Irène Marlowe ⸎ L'ombre du roi

traits de caractère / Elle est de ces femmes qu’on peine à cerner car il existe autant de ses connaissances que de façons de la décrire. On la dit tantôt glaciale, calculatrice et impitoyable, tantôt chaleureuse, protectrice et séduisante. La tendresse d’une mère lovée dans la dureté d’une matriarche : Irène est tout à la fois. Alors elle fascine, elle brouille les pistes, fait durer la traque de tous ceux qui embrassent le risque de l’approcher. Il n’est jamais plus tentateur qu’une âme qui paraît inaccessible.

Car elle semble l’être, inaccessible. Elle-même a fini par s’en persuader à force de protéger son cœur des assauts des êtres trop malléables qu’on met sur son chemin. Les allégeances sont si faciles à renverser… Cela aussi, elle l’a appris, pour en avoir trop retourné au fil du temps. L’argent, le sexe, la reconnaissance, le pouvoir… Il existe tant de moyens de faire ployer une alliance. Alors Irène n’a jamais cru qu’en celle du sang et s’il est une seule faille dans son armure capable de la faire ployer, c’est bien celle qu’ont créée ses enfants. Son mari lui en a donné deux. La vie lui en a offert trois. Ils sont la seule faiblesse qu’elle veut bien reconnaître, la seule qui la tienne éveillée jusque tard dans la nuit.

Ses enfants, c’est maintenant pour eux qu’elle se bat, pour eux qu’elle s’enferme dans ce rôle qui épouse désormais ses formes comme une seconde peau. Juriste implacable, négociatrice hors pair, elle donne tout son temps et toute son énergie au développement de leur empire qui attise année après année les convoitises partout dans le Queens, les ennemis aussi. Car le pouvoir n’appartient jamais qu’aux hommes qui acceptent de s’abaisser assez pour le ramasser et on ne crée pas un empire comme le leur sans ramper dans des ombres que la morale réprouve. Cette morale, Irène a appris à s’en détacher pour servir un dessein bien plus grand. Ainsi, les alliés d’autrefois deviennent les ennemis de demain. Mais rien n’est plus important que la bonne santé des affaires car c’est d’elle dont dépend la sûreté de ses enfants. La gravité de sa tâche rend Irène intransigeante avec ses subordonnés comme avec ses trois héritiers, une rudesse qu’ils lui reprochent parfois mais qu’elle n’a jamais de mal à justifier car c’est pour eux qu’elle réprimande, pour eux qu’elle interdit, pour eux qu’elle frappe sans retenue tous ceux qui cherchent à les atteindre. Alors elle prend sur elle, endure leur rancœur, tant qu’elle sait que ce sacrifice leur garantit les sommets les plus hauts quand elle a connu enfant la froideur de la fange. Elle ne permettra pas qu’ils chutent tant qu’il lui restera un souffle de vie.

Enfant, déjà, Irène savait qu’il lui faudrait plus. Plus qu’une famille d’ouvriers. Plus qu’une existence entière à tutoyer la classe moyenne des travailleurs juste trop pauvres pour espérer s’acheter un appartement salubre et ne pas voir ses journées s’étirer au gré des heures interminables passées dans le métro qu’on espére seulement voir arriver chez soi avant la nuit. Irène est née dans le Queens, à New York, la majestueuse, la téméraire, la tentaculaire. Au milieu de cet océan de tentations, elle n’avait rien que les promesses d’un rêve américain auquel dont elle a vite entrevu les failles. Sa naissance ne lui promettait qu’une existence morne au bras d’un homme médiocre auquel elle devrait un respect factice et une fidélité étouffante. Sa famille ne pouvait lui payer les études dont elle se savait capable. Elle ne connaîtrait rien du faste et de la démesure de sa ville, seulement quelques lettres encrées en noire sur sa carte d’identité et cela, elle ne pouvait l’accepter. Très jeune, Irène connaissait déjà cette ambition des êtres qui se destinent à une vie loin de tout jalon, de toute entrave et de toute médiocrité. Enfant, elle ne l’est pas restée longtemps, Irène.

Alors, très tôt, elle s’est mise en quête de celui qui pourrait lui permettre de s’élever au-dessus de sa pauvre condition, bien trop consciente des possibilités trop restreintes qui étaient les siennes si elle ne devait compter qu’en la chance et la sueur de son travail pour atteindre les sommets qu’elle visait. Elle s’est mise à errer dans les quartiers chics de Manhattan, les jambes nues et le regard baladeur. De ses racines irlandaises, Irène a gardé le charme et la résilience qu’impose la proximité de la mer. Il ne lui a fallu que le courage de s’inviter dans les cercles huppés de New York, ceux contre lesquels sa famille l’avait si souvent mise en garde. Que ferait-t-elle, la frêle Irène, au milieu d’hommes d’affaires véreux et de truands en costumes-cravates ? A cette question, la jeune fille a toujours eu la même réponse : elle les ferait tous ployer.

Irène n’a jamais douté de ses charmes pas plus que de sa répartie. Le mordant de ses répliques et le bleu profond de ses iris ont rapidement attiré l’œil de plusieurs éphèbes de la jeunesse dorée américaine. Mais Irène visait plus haut encore, quitte à verser dans les sphères les plus opaques de New York, et la beauté insolente de ses dix-huit ans a fini par séduire Isaac Marlowe, un homme d’affaires aux activités étrangement mystérieuses, de quinze ans son aîné. Il était riche, puissant, et menait un petit monde qu’il avait façonné de ses mains, un monde duquel Irène se voyait bien devenir reine. Mais il ne l’aimait pas, pas comme l’espèrent les jeunes femmes tout juste sorties de l’adolescence, la faute à un deuil pesant trop lourd sur son cœur pour le laisser battre pour quelqu’un d’autre. Irène ne s’est jamais voilé la face. Mais son cœur juvénile a espéré un temps que l’attachement viendrait. Un temps, seulement. Puis il s’est résigné pour se concentrer sur d’autres rêves.

Très vite, elle a compris qu’Isaac trempait dans des combines qu’il valait mieux garder loin des regards trop curieux. Le sien s’est vu fasciné, capturé par la promesse d’une vie brûlante, dangereuse, vivifiante… Alors, dès qu’elle l’a pu, elle a capturé le patriarche dans ses filets, a usé de ses atouts jusqu’à l’enivrer tout à fait. Rapidement, elle est tombée enceinte, non sans l’avoir espéré, coupant toute retraite au chef du clan Marlowe condamné à faire un choix. Alors, l’homme l’a épousée, soucieux de garder près de lui cette amante trop belle pour être abandonnée et d’assurer à travers elle une descendance plus grande que celle que représentait son seul fils.  

Car au milieu de l’ascension fulgurante d’Irène, il y avait un enfant, un petit garçon aux yeux tristes et à l’air perdu qu’elle n’a pas pu se résoudre à délaisser. James était plus proche d’elle en âge que ne l’était son propre mari et cette position étrange a fait naître chez elle un instinct protecteur viscéral qu’elle ne se pensait pas capable de sentir pour un autre enfant que celui qu’elle attendait. Beau-fils imposé, pourtant jamais repoussé, protégé dès les premiers instants… Il s’est tissé entre eux un lien indéfectible dès les premiers temps de leur cohabitation, quand elle venait adoucir le quotidien d’un héritier formé à la dure, préparé à reprendre le flambeau d’un père exigeant que le deuil avait fermé sur lui-même. De leur lien familial est née une alliance éternelle contre le monde extérieur et contre les faiblesses de leur propre foyer, une alliance qui les pousserait plus tard à écarter celui qui avait fait se croiser leurs chemins.

Irène n’a jamais cherché à effacer le souvenir d’Ellen, cette première femme si regrettée. Mais elle a élevé son fils comme s’il était le sien. Jeune femme encore en proie aux doutes d’une vie d’adulte commencée trop vite, elle s’est pliée les premières années de sa mariage à son rôle de parfaite épouse, belle, sage, tendre, à l’écoute, silencieuse, dans l’ombre, sans oublier toutefois de demander à son mari de financer ses études de droit. Isaac a levé les yeux au ciel sans comprendre sa lubie de vouloir ainsi s’assommer l’esprit, elle qui ne devrait jamais que représenter dignement sa famille et élever leurs enfants. Il ne comprenait pas alors qu’Irène préparait déjà son rôle futur : celui d’un membre indispensable à cet empire en devenir. Ainsi, les apparences conservées, elle a affûté ses armes, aguerri ses manières pour infiltrer petit à petit les décisions de son époux et orienter l’affaire familiale dans les directions qu’elle savait les plus prometteuses.

Bientôt devenue mère de son propre enfant, sa déception première de ne pas avoir su donner à James un petit frère avec lequel partager le fardeau de son héritage n’a aucunement empêché ce dernier de créer avec sa sœur un lien puissant, fusionnel, pour former avec elle un duo inébranlable que rien n’a jamais su briser, une alliance salvatrice face à un père intransigeant, froid, parfois violent dans ses mots et dans ses gestes, motivé par son seul désir d’en faire les dignes successeurs de son nom. Malgré toute la douleur que les abus du patriarche lui inspiraient, Irène ne s’est jamais interposée, consciente du besoin de préparer les petits à la dureté du monde qui les attendait et de préserver l’image d’une épouse parfaite en présence de son mari pour couvrir les aspirations qu’elle fomentait dans son dos. Pour se faire pardonner, elle couvrait alors ses enfants d’amour, les inondait d’une tendresse sincère mais venant souvent trop tard, une fois le mal fait. Elle sait qu’ils lui en ont voulu. Elle le sent dans le timbre parfois tremblant de leurs voix et dans le regard que lui réserve toujours Médée, bien des années plus tard.

Mais les sacrifices ont payé. Les enfants ont grandi, fiers et forts, et l’empire s’est renforcé jusqu’à camper sur des bases presque inébranlables. A la fratrie s’est ajoutée un dernier né, encore une fille, malgré toutes les prières de sa mère qui n’aura jamais réussi à leur offrir un second héritier mâle. Moira a adouci de son innocence les journées parfois trop dures qu’impliquaient le maintien des affaires. Isaac était déjà plus vieux. Les deux aînés assuraient déjà sa suite. Alors, la benjamine a profité d’une douceur que les deux autres n’ont que trop peu connue. Mais c’est par elle aussi que s’est enflammé le besoin irrépressible d’Irène d’atteindre, pour elle et ses enfants, des sommets qui les mettraient pour toujours à l’abri. Leur pouvoir n’était jamais assez sûr. Leur patrimoine jamais assez grand. Et Isaac, affaibli par la maladie et la fatigue, n’était plus le chef de clan carnassier qu’ils avaient connu. Les affaires fonctionnaient, son alliance avec les Ferreira le satisfaisait. Il ne voulait plus qu’entretenir les arbres fructueux qu’il avait plantés. Mais Irène n’est pas une femme patiente et une partie de son caractère a ruisselé sur le fils qu’elle a élevé.

Car tous deux se ressemblent, bien plus qu’ils ne sont capables de se l’avouer et leurs aspirations fusionnent bien souvent pour les mener toujours plus loin dans cette quête insatiable qu’ils ont amorcée. Ils n’ont jamais eu besoin de parler du poids que devenait Isaac. Leurs regards ont suffi à se dire tout ce qu’ils pensaient et la nécessité a pris le pas sur la loyauté. Pour la famille. Pour ses enfants. Pour que les Marlowe s’élèvent et perdurent, il fallait que leur père disparaisse.

Avec James, Irène a fait connaître au clan un nouvel âge d’or représenté par l’ouverture du Sinners, ce casino dont Isaac était incapable de voir le potentiel. Avocate implacable spécialisée dans les affaires, Irène est devenue maîtresse dans la manipulation des chiffres, la dissimulation des sources et le maquillage financier. Sa première fille, Médée, défend leur plates-bandes, veille à la stabilité de l’ensemble avec une hargne qu’Irène ne lit que trop bien tant elle se reconnaît souvent dans le caractère de celle qu’elle a mise au monde.

Aujourd’hui, leur expansion attire les griefs de nombreuses organisations lésées par la réussite des Marlowe car, à force de prendre toujours plus de place, les autres mafias voient leurs territoires menacés. Mais Irène refuse les fers de vieilles alliances ne servant plus qu’à les maintenir dans un cadre devenu trop petit pour eux. Alors elle n’hésite pas à rompre les contrats, attaquer leurs anciens défenseurs pour assurer la prospérité de leurs affaires. Les dommages collatéraux s’accumulent. La gamine Ferreira en a malheureusement fait les frais. Elle ne sera pas la seule. Mais la réussite est toujours marquée des sacrifices qu’il a fallu perpétrer et Irène a consenti à tous ces derniers depuis bien trop longtemps.