The Fragile - Evelyn Darling

01/ Le truc, quand on vit à New York, c'est qu'on a l'impression de voyager alors qu'on est parti nulle part. Née à Brooklyn, mariée à Manhattan et divorcée dans le Queens, c'est déjà comme si trois vies s'étaient écoulées. Ça a commencé simplement, comme pour beaucoup. Une petite vie sans histoire, sans trop d'argent, on espère que les enfants deviendront la réussite de la famille, surtout quand on a que des filles. On espère qu'elles trouveront une situation, qu'elles feront un bon mariage. Evy, c'est cette bonne élève discrète, qui prend des cours de ballet et appartient à un club de lecture. Qui a toujours sa carte de bibliothèque sur elle et qui aide les gars de l'équipe de football à faire leur dissertation, voir à les faire pour eux.  Un peu trop gentille, un peu moquée pour sa candeur et sa maladresse. Car elle est distraite, Evy, elle lit en marchant et se prend les poteaux mais elle en rit, et reprend sa route. Elle est légère, dans son pas, dans ses gestes, dans ses sourires, alors on sourit aussi, on se détourne, et on l'oublie presque aussitôt, gardant seulement un sentiment doux avec soi. C'est bien là le problème, c'est qu'on l'aime bien, Evy, mais pas assez pour en faire une amie. C'était celle qu'on amène en soirée pour ne pas être seul, celle qui ramène ceux qui ont trop bu, celle qui prend soin des autres. Dans ces moments là, on lui dit qu'on l'aime bien, qu'elle est gentille, intelligente et jolie. On est reconnaissant. Et le lendemain, on oublie qu'elle nous a bordé, écouté pendant qu'on pleurait sur notre ex, on lui sourit quand on la croise et on passe notre chemin.
02/ Les études ont filées, tièdes, le lycée, les diplômes, le campus, les stages, les petits boulots d'hôtesse. On abandonne son envie d'être prof de danse classique ou bibliothécaire pour faire un métier utile, comme disent les parents. Mais elle a de la ressource, Evy, elle en veut car elle rêve grand. Sa vie comme un livre. Si elle doit rester dans cette voie, elle rêve de succès, de gérer sa propre boîte un jour, d'être une femme d'affaires respectée et influente. Alors, elle apprend, profite du temps passé à attendre que le téléphone sonne pour demander plus de travail. Bientôt, elle monte les échelons, très vite, elle apprend à se rendre indispensable, jusqu'au jour où on lui propose ce poste à Manhattan, dans un grand groupe des beaux quartiers. Le rêve qui devient réalité. Evy exulte et quitte enfin le nid, laissant derrière elle des années floues pour un futur plus clair, plus brillant. Du moins, c'est ce qu'elle espère quand elle claque la porte de la maison de ses parents.
03/ C'était le fils d'un des patrons, il passait souvent au bureau pour voir son père et discutait volontiers avec son assistante, riait avec elle. Puis il est venu avec des fleurs, l'a invité à boire un verre, puis à dîner. Une histoire parfaite à ses yeux ainsi qu'à ceux de sa famille, un bel homme d'affaires à l'avenir prometteur. Le gendre idéal. Ils se sont installés ensemble, dans un bel appartement, ont annoncés leurs fiançailles et ont eu un superbe mariage, cliché du jeune couple en pleine réussite. Mais il y avait cette dernière étape qu'ils ne parvenaient pas à atteindre, celle de faire un enfant. Et c'était sa faute, à Evy, s'ils ne pouvaient pas franchir le pas de la famille idéale. Et ça a détruit son couple. Il lui a dit de quitter son travail, pour éloigner le stress, pour penser à elle, mais elle ne sait pas faire ça, Evy, elle ne sait que donner. Et elle ne sait plus quoi donner pour que son mari la regarde de nouveau. Elle a fait tous les tests, pris tous les traitements et subit leurs nombreux effets secondaires en silence, priant pour que tout aille mieux, pour que tout redevienne comme avant. Est-ce parce qu'elle ne peut lui donner d'héritier ou parce qu'il s'est finalement lassé de leurs rires, de leurs moments à deux ? Parce qu'il a prit la place de son père et qu'ils se voient plus au travail qu'à la maison ? Tant de questions et, pour seule réponse, le courrier de l'avocat pour signer les papiers du divorce. C'était tout ce qu'elle avait en main, cette lettre et une grosse valise, quand elle claqua la porte de leur l'appartement.
04/ Le Queens. Envolés, les rêves de succès professionnel à Manhattan car elle n'est connu que pour être l'ex femme d'un grand homme d'affaires. Sa famille voit en elle un triste échec. Alors, elle change de quartier, accepte un job moins bien payé dans une boite qui ne la connaît pas. Evy se jette à corps perdu dans le travail, elle commence tôt, fini tard, essaie de passer le moins de temps possible chez elle, dans son petit appartement. Elle cache ses rendez vous au tribunal à ses collègues, ne leur parle jamais de son ancienne vie, comme si les années entre l'école et le présent n'avaient jamais existé. Elle traîne sa peine dans les rues, dans de longues marches sans but, dans quelques pas de danse mais, surtout, dans les bars. C'est dans l'un d'eux qu'elle rencontre celui qui l'aide à sortir de l'eau. Il la fait rire. Ils sont cyniques, sur l'amour, sur leur vie. Compagnons d'infortune. Ils se voient d'abord pour oublier, pour évacuer, puis, pour rire, pour s'aider à se reconstruire. Il est l'oreille attentive qu'elle aurait aimé trouver des années auparavant, l'ami qu'elle n'a jamais eu, le complice des quatre cent coups qu'elle n'a jamais fait. Celui avec qui partager des pizzas devant des films pourris quand les insomnies frappent, avec qui manger des glaces en parlant de leur amour passé et de projets qui ne naîtront jamais. Ils s'évadent comme ils peuvent de leur vie, s'en inventent une pour tuer le temps en riant. Ils cherchent les morceaux de lumière dans leur monde cerclé de ténèbres et profitent de chacun d'entre eux pour essayer de se maintenir à flot.