E N F E R
Le bruit métallique d'un briquet qu'on dégoupille n'est qu'un détail futile dans le bordel ambiant, les murs servent de pieux à des corps impatients, les bouteilles s'amoncèlent comme des vases sur les tables basses, des néons colorés accrochés çà et là éclairant la pâleur de son visage tourné vers la terrasse. C'est dans des gestes tout calculés qu'elle allume sa clope Juliette, sans forcer, à croire que même le gaz ne résiste pas à lui offrir sa flamme, lui abandonnant le soulagement d'une première bouffée, noircissant ses entrailles déjà bien entamées. C'est l'Enfer qu'elle porte au creux de sa poitrine, même dans le sourire qu'elle renvoie à celui qui l'observe depuis assez longtemps pour que ce soit outrageux. Ca mettrait mal à l'aise les écervelées qui lui servent d'amies. Peut-être qu'elles rougiraient, feraient de leurs paupières des ailes de papillons dans un essai de séduction débile, le miel de leur désir déjà au coin de leurs sourires niais. Mais Juliette joue, jamais sérieuse avec ces gens qu'elle ne trouve jamais à la hauteur, insatisfaite, spectatrice de la décadence qui hante chaque fêtes du genre. Sans jamais ciller, elle observe comme une bande passante les disputes qui éclatent dans les coins sombres, les secrets perdus d'oreilles en oreilles, les coucheries qui froissent des draps qui ne sont même pas à eux. Elle les voient ces filles sortirent des chambres d'amis, le souffle encore court, le rouge à lèvres partout ailleurs que sur leurs bouches, ces mecs qui ont l'air prêts à exploser de fierté juste pour un orgasme donné. Parfait capharnaüm tissé par des gosses au sang-bleu en manque de frissons.
On tue l'ennuie sur les âmes des autres pour mieux oublier que nos vies sont trop tranquilles. Et l'ennuie continue de la buter lentement, d'alourdir son corps couvert d'un satin champagne, princesse toute faite à la moue blasée. Dans un croisement de jambes tout calculé, elle sent le tissus de sa robe descendre sur ses cuisses et de là où elle est, elle voit ses yeux qui suivent le mouvement, l'invitation silencieuse de ses lèvres qui répondent à son propre sourire.
Ce sera toi que j'empoisonnerais en premier. A ses côtés une fille s'affale brutalement, attirant son attention, cassant le jeu de regards. Brune, jolis yeux mordorés, elle a l'esprit innocent d'une enfant, cherchant encore et toujours à s'attirer ses faveurs. Un énième moustique cherchant à lui pomper le sang. Lèvres scellées, elle détaille ses fringues sans bien comprendre qui l'a laissé entrer. "
Qui c'est ?" Sa question lui fait relever les yeux, la découvrant béate face à celui qui la scrute toujours de loin. Juliette hausse les épaules. Elle se fiche de son nom, du nombre de filles qu'il a baisé avant ou de qui il est le fils. Ce qu'elle veut est plus profond sans encore savoir quoi. Ca vient toujours seul, comme une pulsion crachée par son âme viciée. D'une tape méprisante contre cette fille au prénom déjà oublié, Mandy, Maddy, peu importe, elle désigne la bouteille de vin devant elles "
Sers moi un verre." Retirant la clope d'entre ses lèvres carmines, elle l'observe se précipiter pour remplir un verre à pied bientôt souillé d'un vin blanc tirant sur l'or. Sans mot de remerciements, sa main libre l'attrape, trempant ses lèvres dans un nectar qui ne suffira pas à l'enivrer totalement. De loin, elle entend la voix de l'innocente mais déjà Juliette se relève, continuant de tisser sa toile de regards, de sourires savoureux, de mots silencieux. Il ne s'avance toujours pas, en pleine conversation mais il ne semble pas plus écouter qu'elle, sourd au reste. Elle lui fait croire qu'il est l'unique, que dans son esprit brûle les images d'un désir violent. Qu'elle le laissera ne faire qu'un avec elle. Il ne sait pas qu'il est l'agneau dans le collimateur d'un loup qui lambine.
J'vais te mordre si fort que tu me supplieras d'arrêter. Qu'il regarde encore, en pensant en avoir le droit, qu'il espère finir sa soirée avec elle. La chute n'est que plus douloureuse quand les espoirs sont grands.
Levant son verre vers lui en un salut silencieux, elle prend le temps de terminer sa clope qu'elle finit par jeter par dessus bord, soufflant un dernier déluge de fumée. Ce n'est que quand elle repasse devant lui qu'elle sent sa main attraper son poignet. Feignant la surprise, elle cille alors qu'il entrouvre les lèvres pour dire quelque chose.
La ferme. Ne me touche pas. Lui retirant sèchement son poignet, elle se recule, le poignet brûlant d'un touché indésirable. Ses pas se précipitent vers un couloir désert, son visage n'affichant que la pâleur du vice.
Tu crèveras de m'avoir touché, d'avoir porté une main sur un corps qui ne t'a jamais appartenu. A l'abri des regards, sa main remonte jusqu'à la bretelle de sa robe qu'elle tire d'un coup sec pour la déchirer. Le carnage se poursuit dans la destruction de l'ourlet de sa robe, le dos de sa main venant faire déraper son rouge à lèvres sur le coin de ses lèvres qui ne sourient plus. Parfaite dans la folie qui l'habite, Juliette se métamorphose en fille esseulée, laissant ses ongles griffer la peau de son bras jusqu'à ce poignet qu'il a touché. Il paiera plein tarif pour un touché non-désiré. A la sortie de l'obscurité, elle rejoint le salon, visage maquillé par le chagrin, profond désespoir attirant les regards. Qu'ils voient tous à quel point elle est dévastée, torturée de l'intérieur, feignant la panique. C'est dans la foule qu'elle retrouve son frère, interrompt sa conversation alors que sa main glisse dans la sienne. Elle s'y agrippe comme s'il pouvait la faire tenir debout, incapable de ne pas chavirer. Elle voit bien son regard qui se fige sur son état, sur ses lèvres dévastées, son regard bouillonnant de chagrin. Elle est déguisé en mensonge ce soir Juliette, mensonge pour faire éclater la grenade qu'est son frère.
Explose tout Ismaël, défonce tout pour moi. Elle l'entraîne jusqu'à cette pièce où il ne s'est rien passée, sent sous ses doigts toute la tension qui habite son frère, qui se dégage de son âme, prête à éclater à la gorge de ce prince trop fragile qu'elle a fait marcher puis courir en quelques regards. Il est encore là, son regard la happant tout de suite, écarquillant les yeux sous le choc de la voir démontée.
Tu ne sais pas encore que tu es le coupable. Seul responsable du sort qui t'attends. Ismaël lui lâche la main, l'oublie sûrement aussi. De là où elle est, elle entend les cris, les corps qui convulsent de peur, qui rasent les murs. Il supplie d'arrêter mais c'est vite étouffé par l'impact d'un poing en pleine mâchoire. Le chaos enfin s'étale devant ses yeux et Juliette l'observe, avalant une gorgée de plus de son vin blanc retrouvé sur la table. Dans des gestes presque théâtrales, elle le fait rouler dans son lit de verre, en observe la couleur, se délecte de son odeur. Les hurlements recouvrent la musique qui pulse encore, le staccato des os brisés qu'elle entend à peine mais de sa place toute prête, elle le voit bien son frère, prêt à lui crever les yeux, prêt à exploser l'agneau qu'elle a choisi pour mettre plus de sel à cette soirée qu'elle trouvait immonde. Elle avale une gorgée sucrée, une larme solitaire et mensongère coulant le long de sa joue pâle, image même de la déchue observant l'Enfer en silence. Des mains attrapent son frère, le poussent à reculer et Juliette sonne le gong de la fin en se relevant. "
I-Il est mort ?" La question provient de la foule et Juliette le découvre inerte, la gueule repeinte en rouge mais déjà elle se détache de lui, finissant son verre dans une gorgée plus lourde que les autres, finissant de noyer le trou béant où devrait palpiter son cœur.
Absent.
C R E P U S C U L E
Il y a eu toi et ton rire qui s'éclatait contre les murs de la classe, ton sourire de soleil inépuisable, ta galaxie pleins les yeux, tes fringues aux couleurs démodées, ton sang souillé de boue. Et pourtant, brusquement, il n'y a qu'à toi qu'on offrait le monde, rien que toi qu'on regardait, comme un ovni descendu du ciel pour venir infester ma vie de ta présence. Sur un coup de tête je t'ai détruite, sur une envie du cœur, remontée de mon âme noire que j'ai voulu t'exploser le crâne à la folie. De caresses en gifles données devant des centaines de regards, de ses coups bas à ses pardons même pas sincères, je t'ai tout volé jusqu'à ta fierté. Je t'ai forcée à ouvrir tes cuisses au premier venu, t'es observé jouir sous les coups de reins d'un mec inconnu, toi qui te vantait de te préserver pour le bleu de l'amour fou, je t'ai tout pris pour que tu ne vois que le monde d'en bas, à genoux sur les ruines de ta vie. Et aujourd'hui, elle lui sourit, son corps famélique entourée d'un blanc virginale qui ne lui va pas. Le salon de thé brille de milles feux sous des lustres mordorés, le sifflement des conversations mondaines, creuses qui entourent leurs deux êtres remplis de haine. Elle lui sourit Zaira avec son visage de fille du désert, ses boucles brunes auréolant ce sourire qui pue le faux. "
Contente de me revoir ?" Sa voix l'atteint en plein cœur, Juliette résiste pour ne pas flancher devant ce morceau de passé qui ressurgit. Assise comme on s'assoit lorsque l'on règne, Juliette sourit à son tour, image même d'un ange dont les ailes ont été arrachées "
En vérité, je te croyais ailleurs. Je ne savais pas qu'ils laissaient sortir leurs patients avec la camisole qui va avec." De sa main elle désigne sa robe, du mépris jusqu'au bout de ses doigts.
Qu'est-ce que tu fiches ici avec tes yeux de salope ? Où est-ce que t'as trouvé le courage de venir me faire face ? Zaira lâche un rire qui attire l'attention, tout dans cet éclat résonne de ce délire qui ne l'a pas quitté. C'est son œuvre qu'elle observe Juliette, sa poupée façonnée dans un bois solide de dégénérescence.
Il n'y aura que moi pour te briser et recoller encore et encore. Elle prend place face à elle, claque des doigts comme une vraie princesse, hélant un serveur, commandant un cocktail sans même un regard pour lui. L'insolence est parfaite, la gestuelle tout autant. Elle la nargue tout en arabesques, en regards pétillants où brille la pointe des poignards qu'elle aimerait lui enfoncer dans le corps. "
Toujours aussi aimable. Déjà avant tu ne savais pas te montrer plus douce. Les choses ne changent pas hein ?" "
Ton existence répond toute seule à la question." Le ton est plus mordant, moins entouré de plume et elle préfère avalée une gorgée de ce café qui n'a plus que le goût de la mort à présent. "
Qu'est-ce que tu veux ?"
Viens en au fait, attaque maintenant au lieu d'attendre. Toujours ce rire un peu nerveux, un peu fébrile qui résonne entre elles, ses lèvres peinturlurées d'un rouge qui la rend femme fatale.
Tu n'es rien, n'oublie jamais que tu n'es rien. "
Enfin Juliette … Je suis juste venue rendre visite à une amie. C'est ce qu'on est après tout." La question n'est pas prononcée mais elle la sent flotter, ne se souvient que trop bien de ses promesses d'amitié, de ses caresses pleines de mensonges passant et repassant dans ses cheveux quand Zaira hurlait aux larmes qu'elle voulait crever, qu'elle voulait que ça cesse.
Ca cessera toujours quand moi je le voudrais. Cocktail déposé face à elle, le serveur déguerpit déjà leur lançant un regard circonspect qu'elles ignorent. Telle une fille de sang royal, elle prend le temps d'avaler l'olive flottant dans le bleu de son verre avant d'en prendre une gorgée qui lui arrache un soupir de contentement. La comédie se poursuit pendant de longues secondes qui font bouillir son sang mais elle ne flanche pas, trop solide pour dévaler la pente maintenant. "
Tu sais … J'ai eu le temps de réfléchir depuis tout ce temps passé là-bas. J'ai vu des gens s'ouvrir les veines parce que Dieu le leur disait, d'autres se foutre à poils dans les couloirs pour pisser sur les murs, d'autres se branler devant moi parce qu'ils pensaient que j'étais leur mère. Enfin bref, après cet agréable séjour, j'ai pu méditer pas mal de choses." Son masque d'indifférence ne tombe pas malgré le sordide de ses paroles, elle prend même le temps de reposer sa tasse de café, ne ratant pourtant rien de ses paroles, consciente de la chaleur de son regard sur son visage "
Et j'ai pensé à toi. J'ai pensé à l'Enfer que tu m'as fait vivre à l'époque. Et à pourquoi." Le masque tombe révélant toute la monstruosité de sa colère, claquant brutalement son verre sur la table entre elles, le corps penché prête à lui sauter à la gorge "
Pourquoi moi Juliette ? J'étais pas assez riche pour toi ? Pas assez à tes pieds, j'te baisais pas des yeux à chaque fois que tu passais dans le couloir alors t'as eu la haine ?" Et elle ne répond rien, la scrutant en silence, imperturbable alors qu'elle attend la venue de la vraie tempête, le coup de massue en pleine gueule. Mais Zaira retrouve son calme en une fraction de seconde, repeignant un joli sourire sur ses lèvres pleines "
Enfin passons, tu ne dois pas savoir toi-même. On est un peu pareil toutes les deux finalement." Elle hausse un sourcil en une question silencieuse à laquelle elle ne répond pas.
On a rien de semblables, il n'y a personne comme moi. Son ongle mord la peau de son pouce, cherchant à passer sa colère quelque part. "
Je suis sortie il y a quatre mois. Les médecins m'ont dit que j'étais apte à reprendre une vie normale. Si tu savais comme j'étais heureuse de l'entendre. De retrouver la liberté qu'on m'a volée. Tu le sais hein ?" Elle serre les dents Juliette avant de relâcher dans un soupir froid "
Viens en au fait."
Zaira perd son sourire, dévoile encore une fois la tarée qu'elle restera à jamais, ses yeux fous plantés dans les siens "
Fais moi entrer dans ton monde. Vraiment, pas à moitié. Pas de coups de pute, pas de mensonges. Fais de moi une reine." Le silence s'installe une fraction de seconde avant que Juliette ne lâche un rire qui sonne de surprise "
Pourquoi je ferais ça ?" Toujours sans sourire, Zaira poursuit sans transition "
Ton frère va bien ? Il est sorti de prison depuis, non ? ça a dû être atroce pour toi, toutes ces années à le savoir derrière les barreaux." Peut-être que la nausée lui étreint franchement la gorge maintenant, peut-être qu'elle perd un peu de sa superbe "
Ne parle pas de mon frère." Mais Zaira est sourde, incapable de voir que l'ouragan est prêt à l'envoyer mourir ailleurs. "
Il sait ? Dis moi qu'il sait qu'il est allé en prison pour rien." Cette fois Juliette se tend franchement, toute envie de sourire ou de jouer l'ayant désertées. Zaira le voit et elle sourit, pleine d'arrogance, remplie de puissance "
Non, il ne sait pas. Mais ce soir-là, j'étais là Juliette." La gifle est brûlante contre son cœur, tirant par tous les côtés pour le lui arracher. "
Tu aurais mérité un oscar pour ta performance. J'ai toujours eu des doutes sur ce que t'avais vraiment fait ce type. Alors je te le dis ici, si tu ne fais pas ce que je veux, je vais fouiller. Je vais racler centimètre par centimètre ton passé de petite salope et je t'écraserais." Les menaces sont remplies de rage, d'une rage que Juliette encaisse avec la seule force de son esprit. Ses démons tentent de la pousser à l'irréparable, la tuant de mille façon, jouissant des cris qu'elle pourrait lui arracher, son ongle torturant plus férocement son pouce.
Je t'égorgerais, je repeindrais les murs avec ton putain de sang, je te ferais taire par tous les moyens. L'orage prend place un instant dans ses yeux mais en un battement de cil Juliette se redresse, sourire revenu, les nuages gris déjà oubliés "
Tu n'apprendras rien parce qu'il n'y a rien à fouiller." "
Tu crois ça ? Je ne suis plus la même, ne fais pas l'erreur de me sous-estimer. Ce serait dommage que tu te trompes, toi la magnifique et parfaite fille Sartier." et ça sonne comme une insulte crachée en pleine face. Juliette reste muette alors que Zaira prend le temps d'engloutir le reste de son verre, le reposant sans grâce avant de se relever, son sac entre les mains "
Alors, on se voit plus tard. J'ai beaucoup trop hâte de voir où on ira toutes les deux." Il n'y a que le bruit de ses pas qui s'éloignent qui résonnent dans sa tête alors qu'elle tente de ne pas s'effondrer, tournant ses yeux vers la fenêtre où le soleil continue de briller, où le temps coule toujours entre les doigts des passants alors qu'elle est désormais pieds et poings liés par une promesse arrachée de force.