(nihjee) a paradise for the losers

Et ils applaudissaient et le bruit que cela provoquait était étonnamment harmonieux. Ils étaient tous dans une cadence mesurée dont il n’était même pas le chef d’orchestre car son spectacle s’était achevée quelques minutes plus tôt. Il restait silencieux, les observait avec ce sourire satisfait et à la fois dépourvu de sentiments. Non qu’il ne puisse plus du tout en avoir, simplement parce que cela faisait plusieurs jours qu’il avait pris sa décision et qu’il réalisait qu’il ne reviendrait certainement pas dessus. Il avait beaucoup réfléchi, à son avenir, à Nihjee. À comment mieux prendre soin de lui, soin d’eux afin qu’ils ne se noient plus. Leurs âmes s’étaient entrechoquées l’autre jour avec une violence éreintée et leurs souffrances respectives avaient atteint un paroxysme imminent. Les yeux ne fuyaient plus, ils étaient devenus timides et étrangement, il n’était pas effrayé de ce qu’il entrevoyait avec lui à ses côtés. Pourtant…

« Je vous remercie à tous d’être venu à ma représentation, prit-il la parole quand cela se calma, Celle-ci était ma toute dernière représentation. Ma carrière est terminée, au bon plaisir de vous revoir. »

Surprise non feinte, évidemment. Il salua, se redressa et quitta la scène. Personne n’était au courant, pas même Nihjee. Celui-ci l’attendait dans sa loge, il l’y retrouva. Il ne lui laissa pas le temps d’en dire assez, il lui jeta sa veste dans les bras et prit la sienne qu’il enfila. Il lui attrapa la main, ne fit pas attention à son agent qui entra en trombe dans la pièce. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’il n’avait qu’à peine vécu depuis des années et qu’il était temps qu’il s’élance. À son propre rythme, et en essayant. L’inspiration n’avait pas plié bagage, elle était là auprès de lui et il aurait éternellement de quoi composer à n’en plus compter. Cependant, il n’émettait plus le souhait de remonter sur scène, il ne désirait pas revoir leurs visages à tous, opulents dans la richesse disgracieuse. Il était comme eux et il ne l’était pas, il avait besoin de s’échapper de ce monde qui l’avait fourvoyé. Mauvaise graine avait cessé de pourrir, d’être dans le pot cassé. C’était fini tout ça.
À l’air frais, il héla un taxi et s’y engouffra avec Nihjee. Il ne dit rien, songea à toutes ces années passé à jouer les pantins sans broncher. Il n’en avait fait parfois qu’à sa tête, il avait été aussi obéissant. Il avait laissé les marionnettistes agir, il n’avait pas coupé les fils car il avait eu peur des conséquences. Quelles étaient-elles ? Il tremblait, ses articulations craquaient à mesure que les paysages défilaient à vive allure sous ses yeux comme ses souvenirs. Découverte d’un son irréel, poignant et désespérément mélancolique à son coeur d’enfant. Il tourna la tête vers Nihjee et la posa sur son épaule. Heureusement que tu es là, Nihjee.
Déposés près des baies, bateau de croisière avec fière allure. Il montra ses billets et on les fit rentrer par une entrée spéciale. Son père était au courant, c’était lui qui lui avait proposé l’idée de ce voyage, de souffler avant de reprendre là où tout s’était arrêté. Dans leur chambre attitré, il s’adossa contre la porte et poussa un soupir de soulagement. Il le voyait perdu, il lui semblait attristé et cela le fit malgré tout sourire.

« C’est fini, Nihjee, haussa-t-il les épaules, le piano, c’est terminé. Je n’en veux plus, s’approcha-t-il du lit, il s’y assit et tapota la place à côté de lui, Je vais reprendre mes études. Entrer au conservatoire. »

Il l’attendit, lui tendit la main. Prends-la dans la tienne, s’il-te-plaît. Aime-moi encore parce que sans toi je n’en serais pas capable. Tu es d’une magnificence incomparable, tu es ma lumière au gré du vent et je me laisserais emporter quoi qu’il m’en coûte. Ne t’en vas pas, restes auprès de moi et espérons aux jours meilleurs où tu n’auras qu’à te lever le matin, sourire de me voir assis auprès de toi, un café à la main, et des cours éparpillés dans nos draps purs à nos coeurs impurs. S’il-te-plaît.

( outfit. ) Il n’est pas arrivé tout de suite, Nihjee.
Il n’était pas là au début de la représentation, n’a pas daigné entrer dans la salle. Parce que l’autre fois lui a suffi. L’autre fois lui a montré le visage inexpressif de Tôma et c’en était déjà bien trop. Avant, lorsqu’il jouait, il s’animait de tout son être. C'était une créature incroyable qui emportait le monde dans ses histoires, dans ses contrées. Aujourd’hui, il joue pour jouer. Le plaisir n’est plus là et, pourtant, les autres y croient encore. Mais pas lui, pas Nihjee. Il n’a pas voulu leur infliger ça, il est seulement venu se cacher dans sa loge.
Le regard contrit de la manager de Tôma n’est qu’une formalité quand il sait qu’elle le laisse voguer à son gré. Elle aussi a bien compris que le jeune homme peut bien faire ce qu’il veut sans qu’aucun moyen déployé ne puisse être le bon. Alors Nihjee s’installe à la coiffeuse, joue avec les produits entre ses doigts, attend ; entend. Le vacarme résonne et il se rue l’oreille contre la porte. A-t-il bien compris ? Il n’a rien bu, il est parfaitement sobre. Il recule d’un pas, ou deux, rencontre l’assise du canapé à l’instant même où Tôma débarque, l’emporte comme une tornade.
Les lèvres entrouvertes, l’aîné ne dit rien, n’arrive pas à prononcer la moindre parole. Sous sa poitrine, son cœur bat à fond et les sensations s’emmêlent. A-t-il bien entendu ? Oui. Oui, il le voit bien aux gestes de son interlocuteur, il s’en aperçoit bien quand tout le monde autour d’eux tente de le rattraper alors qu’il n’entraîne que lui, Nihjee, à l’intérieur de ce taxi.

Tôma, pourquoi maintenant ?

Il aimerait l’interroger, a l’impression qu’il est trop tôt pour ça. Il attendra qu’ils ne soient que tous les deux. Où vont-ils ? Nihjee ne bouge pas, reçoit la tête de son meilleur ami sur son épaule. Lève une main pour caresser sa joue. Est-ce vraiment de lui dont il a besoin ? Son myocarde se serre ; il n’est pas bon pour lui. Il le lui a prouvé à maintes reprises.
Finalement, le véhicule se stoppe au port où est amarré un bâteau de croisière. Le visage levé vers ce paquebot immense, Nihjee est absorbé par cette vision luxueuse d’un endroit où, jamais, il ne pourrait prétendre aller. Tôma n’a que son nom à donner pour qu’on les dirige dans une chambre somptueuse à l’intérieur de laquelle, enfin, le plus âgé peut retrouver son souffle. Au moins un peu.
— J’veux pas que tu dises ça, Tôma. Est-ce que ça veut dire que tu joueras plus jamais ?
La fin du piano. La reprise des études, le conservatoire.
Tous ces mots tournent dans l’esprit de Nihjee.
La main de son ami se tend vers lui et il s’avance avec naturel. Il vient l’attraper quand son corps se hisse sur le sien, le fait basculer en arrière pour s’asseoir à califourchon sur son bassin. Penché au-dessus de lui, il perd ses prunelles à l’intérieur des siennes, déglutit de travers sans être capable de dire ce qui se passe. La chambre tangue un peu avec le remous de l’eau ; Nihjee a l’habitude avec l’alcool, il sait qu’il n’a pas le mal de mer.
— Tôma, pourquoi maintenant ?
Il retient ses doigts entre les siens quand il se sent faible à ces yeux, quand la chaleur de cette proximité le désarçonne. Rien n’a jamais été clair entre eux et ça l’est peut-être encore moins maintenant. Nihjee s’est davantage rapproché, a déposé ses lèvres charnues sur celles de Tôma.
— Si tu joues plus pour moi, j’pourrais plus danser pour toi…
Un souffle qu’il abandonne comme une supplique au creux de l’oreille de son cadet.
Créer le manque, c’est facile ; le ressentir, aussi.

Je te veux rien qu’à moi, rien que pour moi – mais combien de fois t’ai-je déjà brisé ?

Il ne souhaitait plus faire marche arrière, il avait assez eu mal. Le piano avait été sa délivrance comme il avait été sa cage fourvoyante à ses sempiternelles notes musicales. Il était passé au travers des barreaux, s’était égratigné les doigts à la serrure car cela n’avait pas été à Nihjee d’en être la clef. C’était à lui, il l’espérait, d’être la sienne et il avait laissé derrière lui sa geôle détérioré, preneuse à son essence qu’il ne lui en restait que peu à offrir. Tant pis, il n’avait pas besoin de plus pour effectuer les quelques pas qui le séparait de son amour envers Nihjee. Nihjee deviendrait véritablement sa force et il lui réinsufflerait de la vie. Il l’était, son oxygène et il n’y aurait que pour lui qu’il trouverait parfois le temps de composer quelques nouvelles chansons. À son sourire, à sa passion de vivre à moitié éteinte et à ses beaux yeux plein de rage pour un monde difforme qui ne les mérite ni l’un ni l’autre.
Il ne croyait pas aux nouveaux départs, aux recommencements. Ça n’existait que dans les contes de fées, lui voyait ça différemment. Il irait suivre un autre chemin, il y prendrait ses propres choix et il n’y aurait personne derrière lui qui lui casserait les oreilles car sa tenue ne serait pas appropriée. Il n’y aurait que Nihjee, râleur de bon matin, n’ayant pas entendu le réveil et assemblant des pièces détachées dont tout les oppose. Pareils à eux-mêmes et cela referait rire, s’approcher de lui et lui tendre le cours qu’il risquait d’oublier pour la journée. Il idéalisait les choses, il en avait conscience parce que ce ne serait pas tout aussi rose. Nihjee avait un problème avec l’alcool et lui avec la dépendance. Ils n’étaient pas guéris et ils étaient jeunes. Ils avaient vécu des moments difficiles mais les plus durs étaient-ils passés ? Cette escapade ne serait qu’une trêve et, quand ils rentreraient, leurs vies n’auront pas changé en dépit qu’il ait quitté sa carrière musicale.
Les mots prononcés sur le balcon cognaient contre ses tempes, ils avaient été la fois clairs et indistincts. Ils n’en avaient pas reparlé et cette idée de croisière lui avait paru égoïste car il avait songé en premier lieu à démêler le vrai du faux. Nihjee en avait-il envie ? Il n’aspirait qu’à son bonheur. Que pensait-il de sa décision ? Il avait remarqué ses efforts, il avait vu qu’il était sobre et il ne pouvait en être autrement. Sinon, il ne se serait pas fait impétueusement calme le long du trajet, il n’y aurait pas eu ce crépitement vif dans ses prunelles.

« C’est pour eux que je ne jouerais plus, Nihjee, murmura-t-il à ses lèvres, Pour toi, je remplirais encore des milliers de partitions. »

Il ferma à demi les yeux, se laissa bercer par les mouvements limpides de leur chambre alors que leurs deux corps se réclamaient telle une combinaison de notes déséquilibrées. Il le garda contre lui mais se hissa jusqu’aux oreillers, glissa ses doigts à sa veste et la lui retira.

« Ce soir est le soir de tous les possibles, tu ne crois pas ?, lui demanda-t-il en relevant légèrement son buste et en posant ses mains sur ses hanches, J’ai composé des tas de chansons que je ne t’ai jamais fait écouté, tu sais. »

Il sourit maladroitement avec un soupçon de mélancolie et laissa ses mains s’agripper à son haut, tirer dessus. Il l’attira plus près de lui, lui vola à son tour un baiser enflammé. Il fit mine de vouloir lui retirer son haut jusqu’à ses phalanges se crochètent aux siennes et ne les déposent à la place du myocarde enhardi. Il plongea ses sclères amoureuses des siennes dansantes à son âme et retira son pull, ébouriffant ses cheveux au passage. Il en rit, laissa retomber le haut de son corps contre les coussins et referma les yeux.

Je suis tout à toi, fais ce que tu veux et je te promets de t’aider à t’envoler parmi les éternelles.

( outfit. ) Il a peur. Il le sait, il le sent ; ressent. Mais comment pourrait-il en être autrement quand on choisit de tout quitter pour se lancer à l’aveugle ailleurs ? Nihjee le comprend enfin, peut-être pour la première fois depuis bien longtemps. Mais il voit aussi cette détermination dans son regard. Celle qui avoue qu’il ne changera pas d’avis. Et tant mieux. Tant mieux car, ainsi, il parviendra à tout. Nihjee connaît Tôma, et il sait qu’il ne prend pas de décision à la légère. Il a confiance en lui plus qu’en n’importe qui d’autre.
Pourtant, l’espace d’une minute, il laisse son égoïsme l’emporter.
Il parle de la musique, lui dit qu’il ne pourra plus danser s’il ne joue plus.
Il frissonne, Nihjee, à ce baiser donné, à ces gestes échangés. Il se laisse faire, enivré par toutes ces sensations qui, d’ordinaire, ne lui sont permises que sous l’effet de l’alcool. Il a promis de faire des efforts : aujourd’hui, il n’a pas bu une seule goutte. Seulement de l’eau de ses doigts tremblants. Comme l’océan qui les berce sous les remous du bâteau. Ont-ils déjà pris le large ? Regarder par le hublot n’intéresse pas dès lors que les iris sont capturés par l’homme sur lequel il est toujours assis.
— J’les veux toutes, Tôma. J’veux qu’elles soient toutes pour moi, tes partitions.
La chaleur anime son être quand les mains de Tôma se posent sur ses hanches, les encadrent, les épousent avec un désir semblable. Les phalanges s’égarent, font doucement sourire, rire, et elles rejoignent leurs jumelles, viennent amener là, contre le cœur battant sous la poitrine abimée.
Pour lui, rien que pour lui.

Pour toi, Nihjee.

Et l’enfant insatiable sait qu’il est déjà tombé amoureux depuis longtemps de cet être qui l’a toujours supporté. Il se sent bien auprès de Tôma et c’est peut-être cela qui, le temps d’une seconde, humidifie ses prunelles. Sa gorge se serre sous le coup de ces émotions qu’il ne contrôle pas, qu’il n’a eu de cesse de refouler encore et encore. Son désir se meut en une force qu’il insuffle à toute sa silhouette pour glisser ses mains sur le torse dénudé du pianiste.
— J’danserai pour toi, j’te montrerai.
Et ce soir, offrons-nous cette valse qui nous passionne déjà.
A son tour, Nihjee retire son tee-shirt blanc qui rejoint les autres vêtements. Les battements de son myocarde intensifiés, il vient embrasser la pomme d’Adam de Tôma, l’une de ses mains dans sa chevelure brune déjà en désordre quand l’autre caresse son torse. La pulpe de ses doigts dessine la forme de ses muscles moins timides qu’ils n’y paraissent.
Pour la première fois, Nihjee se sent maladroit. Ses certitudes ne prennent pas le pas sur tout le reste et il s’autorise des gestes qu’il n’a jamais donnés à personne. Il replace une mèche derrière l’oreille de Tôma, agrippe sa lèvre inférieure de ses dents, le souffle brûlant contre sa bouche. Ses joues deviennent un peu plus rosées, donnant cette vue à son meilleur ami, à son âme sœur, à son amant.
Pour la première fois, Nihjee a peur de mal faire. Parce que si ses fautes sont nombreuses auprès de son camarade, elles sont différentes en cet instant. Elles hurlent dans ses reins, elles foudroient dans son âme. Être sobre, c’est effrayant, mais c’est si bon.
— Touche-moi comme avant…
Un murmure, une supplique. Nihjee efface leurs disputes, souhaite promettre vraiment qu’il est capable d’être autre chose qu’un raté. Toujours installé au-dessus de Tôma, son regard revient louvoyer dans le sien quand ses hanches se meuvent, langoureuses et aguicheuses, sur son bassin. Le désir le consume et chaque fois que Tôma guide ses mains sur son corps, il ne répond plus de rien.

Il avait l’impression d’être en plein rêve. Il réalisait une nouvelle fois avec une forte stupéfaction qu’il désirait depuis des années n’être qu’avec lui. Peu lui importait le reste, il donnerait tout pour lui. Il lui avait déjà tant offert, c’était évident et à la fois si peu. Il ne savait pas de quoi Nihjee avait besoin et cela l’attristait. Il était là pour lui, il avait longtemps joué à son jeu avant d’en avoir assez et ils avaient tous les deux consentis à avouer que leur histoire n’en était pas qu’une. Néanmoins, c’était Nihjee des deux qui avait le plus besoin d’aide et il ne savait pas quoi faire. Il lui avait presque avoué être amoureux de lui, il l’avait porté haut sans le faire avec exagération. Il avait été loin et tout ce qu’il voyait comme résultats c’était que parfois il plongeait plus profondément dans les abysses. Ce ne serait pas lui qui le tirerait du gouffre, il n’en avait été que l’enclenchement. Et ça lui faisait douloureusement mal. De se dire que son unique amour aura probablement un jour besoin de temps. Mais pas ce soir, pas durant cette heure tardive où ils iront tracer la continuité de leur histoire d’une autre façon.
Il lui sourit, attrapa ses prunelles et profita de cet instant hors du temps. Ne l’était-il pas ? Ils avaient profité, ils avaient fait tourner les têtes avec leur relation étrangement personnelle, on ne les avait jamais compris. Ils avaient été plus d’une fois proche de l’extase, ils avaient poussé le vice aussi loin qu’ils n’avaient pu se le permettre. Encore, encore, encore. Et ce soir, c’était différend. Il en vint à se demander ; pourquoi ce soir plus qu’un autre ? Il avait quitté sa carrière, il vacillait avec violence sur une chaise branlante. Nihjee n’avait pas bu, tous ses membres tremblaient d’une incroyable animosité. De quoi demain sera fait, Nihjee ? Je suis effrayé d’avoir ce droit sur toi, tu sais. Je suis terrorisé à l’idée de te briser parce que ne l’ai-je pas déjà fait ? Je ne t’ai pas aidé. Nihjee, son éternel ballet. De toutes les petites têtes présentes sur cet aire de jeu, c’était le sien qu’il avait retenu avec son visage si tôt défiguré par la malformité du monde.
Il rouvrit les yeux, adora le voir agir. Tous les deux maladroits et en proie au vertige. Il glissa une main dans sa nuque et l’attira jusqu’à lui. Lippes dévoreuses des siennes, que ne lui en déplaise vu la texture dont elles étaient pourvues. Il se laissa guider par leurs instincts, ne s’attarda pas réellement sur ce qu’ils avaient fait de nombreuses fois. Ou peut-être un peu afin de faire de cette nuit la symphonie qu’ils avaient attendu tous les deux d’atteindre un jour. Ses doigts se lièrent à son âme épuisée et pianotèrent à son corps de nouvelles mélodies. Leurs voix s’y mêlèrent, se frayèrent un chemin à ses oreilles et il se laissa emporter vers des chorégraphies plus attrayantes. Si je tends la main, attraperais-je la tienne ? Je ferais de mon mieux, Nihjee. Je ferais en sorte que tes yeux éteints ne se ravivent et que tu y vois aussi clair qu’à ton premier jour sur cette terre mais sans tout ce superflu de morosité. J’essaierais.

« Nihjee… »

Il se perdit en lui, en sa présence. La représentation ne s’était pas terminée là-bas, elle s’achevait, ici, dans cette chambre, entre leurs deux corps emmêlés dans des partitions qui ne verront peut-être pas la lumière mais qui s’égrèneront entre leurs deux âmes poétiquement déchirées. Il était toujours pris d’effroi, cependant, entre ses bras, il n’y avait pas de doute. Il se laissait emporter par leurs désirs réciproques, leurs doux sentiments imbriqués les uns aux autres, et tout ce flot continu entêtant de musique qui avait fait d’eux ce qu’ils étaient aujourd’hui ; des contenants artistiques inséparables.

( outfit. ) Toutes les sensations qui le submergent le rendent à la fois pantois et ivre. Mais cette ivresse est toute différente de celle qu’il connaît si bien d’ordinaire. Elle ne le berce pas de la même manière. Celle-ci l’enivre et laisse ses faiblesses s’épanouir au grand jour. Il les offre toutes à Tôma sans y regarder à deux fois. Il a pourtant un peu honte, Nihjee, parce que ce n’est pas habituel. Parce qu’il se contrôle encore moins sans l’emprise de l’alcool. Sans ce filet rassurant sous lui, il est effrayé de transparaître hideux aux yeux de Tôma. Tôma l’a toutefois toujours regardé de la même façon – alors c’est quoi, Nihjee ?
Les corps enlacés s’entraînent dans une danse jusqu’alors méconnue. Ensemble, ils ne sont jamais allés aussi loin. Les étreintes ont été doucereuses, soupçonnées du bout de leurs phalanges. Elles sont aujourd’hui un peu plus franches, un peu plus réelles. Ils sont sobres, tous les deux, autant que l’aîné puisse l’être. Malgré le cœur au bord des lèvres. Malgré le bâteau qui tangue lentement sur le remous des vagues. Elles sont ces promesses murmurées sur des lippes abîmées, les bribes de conversations d’autrefois en émois. Nihjee s’est promis de faire des efforts, de continuer à faire de son mieux.
Pour lui.
Pour Tôma.
C’est quand même difficile. L’addiction est malsaine au creux de ses veines qui battent à ses tempes. Elles palpitent avec insistance qu’il a l’impression que son crâne va exploser. Ses mains s’agrippent à la silhouette évanescente de son cadet, il lui demande la bouche entrouverte de ne pas s’arrêter. Nihjee se meurt de tous ces sentiments qui déferlent en lui en ces quelques minutes qu’ils passent à se découvrir autrement. La proximité déjà atteinte, en cet instant il s’agit bien d’autres choses. Nihjee est incapable de les nommer, les perles d’eau salée qui brillent au coin de ses iris.
Depuis toutes ces années passées côte à côte, ils n’ont eu de cesse de se leurrer sur leurs véritables envies. Les pulsions ont été nombreuses, les erreurs aussi. Nihjee a peur que tout cela ne soit pas fini. Il n’est qu’un enfant abandonné qui est terrorisé des monstres cachés sous le lit. Tapis dans l’obscurité, prêts à surgir à tout instant. Dans les bras de Tôma, c’est pourtant différent. C’est doux, apaisant. Respirer son parfum, se perdre dans ses notes entêtantes. Il l’embrasse encore, plus d’une fois, sur les lèvres, dans le cou, sur les clavicules. Il choisit d’être sa moitié pour ces minutes où le désir éclate en des milliers de fragments.
Où sa tête termine par reposée sur le ventre du pianiste. Les yeux tournés vers le plafond, le lustre se balance sans crainte. Nihjee laisse sa respiration se calmer, son coeur battre à nouveau correctement. Il a envie de pleurer, mais les larmes ne viendront pas. Il ramène le drap sur son corps dénudé, la peau emplie de bleus, de cicatrices plus ou moins visibles, de tous ces tatouages indélébiles. Ses jambes se sont repliées sur le côté, ses pieds près du vide.
Il ne connaît que trop bien.
— Tôma ?
Sa voix est un peu enrouée, il la racle, ne reprend pas tout de suite.
Il ne peut pas avouer toutes les pensées qui gravitent dans son esprit depuis leur dernière grosse dispute.
— On peut s’faire une promesse ? Celle de toujours y croire.
Peu importe en quoi.
( En qui. )
Finalement Nihjee s’agite, le drap qui s’enroule à son corps. Il sourit à Tôma en le lui dérobant avant de s’asseoir en tailleur face à lui. De se pencher pour l’embrasser.
— J’ai faim. On va manger ?
Parce que de toutes les fois où ils se sont touchés, c’est celle-ci sa préférée.