.
Une main, sur son épaule.
Une main, sur sa taille.
Une tête, qui se pose contre elle.
Un soupir qui la laisse sans voix.
Un silence perforé par chaque larme qui tombe sur le sol.
Il n’y a rien, sauf elles deux. Il n’y a rien, sauf la seule qui tient à elle. Il n’y a rien, sauf cette personne qui lui réchauffe le cœur, celle qu’elle ne semble pas pouvoir approcher, celle qu’elle désire pourtant plus qu’elle ne le devrait. Un regard, et un câlin. Elle a du mal, elle ne bouge pas. Mais ce n’est pas grave, Asmée la connait assez pour savoir que même sans bouger, c’est un cœur qui se réchauffe, c’est un sourire qui se dessine doucement. Malgré les pleurs. Et c’est une voix qu’elle entend, celle de la jeune femme qui vient la sortir de ses mauvais rêves, celle de la jeune femme qui l’aide à affronter le présent, qui lui rappelle tout le chemin qu’elle a parcouru, toute la volonté qu’elle a mise en œuvre pour atteindre un tel statut. C’est un sourire qui vient la réconforter, tandis qu’enfin, ses bras la serrent contre elle.
L’autisme, ça fait peur. Certains cas, comme le sien, sont vraiment délicats. Et pourtant, parmi ses fréquentations, parmi ses proches, il y en a une qui comprend. Qui la voit se battre toujours plus ardemment, chaque jour. Qui la soutient, d’un regard, d’une pensée.
Et qui sait.
Qui sait que ses épreuves ne furent en rien faciles. Mais qu’elle les a affrontées, qu’elle les a relevées. Armée de patience, armée de courage, armée d’efforts toujours plus difficiles, c’est une femme qui s’est battue contre son esprit, pour réussir à vivre.
Et ça, seule la jeune fille de son homme le sait, le voit, le comprend.
Seule elle peut voir cette solitude dans son regard, peut voir cette bonté, dans son cœur.
Parce qu’elle la voit telle qu’elle est, Asmée.
Un souffle qui s’éprend d’un astre.

Anormale.
Un mot qui résonne, encore et encore, dans sa tête, dans sa vie, dans son cœur. Un mot qui fait mal, un mot qui la suit, une définition trop banale, d’un trouble qui ne l’est point, qui ne l’a jamais été, et que ne le sera jamais. « tordue », « bizarre », « étrange », des mots qui s’en suivent, des mots qui viennent se planter en elle, en son âme de petite fille triste, qui ne comprend pas, qui ne se rend pas compte. Qui ne cherche qu’à se faire des amis, sans réussir, sans savoir comment s’approcher, sans savoir comment les développer, ces relations sociales dont elle rêve tant. Petite londonienne, qui cherche désespérément un remède, contre un méfait de la nature, qui n’est rassurée, que lorsque ses parents lui assurent qu’ils vont l’aider. Que tout le monde l’aidera. Autour d’elle, tout du moins. Que tout le monde sera là pour elle. Pour ses besoins particuliers. En réalité, ils ne l’ont jamais réellement comprise, ses parents. Mais ils étaient là, toujours, pour elle. Ils ne savaient pas comment agir, ils ne savaient pas comment se comporter, face à cette petite brillante, magnifique, mais perdue dans un monde qui ne lui ressemblait pas, perdue dans une société qui ne l’acceptait pas. Elle n’était pas à sa place, tout simplement. Dans une époque qui ne touchait que très peu à ce type de problème, dans une vie qui ne savait pas comment gérer les « défauts » d’une naissance. Et pourtant, elle s’accrochait.
Elle s’accroche toujours.
Cherche toujours ce contact qu’elle ne sait pas trouver. Cherche toujours à se rapprocher sans savoir comment le faire. Cherche toujours la clé pour comprendre les relations humaines.

Anormale.
Ça lui tape sur les nerfs, ce mot, cette appellation. Elle n’en peut plus, c’est insupportable. Elle craque de plus en plus souvent, elle finit par avoir des problèmes. Elle ne sait pas se défendre, elle ne sait pas se protéger, elle ne sait pas comment s’en sortir. en plus de son trouble, en plus de sa maladie, en plus de ce que tout le monde lui reproche, elle a des problèmes dans certaines matières, et excelle dans d’autres. Et les enfants sont cruels. Ils le lui reprochent. Ils la bousculent, encore, toujours. Parce qu’elle est meilleure qu’eux en science, parce qu’elle est trop spéciale pour qu’ils l’acceptent. Parce que jamais ils ne l’ont comprise. Et que jamais ils ne la comprendront. Il y a les petites brutes, qui n’hésitent pas à se mettre sur son chemin. Il y a les petites pestes, qui font tout pour que sa vie soit un enfer. Et l’école, ça devient une torture. Encore plus pour elle, qui s’exile, qui se ferme, de plus en plus. Qui ne peut pas lutter, qui finit en pleurs, dans son coin, là où personne ne la trouvera jamais.
Et l’école, ça devient une prison. Ça devient une horreur. Quand ses parents tentent de savoir ce qu’il se passe, c’est un silence. Quand elle doit y retourner, ce sont des sanglots. Elle ne peut pas supporter. Elle ne peut pas réussir. Elle est prête à abandonner.
Et elle laisse son chagrin faire du mal.
« j’aurais aimé être normale. »
Comme une douleur qui se propage, ses parents qui ont le cœur brisé. Ils s’en veulent, ils lui ont fait ça. Ils s’en veulent, pourtant ils n’y sont pour rien.
Ils s’en veulent, ça devient terrible.
Et tout se noircit.

Anormale.
Des années que ça dure. Des années qu’elle l’entend, ce mot. Cette insulte. Qui se faufile sous sa peau, qui se faufile sous son cœur, qui la transperce de toutes parts, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus l’entendre, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus s’en sortir. les lames qui filent sur ses cuisses, les lames qui filent sur ses bras. Elle se fait mal, comme pour s’en sortir. elle se fait mal, comme pour oublier. Elle se fait mal, pour que les mots ne puissent plus autant la faire trembler. Pour que la souffrance s’évapore, ou change de domaine. Que le mental passe au physique. Parce qu’elle peut le supporter, le physique. Parce que son corps n’a rien d’anormal. Parce qu’elle peut serrer les dents, tandis que le sang coule.
Parce qu’elle peut rêver qu’à chaque incision, elle ressuscite, en mieux. Si seulement. Son plus grand rêve, être débarrassée de son esprit malfaisant. Et désormais à new york, déménagement deux ans auparavant à la mort de sa mère, elle espère toujours un renouveau.
Au-delà de la tristesse.
Au-delà du deuil.
Elle ne veut plus souffrir.
Elle ne veut plus se sentir aussi mal.
et pourtant, c’est elle qui fait mal. Ces traces, ces cicatrices sur ses cuisses, ça lui fait du mal. Son père ne sait pas, ne sait plus comment faire. Il veut l’aider, cette adolescente. Il veut l’aider, sa fille.
Mais comment faire ? comment faire, alors qu’en quinze ans il n’a jamais compris l’origine de son trouble ? comment faire, sans sa défunte femme qui, elle, savait se rapprocher de son enfant ?

Anormale.
Ça l’agace, quand elle l’entend. Ça l’énerve quand ils le disent. Ceux qui lui passent dessus, ceux qui l’abîment en lui donnant un soupçon de ce qu’elle a toujours voulu, du contact humain. Elle déteste ça. Elle retient ses larmes, mais ils continuent. Parce qu’ils ont le pouvoir. Parce qu’ils ont l’ascendant. Parce qu’elle ne sait pas leur dire d’arrêter. Et elle se contente du peu qu’ils lui donnent.
Un toucher. Un rapprochement. Leur désir en elle. Elle ne veut pas, elle n’aime pas ça, mais tous les moyens sont bons, désormais, pour ne plus être cette « anormale » qu’ils continuent à lui souffler, qu’ils continuent à lui crier. Comme si elle allait l’oublier. Ce mot, qui la poursuit depuis son enfance, depuis sa plus petite enfance. Ce mot, qui lui fait toujours aussi mal, malgré tous ses efforts, malgré toutes ses batailles contre son cerveau, contre son esprit, contre son mal-être. Vingt ans, et elle n’est toujours que cette petite qu’ils traitent différemment, avec un rictus sur le visage. Vingt ans, et elle n’est toujours que cette fille, perdue, et pas à sa place. Qui se cherche, désespérément. Qui n’en peut plus, subit depuis trop longtemps.
Et pourtant.
Et pourtant, elle sourit. Faux sourire, faux semblants. Mais elle sourit, pour se donner du courage. Parce qu’être brave, c’est tout ce qu’elle a pour se battre, pour se défendre. Parce qu’elle ne peut pas se laisser abattre. Parce qu’elle se doit de résister.
Chose impossible.
Une fois seule, ce sont les larmes qui reviennent.
Et ce rêve, cette prière faite au ciel. être normale, sont plus grand rêve.

Anormale.
Toute sa vie. Elle le sait, désormais, ça la suivra toute sa vie. Elle l’entend tous les jours, dans leurs bouches, ou dans sa tête. elle l’entend tous les jours, de ses collègues, ou de ses élèves. Elle l’entend tous les jours, peu importe où elle va. C’est omniprésent. c’est douloureux. Elle est fatiguée. Fatiguée de lutter contre elle-même, fatiguée d’être aussi différente, fatiguée de se sentir à l’écart du monde. D’être ainsi. Elle est fatiguée.
Et ça dure. Encore et encore. Une fois chez elle, elle ne fait plus rien. sa vie se coupe quand elle est à l’écart du monde, sa vie se stoppe quand elle n’a plus ces infâmes yeux braqués sur elle. Et elle se détruit. Les lames ne sont plus sa seule arme. Désormais, c’est à coup de maltraitance personnelle qu’elle se laisse dériver sur cet océan de malheurs. Son esprit, tourmenté. Son âme, saccagée. Son cœur, déchiré. Il n’y a rien, ni personne. Parents décédés, et plus aucune famille, elle n’a que son regard sur la société qui évolue, sans lui laisser la moindre chance de s’intégrer. Jamais. Parce qu’on ne veut pas d’elle. Parce qu’elle ne sait pas comment faire. Parce que tous ses efforts n’ont jamais pu égaler la simplicité que d’autres ont pour se faire des amis.
Elle se replie. Elle se referme. Elle n’a plus qu’une envie, que tout s’arrête. Elle n’a plus qu’une hâte, que tout disparaisse. Elle n’a plus qu’un espoir, apercevoir une lumière.
Et cette lumière se faufile parmi les autres, pour se rapprocher d’elle. Comment ? elle n’en sait rien. pourquoi ? elle ne cherche plus à savoir. Mais il y a quelqu’un, qui se rapproche. Il y a une main qui est tendue. Il y a un soupçon d’amitié qui semble se créer. Avec elle. Avec elle, la maudite, l’anormale. Elle n’y croit pas, n’en revient pas. Elle a quelqu’un à qui parler, elle a quelqu’un qui accepte de l’écouter. Ella.
Ella, pour la soutenir.

Anormale.
Même lui le dit. Même lui prononce ce mot. Ce mot malsain, qui ravage tout son esprit. Ce mot malsain, qui lui déchire l’âme. Pourtant, elle a besoin de lui. Pourtant, elle ne sait pas lui dire stop. Pourtant, elle subit, encore. Même avec l’aide de son amie, elle ne sait se défaire de ce mot. Et lui s’en sert, mais sans mauvaises pensées. Il ne comprend juste pas. L’histoire de toute sa vie. L’incompréhension qui vient lui trouer l’estomac. Il ne comprend pas, mais il l’a pourtant sauvée. D’elle-même. Il l’a aimée. Comment ? pourquoi ? elle n’en sait rien. l’aime-t-elle en retour ? que nenni. Mais la solitude est trop pesante, et son amie a beau être là, elle a besoin d’une présence constante autour d’elle, pour ne pas replonger dans ses vieux démons, pour ne pas se refaire du mal, tant de mal. Alors elle est là, avec lui. Alors elle est là, se donne à lui. Alors elle est là, et subit ses foudres et sa colère quand il ne la supporte plus. Quand il la trouve trop bizarre. Trop étrange.
Parce qu’il est comme les autres, au fond. Juste un peu plus gentil, juste un peu plus abusé par sa beauté qu’elle ne reconnait pas. Comment le pourrait-elle ? sans jamais personne à ses côtés, comment pourrait-elle savoir si elle est aussi belle qu’il le prétend ? et pourtant, c’est le cas. Beauté sombre, qui le regarde avec des yeux si profonds, tachés d’une tristesse sans fin. Peut-être ne l’aime-t-il que pour son corps ? puisqu’il semble si exaspéré lorsqu’elle se referme.
Peut-être est-ce ainsi que va la vie ? peut-être est-elle juste une naïve rêveuse qui cherche encore la personne qui n’existe pas, celle qui lui dira autre chose que ce mot si douloureux.
Un souhait impossible, pense-t-elle si souvent.
Sans comprendre que dans sa vie, désormais, existe cette femme. cette jeune femme, star d’une série télévisée, la fille de celui qu’elle fréquente. Asmée.
Asmée pour le lui dire. Lui souffler doucement ce mot qu’elle attend depuis des décennies.

Normale.