Qu’on soit clairs. Je ne cuisine jamais. C’est peut-être oublier mes origines modestes, mais ça fait bien trop longtemps que je suis habituée au luxe de ma vie infernale pour me préoccuper des petites affaires ménagères. Ma bonne est là pour ça. Et elle gère bien mieux que moi ces questions-là pour que je n’aie pas à m’en soucier. Côtoyer Gabriel me ramène parfois à un semblant de normalité. Un simple week-end. Un feu dans la cheminée. Une bonne odeur de cuisine qui embaume le chalet. J’imagine déjà la scène alors que Gabriel me charrie encore. — Ce n’est pas du chantage bébé, c’est un simple instinct de survie. Parce que compter sur moi pour nous nourrir serait suicidaire. Et aucun traiteur ne livre jusqu’au chalet en plus. Sourire taquin rendu. Bonne humeur revenue. Je le paye pour ces petits moments simples de bonheur. Mais bordel… saurais-je un jour m’en passer ? Gabriel finira bien un jour par trouver sa voie… Il est jeune et il faut parfois du temps pour laisser la passion nous guider. D’ailleurs sa cuisine force souvent mon admiration, peut-être un jour le verra-t-il lui-même qu’il est doué pour ça. Encore faudrait-il qu’il se fasse assez confiance. Et ça c’est pas gagné. Sa remarque suivante me le prouve et me fait lever les yeux au ciel. Aucune envie de jeter encore de l’huile sur le feu. Pourtant je pince les lèvres à sa remarque. Considère-t-il que ce que je lui offre ne soit pas un vrai travail ? Qu’il ne mériterait pas le salaire que je lui verse ? J’en serai triste si c’était ce qu’il pensait. Dans tous les cas, il a du mal à se projeter dans l’avenir. Malgré tout je ne m’attendais pas à sa réponse « nan »… « j’sais pas faire ». Il se ferme comme une huitre en me laissant pensive. Fin de l’histoire il ne se confiera pas plus. « Connerie » ma pensée se meurt sans franchir mes lèvres. Je soupire en fermant les yeux, la musique dans l’habitacle m’apaise. La semaine a été rude. L’autoroute défile. Je ferme les yeux. Les pneus craquent sur un chemin rocailleux. Je me suis assoupie. Le bruit me sort d’un sommeil brumeux. Ma tête est lourde et j’ouvre les yeux sur l’allée familière bordée de chênes. Au loin, on voit enfin le lac briller sous les rayons du clair de lune. Et le chalet. Enfin. J’adresse un sourire timide à Gabriel alors qu’il gare la voiture sous le porche. Notre dernière discussion me trotte encore dans la tête. — Gabriel… nous devons parler. Je me suis endormie pardon. Mais je n’aime pas que tu te fermes quand je te pose une question très sérieuse. Tu dois penser à ton avenir. Enfin bref, installons nous. Nous verrons ça plus tard. Je descends de la voiture pour aller ouvrir la porte du chalet laissant ces questions en suspens. La lumière s’éclaire sur le grand salon à la décoration rustique et ça suffit à couper net mes pensées négatives qui m’encombraient encore. Je reviens à la voiture pour aider Gabriel avec les bagages, il a le visage fermé, l’air presque triste et ça me fend le cœur. Mais qui dans sa vie fera preuve d’une telle franchise si moi je ne le fais pas ? Je tiens trop à lui pour laisser sa vie végéter à mes côtés. — Je t’ai vexé ? Viens, rentrons.. On rentre ensemble pour déposer nos affaires dans les deux chambres du chalet. Visiblement le grand tatoué préfère avoir sa chambre ce week-end. Ce n’est pas toujours le cas, je l’accueille toujours avec plaisir dans mon lit et mes bras. Sans jamais rien lui imposer de ce côté-là. Les bagages peuvent attendre. De retour dans la cuisine, je sors une bouteille de vin blanc du grand frigo américain ainsi que deux verres du placard du haut. — Il est temps que le week-end détente commence vraiment… on trique ? Je lui tends la bouteille pour l’ouvrir, accompagné un sourire doux en signe de drapeau blanc alors que je me dirige vers le canapé avec nos deux verres.
Jackie is just speeding away Thought she was James Dean for a day Then I guess she had to crash Valium would have helped that dash
Tu te contentes de lever les yeux au ciel quand elle insiste sur le fait qu'il ne s'agisse pas de chantage de sa part. Tu le sais que c'est préférable pour tous les deux, que ce soit toi qui t'occupes du repas plutôt qu'elle. Tu ne sais pas si elle s'est déjà perdue dans sa propre cuisine pour autre chose que pour se faire un café ou se préparer un truc des plus basiques. Et dans le fond, ça n'a pas grande importance. Parce que ça ne te regarde pas outre mesure et parce que ça ne te pose aucun problème de cuisiner. A vrai dire, tu aimes beaucoup ça. Tu n'as rien contre le fait de passer des heures entières aux fourneaux. C'est probablement là ton seul presque talent dans la vie. Fut un temps où tu étais également très porté sur le BMX. Tu t'amusais à enchaîner des pirouettes toutes plus acrobatiques les unes que les autres. Tu n'as pas arrêté parce que tu es "devenu adulte". Mais bien parce que tes potes ont tous cessé leurs propres activités de ce genre. Si tu n'as personne avec qui partager ces passions là, tu n'as aucune raison de vouloir continuer. Alors t'as cessé, petit à petit, ces sorties là. Et parce que tu aimes bien manger, tu cuisines. C'est aussi simple que ça. Et ça coûte bien moins d'argent que d'aller régulièrement au restau ou chez un traiteur.
J'avoue que, à choisir, j'aimerais éviter de mourir d'une intoxication alimentaire ! Que tu te permets de te moquer alors qu'elle même ne se rate pas à ce sujet là. Tu préfères encore quand vous vous taquinez l'un l'autre de cette façon, plutôt que lorsqu'elle se veut trop sérieuse. Tu n'aimes pas le fil de la conversation qu'elle vient t'imposer. Tu n'es pas à l'aise quand il est question de ton avenir. Toi qui ne sais vivre que l'instant présent. Et encore, sans grande conviction. Tu te penses incapable de tout, ou presque. Et quand tu t'emballes, tes vieux démons ne manquent pas de te rappeler à l'ordre. Alors quand Susan se montre soudainement intrusive, tu ne réponds plus qu'avec des réponses très courtes pour la convaincre de ne pas aller plus loin. Elle te semble assez maline pour le comprendre et pour abandonner l'idée d'insister. T'es presque soulagé quand tu constates qu'elle s'est endormie sur le siège passager. Tu ne fais rien pour la réveiller et te contentes de conduire en silence. C'est quand tu t'engages sur le chemin privé qui mène à sa petite maison au bord du lac, que tu la sens se réveiller à tes côtés. Tu vérifies d'un simple coup d'oeil et lui offres un semblant de sourire.
Et pourquoi est-ce qu'on serait obligés d'en parler ? Que tu ronchonnes, presque malgré toi. Trop souvent, Susan se comporter comme si elle était ta mère. C'est en tout cas que ce que tu t'imagines. Comme ça que tu vois la relation normale mère-fils, toi qui n'as pas vraiment eus l'occasion d'en vivre une de façon sereine. Ta mère t'ayant abandonné bien trop tôt à ton goût. Trop tôt dans ta vie de gamin déjà pas mal perdu. Tu tentes de faire bonne figure quand tu te gares et quittes la voiture pour récupérer vos bagages dans le coffre. Quand elle te rejoint et t'interroge, tu te contentes d'un faux sourire, des plus crispés. C'est sans rien répondre que tu prends ensuite la direction du chalet avec, au bout de tes bras, vos sacs les plus lourds. Que tu as vite fait de ranger dans les deux chambres spacieuses et confortables du chalet. Le gamin en toi voudrait se planquer dans cette chambre qui sera la tienne le temps d'un week-end, pour éviter la conversation qui risque de suivre. Mais l'adulte lui fout un coup de pied au cul pour le forcer à rejoindre Susan. Qui, munit de deux verres de vin blanc, rejoint déjà le salon. Tu la suis sans mot dire et prends place dans le canapé. Bien sûr ! Tu retrouves de tes sourires habituels qui se veulent, assurément, trompeurs.