quod me nutrit, me destruit / iryna.

1991. elle n'a pas vingt ans. elle a les mains tremblantes. elle a peur, elle a froid. elle ne peut s'occuper de ce bébé dans ses bras. elle a donné la vie, et le poids de l'idée pèse trop lourd sur ses épaules. le bébé, lui, se tient tranquille. comme sentant la détresse de la mère, les pleurs restent silencieux. les larmes, froides. la neige est lourde, l'air humide. si elle garde le bébé, elles vont mourir toutes les deux. la mère et la fille. pas de pitié pour les âmes égarées. juste la peur, qui étrangle, qui massacre. elle aurait le choix. elle pourrait se battre. mais elle s'est déjà trop battue, la mère. a déjà trop donné. du moins, c'est ce qu'elle dirait si on lui demandait. bébé déposé sur les escaliers du couvent. iryna, qu'elle souffle. bonne chance, iryna. quelques coups à la porte, lettre glissée entre deux plis de la couverture. un parmi tant d'autres. le début d'une histoire comme il y en a trop. une mère dépassée, et un bébé abandonné.

1998. le couple ne peut pas avoir d'enfants. trentaine atteinte, et toujours pas la famille dont ils ont rêvé. l'orphelinat, vers lequel ils se sont tournés. là-bas, les enfants sont sages. l'éducation des soeurs est sévère sans être tyrannique. enfance dans un dortoir mal chauffé, éducation sur des livres usagés. on fait avec les moyens du bord, à l'orphelinat d'odesa. quartier pauvre, enfants mal-aimés. le couple repère la petite blonde aux taches de rousseur. elle a quelque chose de spécial. une petite fille silencieuse mais brillante, qu'on leur assure avec un petit sourire. iryna adoptée, valise bouclée. elle dit adieu à natalia et anev et à tous les autres. pour la première fois de sa vie, elle est affublée d'un patronyme. makrov. iryna makrov. elle le répète en quelques murmures, alors que la voiture s'éloigne sur les graviers. dernier regard vers l'orphelinat, le coeur tranquille. elle ira où on la mènera.

2005. le gymnase est décoré d'étoiles argentées. danse du printemps pour les élèves de l'école du quartier. le prof d'algèbre se tient derrière la table des boissons, servant avec son sourire calme du punch. on a enfilé des jolies robes méticuleusement choisies et des chemises repassées par maman. musique rythmée, pour animer la soirée. iryna soupire. elle a grandi, elle en a presque oublié l'orphelinat. cheveux bouclés par son amie olga, quelques regards vers le garçon qui lui lance des sourires timides. béguin d'adolescence, ce soir là elle aura son premier baiser. on lui dit qu'elle pourra devenir quelqu'un, iryna. douée en sciences, douée en mathématiques. on nous l'avait dit, que t'étais brillante, ma chérie. peut-être qu'elle pourra aller à l'université. peut-être. au loin, bien au loin, une mère pousse un dernier soupir, les yeux levés vers le ciel gris. iryna.

2009. cocktails déposés sur la table, rires en écho. musique trop forte, lumières trop aveuglantes. mais elles s'en fichent, olga et iryna. elles vivent, elles respirent. vacances loin du nid, entre amies. échappatoire mérité, alors que l'avenir semble incertain. alors qu'elles n'arrivent pas à trouver leur place, la solution est apparue évidente. let's go on the road. valises bouclées, les voilà débarquées en russie. elles boivent, ce soir-là. un peu, mais pas trop. elles quittent le club, main dans la main. elles ne voient pas qu'elles sont suivies. elles ne comprennent pas, quand on les encercle. elles ne comprennent pas, quand on les attrape.

l'odeur du chloroforme
le noir

deux touristes ukrainiennes disparues, lisent les journaux russes quelques jours plus tard.

?? iryna ne revoit jamais olga. on la déshabille, on la lave, on l'examine. on lui glisse des sous-vêtements sur le dos, on la parade. on la touche et on la malmène. au bout d'un moment, elle ne ressent plus rien. envoyée ici, envoyée là. vendue à tel, négociée à l'autre. on rigole, quand elle ose demander ce qui se passe. faut qu'elle se retrouve coincée dans un camion avec une brunette encore plus jeune qu'elle pour que la réalité la frappe. trafic humain.


2012. bienvenue aux états-unis d'amérique. iryna ne relève pas les yeux à la douane. elle se laisse emmener, a appris à ne pas poser de questions. inutile d'essayer de s'échapper. parfois, ce n'est pas si mal. et y'a un espoir, dans le creux de son coeur, que les choses se posent. peut-être qu'elle aura droit au rêve américain, elle aussi. pourquoi pas, après tout ? t'es plus brillante que ça, iryna. c'est le son des moteurs qui la réveille quelques heures plus tard. l'éclat du soleil contre les motos, et l'odeur de la gasoline. on lui sourit, on lui parle doucement. speak english ? elle acquiesce. on l'emmène. partout autour, y'a des vestes de cuir, y'a le soleil qui brille, et y'a le drapeau qui s'agite. ça sent bon, y'a des steaks sur le barbecue. d'autres filles, un peu plus loin. elles rigolent, posées sur les genoux d'hommes barbus. on dirait une grande famille. c'est différent. et on lui sourit, à iryna. bienvenue chez les hell's.

2016. on lui a dit, t'es libre, iryna. elle ne sait pas ce que ça veut dire, ne sait plus. libre ? comment ça, libre ? il ne reste plus rien de la petite ukrainienne kidnappée. mais ça ne veut pas dire qu'elle n'est rien. chrysalide brisée, papillon qui émerge. maintenant tu peux devenir quelqu'un. prostitution démantelée, sarai sur le trône. iryna, elle pourrait s'en aller. retourner en ukraine, reprendre ce qu'on lui a arraché. mais c'est inutile et elle le sait. sa vie c'est autre chose, à présent. étrangement attachée à cette bande de bras cassés. à ce monde dans lequel on l'a forcé - et où elle s'est ancrée. peut-être qu'au fond, c'est ce qu'elle veut, de trouver sa place ici. l i b r e, qu'on lui a dit. alors elle a sourit. c'est pas le temps de reculer. pas le temps de retourner en arrière. c'est le temps d'avancer. de fracasser le mur de briques et de relever la tête. de leur montrer qui elle est. ce qu'elle a dans le creux du ventre. qu'elle est pas là juste pour être reluquée, juste pour être baisée. qu'elle vaut quelque chose. t'es brillante, iryna, tout le monde te l'a toujours dit. alors c'est le moment de le prouver. de leur prouver. à eux, à tous les autres.

f r a c a s s e  l e s  m u r s .

2019. elle a empoigné le morceau de bouteille brisé. elle l'a pris entre ses doigts et ça a brûlé et elle a ignoré la douleur. c'était le commentaire de trop, la main baladeuse de trop. j'suis plus une pute, connard, qu'elle a sifflé. bouteille fracassée et voilà le morceau encastré dans le cou. sang qui se déverse, qui peint le sol. il gémit au sol, essaie de sauver une vie déjà perdue. elle le regarde crever. regarde son corps frétiller comme un poisson hors de l'eau. ses yeux se vider de vie, et la terre être débarrassée d'un énième crétin qui se pense tout permis. bon débarras, qu'elle lui siffle alors qu'il crève. c'est la première fois qu'elle tue, iryna. elle a vu rouge. trois ans qu'elle encaisse tout ce qu'on lui balance, alors qu'elle se tient droite derrière son comptoir. remplit les verres et continue de sourire. mais celui-là, il en faisait trop. avec elle et les autres. fallait que ça cesse. le meurtre lui a paru une bonne idée. soupir passé, téléphone attrapé. leroi au bout du fil. j'aurais besoin d'ton aide, qu'elle lui souffle. avec un corps.