albâtre souillé. salem.

01/Les petits doigts de Salem se serraient dans la main de son frère. Bientôt, une différence de sept ans allait les séparer, mais ça ne changeait rien à l’attitude fusionnelle et passionnée qu’ils avaient l’un l’autre. Ils essayaient tous les deux de se faire vivre alors que le père s’était volatilisé dans une nuit froide de novembre. Leur mère, atteinte de folie mais sans aucun traitement, crachait et criait sur ses enfants en jurant qu’ils étaient des apôtres du diable. Et c’est dans une dernière hallucination qu’elle traversa la rue sans craindre les voitures et que son corps fut happé sur un kilomètre, traîné contre l’asphalte, immergé dans une marre de sang grandissante. Les grands yeux bleus de Salem s’étaient détachés du visage calme de son frère au moment d’entendre le klaxon. Elle se souvient de sa main qui quitta la sienne (et qui ne retrouvera plus jamais cette chaleur commune), de la chaussure brune de sa mère plus loin sur la chaussé et la couleur âcre qui élargissait sur la robe blanche reposant sur le corps brisé de la femme. Salem l’entendait encore crier. Sa voix résonne encore dans sa tête à ce jour.   02/ Elle l’avait mordu : il n’avait qu’à pas lui tirer les cheveux. Elle en avait marre de tous ces cris, de ces mômes plus jeunes qu’elle qui grouillaient partout dans cet appartement. Elle en avait marre d’avoir l’impression de vivre que dans des trous à rat depuis que les services sociaux l’ont séparée de son frère. Elle en avait marre du Bronx, de cette misère, de ces drogues ingérées, de ces mains baladeuses qui trouvaient toujours le moyen de rejoindre son corps, de ne faire qu’un. C’est dans ces trous miteux qu’elle a cessé d’être rousse, qu’elle a cessé de rire, qu’elle a cessé d’essayer de vivre. Frappée par la dépression à peine âgée de 12 ans. Les poignets ensanglantés, le visage blanc. Rejetée, mal-aimée, abandonnée de nouveau. Aux frais des services sociaux, Salem rencontra une psychologue dans la ville malfamée du Bronx. Mais une famille du Queens la repêcha trop rapidement. 03/ Elle ne s’est jamais habituée à cet amour, à cette famille, à cette joie maladive. Sally essayait constamment de se battre contre ces émotions qui glissaient sur sa peau sans s’y imprégnés. Ce n’était pas elle, cette vie ne lui appartenait pas. Elle préférait se cacher dans les recoins les plus absurdes simplement pour ne pas vivre ces interactions sociales. Elle disparaissait les jours de cours et on ne la retrouverait que le soir venu. Elle devenait un problème pour cette famille américo-italienne qui tentait tant bien que mal de soutenir cette petite fille révoltée, proposant même de lui offrir les cours à la maison. C’est dans un refus catégorique qu’elle dissimula sa misère. Elle n’était pas faite pour ce monde. Deux longues années qu’elle resta prisonnière de ce calvaire où la seule personne capable de détruire sa forteresse était la seule véritable italienne de la famille. La vraie descendante des deux adultes en charge. Jusqu’à ce que son frère se pointe à la porte, un document en main, pour la reprise des droits relatifs à sa sœur. 04/ C’était pour leur survie, elle tentait de se le faire croire ; il n’y avait pas d’autres choix, elle tentait d’y croire ; ils s’aimaient, elle y croyait. Les jambes ramollis par la violence du dernier client, elle ne parvenait plus à se tenir droite. Assise contre la paroi encore froide de la douche alors qu’une eau brûlante et purifiante lui coulait sur son corps malmené, ses pensées virevoltaient dans tous les sens. Des doigts bleutés ecchymosés apparaissaient lentement contre les membres de son corps, sans connaître la capacité de son celui-ci à recevoir, toujours. Salem porta le bout de ses doigts chauds contre ses lèvres endoloris avant de se perdre dans ses cheveux noirs. Elle ne parvenait pas à pleurer, même si son cœur se gonflait de tristesse. Le mal était encore supportable. Plus douloureux qu’un tatouage, mais moins qu’une trahison. Elle sursauta lorsqu’elle sentit une main rejoindre la sienne et elle leva des yeux blessés vers son frère qui la regardait avec un désir non-dissimulé. 05/ Un éclat qu’elle ne reconnaissait pas vient perturber son cauchemar. La sueur miroitante sur son front, ses mèches assombries se collant sur son corps, elle n’entendait que son souffle résonner contre ses lèvres. Mais quelques secondes plus tard, elle perçut un objet finir ses jours au sol, en éclat. Elle chercha à la fois à s’extirper hors de son lit ou se cacher du mieux qu’elle pouvait. La voix de son frère brisa finalement la barrière du son dans des insultes et des cris et sous la panique, Sally attrapa le couteau de cuisine qu’elle tenait toujours dans le tiroir de sa table de chevet. Les jambes tremblantes, elle se dirigea vers la porte de sa chambre qu’elle entrouvrit assez pour apercevoir les cadres gisant au sol, des pieds dépassés de la cuisine, du sang sur le mur blanc-cassé de l’appartement. Tout son système voulait se fermer : sa respiration devenait irrégulière, les battements de son cœur semblaient inexistants, ses tympans ne percevaient plus les sons et son corps tremblait. La porte était maintenant grande ouverte lorsqu’elle aperçut son frère apparaître dans son champ de vision, lui criant des mots qu’elle ne percevait pas. Quelques secondes après, tout s’arrêta. Son frère semblait chercher le problème présent dans son corps alors que le sang couvrait rapidement son chandail gris. Il chuta sur les genoux puis s’allongea au sol. Salem entendit le son d’une dernière balle rompre l’air, mais elle ne vit jamais là où elle se logea. 06/ Elle se souvient encore de ses yeux verts qui apparaissaient derrière son frère. Elle se souvient de sa chevelure décolorée qui tenait très peu en place. Elle se souvient de cette rage dans ses traits, cette rancune, ce manque de remord. Salem s’était organisé pour qu’on le retrouve. Pour qu’on le lui offre sur un plateau d’argent. Pour qu’on l’aide à se venger sans que ça ne se retourne contre elle. Une perruque, un surplus de maquillage, des sous-vêtements l’avantageant et la voilà se glissant dans un bar, collant déjà sa poitrine à son dos musclé. Son odeur ravivait ses souvenirs. Elle apercevait ce sang, elle entendait ces explosions. Elle vivait cette mort. La lame froide longeant ses côtes faisait vibrer tous ses sens. Sally consommait seulement une bière alors que l’autre vermine enlignait cinq breuvages différents en lui lançant des vannes qui feraient fuir même la plus désespérée des filles. Elle n’arrivait pas à patienter jusqu’à une chambre. Elle ne voulait pas de ses mains perfides sur son corps. Elle ne parvenait plus à le laisser la dévorer du regard. S’excusant pour aller à la toilette, elle glissa la lame dans un replis ouvert de sa robe et le planta violemment dans les côtes de l’homme, perforant un poumon au passage. Avant qu’il ne comprenne ce qui s’est passé, la perruque de la belle gisait déjà dans une poubelle extérieure et elle disparaissait déjà dans la nuit. 07/ Le foulard redressé sur son nez, elle se souvient de son frère qui lui disait qu’inhaler du gaz pouvait lui détruire des cellules. Et pour le peu qu’elle a d’intact, elle lui avait promis de ne plus jamais le faire. Couvrant ses deux mains meurtris par des gants, elle attrapa le galon d’essence qu’elle avait laissé dans le salon avant de défaire le bouchon noir. Évitant d’en renverser sur ses pieds, elle jetait la substance sur les rideaux du salon, sur le canapé aux goûts douteux, sur les aliments encore présents contre le comptoir, etc. Sally ne se rendit pas à l’étage supérieure où le corps d’un homme boursouflé gisait contre le lit, le nez fracturé. Elle souhaitait inconsciemment qu’il se réveille avant que les flammes ne dévorent son corps. Le pauvre, qui coulait uniquement passer une soirée entre les jambes d’une prostituée de qualité. Il avait qu’à ne pas trahir ses supérieurs immédiats. Il avait qu’à ne pas s’enfiler une quantité exponentielle de la drogue qu’il était censé vendre. Au moment de lancer le briquet marqué de cet homme contre la substance incendiaire, elle trouvait ironique que la couleur des flammes s’apparentait à la couleur du galon d’essence. 08/ L’agent de police prononça son prénom. Seulement un mot. Un nom chargé de sens, de déception, de découragement. Lui qui voulait que cette gamine remonte la pente, fasse quelque chose de sa vie. Il en avait marre de venir la chercher, même s’il se proposait toujours de s’en occuper. Elle le regardait avec une fausse mine désolée et il savait amèrement qu’elle jouait la comédie. Il voyait son regard électrisant une fois par semaine, son corps blanc patientant sur le banc d’un bureau de sécurité d’un magasin. Il l’apercevait beaucoup trop souvent, ce petit mouvement d’épaules. Même s’il l’avertissait qu’elle finira banni à tout jamais du supermarché ou même du centre d’achats. Qu’elle n’ait plus la possibilité de mettre le pieds dans un endroit comme ceux-là sans que la police soit sur son cas. Et dans un petit rire, elle répondait uniquement qu’il lui fera plaisir de toujours le voir arriver, les sourcils-froncés, la mâchoire crispée, le nez retroussés, se donnant des airs. Ils s’aimaient bien tous les deux, tout en voulant constamment se sauter à la gorge. Il aimerait simplement qu’elle se reprenne en main.