nothing else matters --- lila

01. Sa vie d'avant, elle s'en souvient pas, Lila. Elle a oublié, l'appartement un peu miteux dans un immeuble froid. Oublié, le divorce compliqué de ses parents, dans les cris et les larmes, la longue procédure, les batailles juridiques pour savoir qui aurait la garde de la gamine. Oubliées, les larmes de son père, quand c'est sa mère qui l'a obtenue, sans partage aucun. Oubliée, la froideur maternelle devenue de plus en plus glaciale avec les années, les claques qui tombaient quand la petite avait le malheur de franchir une ligne dont elle n'était même pas consciente. Oublié, le harcèlement à l'école, la cruauté des autres enfants, la méchanceté envers la cible idéale, la petite fille rêveuse et distraite et mélancolique et toujours l'air perdue - débile, cloche, attardée, qu'on l'appelle, parce qu'elle a du mal à suivre en classe, parce qu'elle pense trop à la maison et à ce qui se passera, la prochaine fois qu'elle passera la porte du foyer familial. Oublié, son nom, ce socle de l'identité, ce que tout le monde a et dont on l'a privée. Oublié... mais qui revient, petit à petit. Ca commence par un prénom, quelques syllabes dans la distance, étrangères d'abord, puis de plus en plus familières. Aislinn. Un miracle. Un cadeau. Un trésor, qu'elle conserve précieusement, sans le dire à personne. Pas même à Grisha, sans vraiment savoir pourquoi. Instinct de survie, le tout premier, depuis près de dix ans.
02. Elle était vulnérable, Lila. Elle était vulnérable, et c'est comme ça qu'ils l'ont eue. Onze ans, petite fille un peu perdue, un peu larguée, qui préférait passer des heures sur un banc dans le parc à côté du collège plutôt que rentrer directement à la maison, fuyant une tempête qu'elle devinait à l'horizon, trop jeune, bien trop jeune pour savoir se défendre face à l'instabilité maternelle. Foyer brisé, scolarité chaotique, repères éclatés, enfant isolée, les prédateurs ont si bien su la repérer, leur innocente proie. Et elle, elle n'a rien vu venir. A fait confiance à cet homme étrange, mais avenant, chaleureux, gentil, contre lequel personne n'a jamais pris le temps de le prévenir. Personne n'a jamais pris le temps de quoi que ce soit, avec Lila. Alors elle est tombée dans le piège. Elle avait onze ans quand elle a disparu, kidnappée par un homme que personne n'a jamais revu dans le quartier. Peut-être qu'une instit' s'est inquiétée, au collège. Peut-être qu'on la cherchée, pendant un temps. That would be nice. Mais la vérité, c'est qu'elle a disparu dans l'indifférence de tous. Une autre gamine envolée. Une autre statistique dans un système dépassé. Qui, aujourd'hui, pour se souvenir de celle qu'elle fut un jour, quand elle-même s'est abandonnée à l'illusion ?
03. Elle parle pas beaucoup, Lila. discrète, taiseuse, économe dans ses mots, on ne lui a jamais appris à s'exprimer, après tout. parfois, elle a l'impression d'avoir une boule dans la gorge, comme quelque chose qui voudrait en sortir, et c'est gênant, et inconfortable, et douloureux, et y a rien qui sort, et y a personne qui a l'air de vouloir l'aider. Alors elle ravale, elle dit rien, elle ne fait que répéter les mots qu'elle connaît, ceux que Grisha lui a appris pour faire plaisir aux hommes qui viennent la voir, pour lui faire plaisir à lui, pour apaiser Misha, ces mots-là qu'elle connaît bien, elle se réfugie dedans, mais ça ne suffit jamais. Alors, quand elle est toute seule, quand personne ne regarde, et qu'il y a cette boule dans sa gorge, elle peint, Lila, toute seule dans sa chambre, dans son appartement, sans jamais avoir appris, sans aucune technique, sans aucun talent. enfin peindre, le mot est p't'être un peu fort, même. ça n'a aucune importance. Les mots, elle sait pas faire. Son corps, en revanche, elle connaît ; alors elle s'en sert pour vaincre le silence, pour vaincre la boule dans sa gorge, à grands renforts de couleurs et de formes sans queue ni tête étalées à pleines mains sur les toiles. un de ses rares loisirs, avec les plantes qu'elle a décroché le droit de collectionner dans son appartement, qu'elle chérit comme les véritables amies qu'elle n'a plus depuis longtemps.
04. ça lui fait drôle, à Lila, de vivre seule dans ce grand appartement. Après tant d'années passées dans la maison edelweiss, elle a été abrupte, au début, la solitude. toutes les autres filles restées là-bas, Lila ne les voit plus vraiment, tenue à l'écart en attendant que Grisha décide de son sort. Elle se sait un peu particulière, Lila - c'est sûrement bien la seule chose dont elle soit consciente, d'ailleurs, dans sa situation. de l'affection particulière que lui voue Grisha. comme une fleur fragile, spéciale, unique - et elle attend, homme après homme, passe après passe, se prend à se demander à quoi ressemblera demain, quand il aura fait son choix, s'il fait son choix un jour. pas que ça importe vraiment, puisqu'elle n'a pas son mot à dire dans l'histoire. Grisha dicte, Lila obéit, c'est tout. ah ça, elle l'a bien comprise, sa place, dans la grande machine des Romashka - brisée, mais lucide, à sa façon, résignée, parce qu'elle est là, la seule réalité qu'elle connaisse, de toute façon. puis, elle a pas à se plaindre, pas vrai ? Ils la traitent bien, Grisha et Misha. Grisha, la figure paternelle, l'aîné qui s'est occupé d'elle, qui s'occupe encore d'elle, dieu auto-proclamé qui dicte chaque instant de son quotidien ; et Misha, grand-frère attentif, grand-frère geôlier, grand-frère poison dont elle ne réalise même pas la toxicité. les deux hommes à qui, plus que tout, elle veut plaire, par tendresse, par reconnaissance, par crainte, parce que sans eux, en dehors d'eux, y a plus rien. l'un qui renforce la prise de l'autre sur elle, sans lui laisser la moindre chance de s'en tirer.
05. Lila, elle souffre d'une foule de problèmes de développement. Lavage de cerveau dès l'enfance, amnésie savamment fomentée par Grisha pour la détacher de tout ce qui a pu constituer sa vie d'avant, accès extrêmement sélectif au monde extérieur : Lila n'a pratiquement aucune compétence sociale, forcée de dépendre complètement de Grisha, de Misha et de leurs hommes sitôt qu'elle cherche à mettre un pied dehors. Son indépendance, elle est pratiquement inexistante, quelques choix qu'on lui laisse pour nourrir une fausse impression de normalité, mais des choix qui ne comptent pas vraiment - cactus ou succulente, ta prochaine plante ? chinois ou japonais, ce soir ? bleue ou noire, cette robe ? on la manipule comme une poupée, comme une marionnette, et même si elle parvenait à échapper à leur emprise, elle serait incapable de se débrouiller toute seule. trop de lacunes, qu'ils ont cultivées au fil des années. trop en retard, trop immature par bien des aspects - et au contraire, bien trop en avance, bien trop mature, bien bien trop tôt quant aux affaires des corps, des désirs et des fantasmes. forcée de devenir femme (comme ils le disaient si joliment, les hypocrites) bien avant l'heure, mais forcée dans une infantilisation profondément handicapante maintenant qu'elle a atteint l'âge adulte. Un entre-temps duquel il lui est impossible de s'extraire, tant qu'elle restera sous leur coupe à tous les deux.