Papa –Est-ce qu’elle peut vraiment l’appeler Papa, comme Aayat et Ahiga ? Appeler quelqu’un papa, c’est si intime. En a-t-elle seulement le droit ? Alors que c’est de sa faute, s’il est parti ? Alors que c’est de sa faute, s’ils n’ont plus de père ? Et puis est-il seulement véritablement son père ? Maman dit que oui, maman qui que les autres se protégeaient, toujours. Mais maman oublie qu’elle est maman quand la poudre borde son nez. Maman ne sait plus qui elle est, maman vous oublie parce que c’est plus simple de tout oublier.
Il est parti, avant même de poser les yeux sur Naya. Pourquoi ? Pourquoi ne voulait-il pas de cet enfant, pourquoi accepter les deux premiers et ne plus jamais revenir ?
Pourquoi,
Pourquoi ?
Tant de questions qui resteront à jamais des questions,
Et un goût amère sur les lèvres.
Il ne voulait pas d’elle, elle n’était pas assez, pas assez bien, pas assez garçon pour lui. Alors il est parti, emportant un morceau de maman avec lui. et Naya, Naya n’a jamais eu ni père, ni mère. Naya n’avait que ses frères, Aayat et Ahiga et leurs sourires, et leurs rires. Ahiga qui la prenait sur ses épaules pour qu’elle puisse monter sur le cheval plus facilement, Aayat qui volait des pâtes de fruits à l’acceuil de la réserve.
Pas de papa,
Une moitié de maman
Mais deux frères-soleil.
Et avec eux, elle n’était pas l’enfant d’une pute et d’un étranger. Elle n’était pas à moitié Cherokee et à moitié batard. Avec eux, elle n’était que Yaya, l’esprit chantant et le rire gorgée de soleil. Et avec eux, elle oubliait, un instant, le poid dans son corps, et la voix dans sa tête qui ne cessait de répéter, en boucle,
c’est de ta faute, Naya.
Personne ne veut de toi, Naya.
Tu n’existes p a s.Les frangins -
Ils en parlaient souvent,
Trop, peut-être.
Elle aurait dû savoir, que les mots ne sont parfois pas que des mots.
Ils voulaient partir, quitter la réserve, les regards et les insultes. Ils voulaient quitter maman, maman et la drogue. Ils parlaient de New York d’une vie meilleure.
Des plans sur la comète,
Ils rêvaient.
Et ils l’ont fait.
Ils sont parti, un jour. Sans un mot. Sans un regard en arrière.
Le soir, ils étaient là, dans la chambre qu’ils partageaient, à trois. Ils étaient là à se moquer d’elle et elle grinçait des dents. J’vous déteste, qu’elle disait, et elle était aussi sérieuse qu’une ado de treize ans pouvait l’être.
J’vous deteste, et elle a fermé les yeux
J’vous deteste, et elle s’est endormi
J’vous deteste. A jamais. Derniers mots crachés.
Et puis plus rien. Une chambre vite, les maigres affaires emportées, mais elle, elle était toujours là. Avec maman, avec la drogue et les insultes.
S e u l e.
Comme papa, ils sont partis, et elle n’pouvait s’empêcher de se dire que c’était de sa faute.
Et si elle avait été moins chiante, plus gentille et conciliante ? et si elle leur avait dit qu’elle les aimait ?
Et si elle n’avait p a s existé ?
Le sauveur -
Les regards, elle ne les voyait plus.
Les murmures, elle ne les sentaient plus.
Maman, elle ne la reconnaissait plus.
Mais c’était rien, c’était comme ça. Elle devait faire avec, avancer, un pas à la fois, continuer sans eux, continuer seule. Parce qu’on est toujours seule, dans la vie, parce qu’on ne peut compter que sur soi-même, n’est-ce pas ?
Et puis un soir, alors qu’elle rentrait de l’école, tout à changer. Un soir dans ta chambre, il t’attendait. Celui qui s’occupe de maman, celui qui lui trouve des clients, celui a qui elle doit de l’argent.
Ta mère est une épave, qu’il a dit. Elle peut pas travailler, ce soir. Mais elle me doit de l’argent, Naya, tu sais ? Alors tu vas prendre sa place.
Il avait ce cigare immense dans la bouche et ses longs cheveux noirs s’accrochaient à ses bijoux à chaque fois qu’il le coinçait entre ses doigts. Elle sert la mâchoire, la gosse, elle le regard, droit dans les yeux et dans le cœur. Elle sait ce que ça veut dire, elle sait ce qu’il veut.
Non. Qu’elle répond et il est presque surpris. Surpris par le ton de sa voix, par les fantômes de son regard. Et quand elle quitte la chambre, il ne dit rien, il ne se lève pas de sa chaise, il la regarde simplement partir. Et elle court, Naya, elle court sans se retourner. Elle passe l’école et le supermarché, elle passe le feu et l’enclos, elle court sans s’arrêter et quand ses poumons sont sur le point d’exploser, elle n’a jamais été aussi loin de la reserve, loin de chez elle. Mais ce n’est plus chez elle, plus depuis qu’ils ne sont plus là.
Elle va marcher, longtemps, avant d’atteindre une ville, avant d’être arrêté par une femme, dans la rue.
ça va, gamine ? et son anglais est mauvais, à Naya, et elle la regarde, sans rien dire, pendant un long moment avant qu’la femme attrape son bras, ça va ? qu’elle redemande. Et dans son anglais approximatif, elle cris, Naya,
Ne me touche pas
Laisse moiEt elle est seule, dans cette ville inconnue, pour la première fois de sa vie. Et elle a peur, Naya.
Y’a les flics qui finissent par arriver et elle est conduite au poste de police, se débattant dans la voiture comme une tigresse.
Naissance de l’esprit libre.
On fait appelle aux services de protection de l’enfance.
Et elle le rencontre, Jack. Jack et ses yeux qui pétillent, son accent du sud et son chapeau de cowboy. Jack, il l’écoute. Jack, il lui promet qu’il va l’aider, qu’elle n’aura pas à y retourner, qu’elle pourrait dire adieu aux regards, aux murmures et à maman.
Jack, il lui promet la sécurité.
Et les mois passent, et Naya voit en lui l’père qu’elle n’a jamais eu, l’père qui l’a abandonné. Et Jack lui a promis d’être là pour elle, de l’aider, à avancer.
Mais Jack est et restera un homme. Et comme son père, et comme ses frères, il a menti. Et comme son père, comme ses frères, il l’a laissé,
Seule
Encore une fois.
Il devait lui trouver une bonne famille, près de lui, l’seul adulte de confiance, la seule constante de sa vie. Et pourtant, portant un matin on est venu la chercher pour la mettre dans un avion. Y’a pas d’place pour toi ici, y’a trop d’gamins sans famille. Mais à New York, c’est mieux, qu’on t’a dit. Et t’es parti. Jack n’est pas venu à l’aérport, et pourtant pourtant jusqu’aux derniers instants, tu pensais vraiment qu’il viendrait de chercher.
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Nouvelle ville et nouvelle vie,
Bonjour New York.
Y’a trop de monde, trop de bruit.
Tout le temps, ça ne s’arrête pas, jamais.
Et la nuit, la nuit elle ne peut plus vori les étoiles, et c’est ce qui lui manque le plus. Ça et maman, un peu. Maman qui n’était plus vraiment maman mais qu’elle aimait, malgré tout.
Maman qui lui manque, Aayat et Ahiga aussi. Mais ils sont partis, elle ne sais pas où. Et ça fait un an maintenant, un an sans eux.
Naya est à New York comme des milliers d’enfants comme elle. Et elle ne comprend pas pourquoi Jack pensait qu’elle y trouverait sa place. Non, il voulait simplement se débarrasser d’elle, comme tout le monde.
Et elle est là, dans cette ville trop grande, minuscule, l’enfant sauvage.
Y’a cette famille qui n’en ai pas vraiment une, une mère silence, un père boisson et des gamins à la pelle, des gamins comme elle. En y repensant, elle ne comprend pas pourquoi ils continuaient à accueillir toujours plus d’enfant, alors qu’ils les détestaient, tous, sans exception. Robin disait que c’était pour l’argent. Mais elle n’a jamais vraiment compris pourquoi l’argent était si important, pourquoi l’argent devait régir la vie des hommes.
Quand elle a rencontré Robin, son nouveau frère, pour la première fois, y’avait encore un sourire dans ses yeux. Il ressemblait à Ahiga. Et son cœur s’est apaisé, près de ce frère-pas-tout-à-fait qui la réconfortait quand les rêves de ses nuits hurlaient contre ses tempes.
Après maman, après Aayat et Ahiga, après Jack, elle s’était promise de ne plus compter sur personne, mais Robin est entrée dans sa vie et Robin était tout.
Mais Robin a disparu, lui aussi. Il n’est pas parti du jour au lendemain, il ne lui a pas acheté de billet d’avion pour le bout du monde, mais il a simplement disparu, petit à petit. Chaque jour, il se consumait, comme la mèche d’une bougie qui menace de s’éteindre.
Au début, elle ne comprenait pas, Naya, elle voulait le secouer, lui hurler à la gueule de se reprendre, que tout ira bien,
parce qu’elle est là,
n’est-ce pas ? parce que c’est eux contre le reste du monde, n’est-ce pas ?
Et puis elle a compris, elle a compris quand le père est rentré, un soir, l’haleine chargé et les yeux vitreux. Elle a compris quand il a ouvert la boucle de sa ceinture et la faite glisser dans ses mains.
Elle se souviendra toute sa vie du bruit, du bruit du cuir contre sa peau et la douleur qui lui déchirait la chair.
Elle a serré les dents, Naya, parque même à quinze ans, elle était trop fière pour lui donner la satisfaction de crier. Parce que même à quinze ans, elle se refusait de pleurer.
Et quand il eu fini, avec elle, pour la nuit, il est entré dans la chambre des garçons. Même bruit, encore et encore.
Pour elle, c’était occasionnel. Elle n’sait pas pourquoi il s’acharnait comme ça sur robin. Robin qui disparaissait, Robin qui n’savait plus qui il était.
Et dans les yeux du garçon, elle revoyait sa mère. Sa mère et la poudre, sa mère et les aiguilles. Et son cœur avait mal. Et elle aurait aimée être assez bien, assez forte, assez tout pour être sa bouée, pour qu’il n’ait plus besoin de se perdre dans les méandres de son âme.
Mais elle ne sera
jamais assez bien,
Naya,
Et c’est pour ça qu’on finira toujours par t’a b a n d o n n e r.
Et puis y’a eu ce jour où il ne cessait de frapper et frapper et frapper. Elle n’avait jamais vu ça. Habituellement, il rentrait du bar, s’arrêtait dans l’une de leurs chambres puis partait se coucher. Mais ce jour-là, c’était différent. Elle se souvient de Robin, au milieu du salon, de sa lèvre fendue et de son nez. Elle se souvient du sang et de la haine qui déchirait les traits du père. Père, peut-on vraiment l’appeler ainsi ?
Et son sang, son sang à elle, il n’a fait qu’un tour, horrifiée. Parce que devant elle, il était sur le point de s’éteindre, pour de vrai, et elle ne pouvait pas le perdre, Robin, c’était impossible. Pas lui, pas encore. Elle l’a supplié d’arrêter, de la frapper, elle. Mais il n’écoutait rien, tout ce qu’il voyait, c’était le garçon sous ses coups.
Et puis Naya s’est souvenue de cette soirée pour il n’était pas au bar mais dans le salon. Elle l’a vu alors qu’elle allait aux toilettes, une arme à la main, s’amusant à la charger, à viser, puis à la décharger, comme un gamin fier de son nouveau gamin de noël. Elle l’a vu le ranger dans le tiroir d’en bas, sous la télé.
Elle a serré les poings, Naya, et l’instant d’après, elle tenait le flingue entre ses mains tremblantes. Elle ne se souvient plus l’avoir attrapé, elle se souvient simplement avoir pensé qu’il allait finir par le tuer.
Lache-leQu’elle a hurlé, pointant sur lui sa propre arme, terrifiée.
Rends-moi mon flingue, petite conne.Qu’il a maugréé en s’approchant d’elle, et son cœur n’a fait qu’un bond. Elle a voulu lâcher l’arme, parce que jamais elle n’aurait été capable de tirer, Naya. Mais elle a eu peur, et le coup est parti. Il a crié,
Elle m’a tiré dans le pied, la pute !Et elle, elle s’est retrouvée projeté en arrière, par la force du coup, son maigre corps balayé. Et puis, le silence.
Ensuite, ensuite il y a eu l’arrestation,
La prison pour mineur,
Et l’enquête.
Les gamins ont été placé en foyer, ou d’en d’autres familles,
Et quand elle est sortie de prison, plus de trace de Robin.
Elle ne s’attendait pas à ce qu’il vienne la voir, non, mais elle espérait malgré tout qu’il cherchait à la recontacter. Mais non.
Faut croire qu’elle n’était
pas assez.
Plus de familles pour elle, parce que qui voudrait d’une délinquante, violente. Qui voudrait d’un pseudo meurtrier, qui voudrait d’elle ?
P e r s o n n e.
Alors y’a eu les
foyers.
Renvoyée du premier pour avoir
fuméeDu deuxième pour avoir
voléDu troisième elle est partie, seule, au milieu de la nuit, comme une voleuse, comme Aayat et Ahiga. Elle avait dix-sept ans et elle n’en pouvait plus. Elle avait dix-sept ans et elle avait peur. Peur de donner son cœur à cette fille, peur qu’elle l’abandonne, elle aussi. Alors elle a pris la fuite,
Elle a décidé d’être maître de sa destinée, d’être celle qui abandonne,
pour une fois.