the day bleeds into nightfall (adrián) [délai : 25/10]

le passé fut turbulent et nous réserve un futur brûlant
Des parents trop aimants ; une enfance difficile. Il avait peur d’être heureux, peur de chaque instant de joie, peur qu’une mauvaise nouvelle se cache derrière le déferlement de bonnes. Abandon factice, il était sûr que si ce n’était pas lui qui le faisait d’abord, ce serait eux. Alors il a claqué la porte d’entrée derrière lui en leur jurant qu’il ne reviendrait jamais. Du haut de ses seize ans, il avait pris la décision de quitter le domicile familial sur un coup de tête. Pourtant, il y réfléchissait depuis des mois. Lui-même ne savait pas qu’il allait agir ce jour-là. Gamin solitaire rendu vraiment seul, il avait l'air de se sentir mieux comme ça.

j'ai tellement mal que je souris à m'en déchirer les lèvres
Toutes les personnes qui ont rencontré Adrián à cette période de sa vie peuvent en témoigner aujourd’hui : il arborait toujours un magnifique sourire. Bien coiffé, bien habillé, personne ne se doutait qu’il vivait dans une ruelle, entouré de cartons mouillés et de poubelles trop odorantes. Tôt le matin, il savait dans quel foyer se rendre pour prendre une douche et il savait qui amadouer pour avoir un repas gratuit. Sans toit au-dessus de sa tête, il se sentait à la fois terriblement mal mais terriblement libre. C’était le combat de sa vie, le combat d’un homme contre son pays tout entier : il a passé deux ans à la rue, deux ans à mentir, deux ans à sourire.  

je suis l'enfant du virtuel, je suis celui qui veut qu'on l'aime
Gamine rencontrée au hasard dans un supermarché, la belle gueule de l’espagnol et ses paroles rassurantes avaient suffit à la faire chavirer. Du haut de ses dix-huit ans, il savait déjà comment parler aux femmes, comment les manipuler pour obtenir d’elles ce qu’il souhaitait. Elle, il ne l’aimait pas. Il aimait seulement le confort matériel qu’elle avait su lui apporter dans son appartement et le téléphone portable qu’elle lui avait acheté dès le début de leur relation. Il avait découvert instagram, twitter. Il avait appris à prendre des photos, à embellir la réalité avec des filtres, à poster des messages inspirants et à se montrer régulièrement pour obtenir des likes. Il oubliait tous les tristes détails de sa vie d’avant et ne racontait que des anecdotes drôles et fières pour se mettre en avant. Enfant déboussolé, enfant de la rue, il est devenu le fils d’internet, celui qu’il fallait suivre, celui que tout le monde aimait.  

j’fais genre qu’personne peut me toucher, mais j’ai b’soin d’vous pour exister
Il a essayé de se remémorer les détails de cette dispute une bonne dizaine de fois, après avoir été mentionné sur une centaine de publications mettant en avant son caractère narcissique et violent. Il ne s’en rappelait déjà plus. Mots échangés derrière un clavier, il ne s’attendait pas à ce que cette discussion devienne virale, à ce qu’elle soit publiée au regard de tous. Il s’était excusé publiquement dans une publication qu’il a supprimé aujourd’hui. Il disait qu’il n’était rien sans les personnes qui étaient là pour le suivre chaque jour, qu’il avait besoin d’eux et qu’il s’en voudrait énormément s’il gâchait tout à cause de son comportement enfantin. C’est à cette époque qu’il a su mettre un mot sur l’effet qu’internet avait sur lui : il était dépendant. Comme une véritable drogue, il ne savait plus vivre sans.

toute l'année au bord du gouffre, borderline
Vingt-cinq ans et toutes ses dents. Aujourd’hui, tout le monde s’arrache l’espagnol. Il fait des story tous les jours pour raconter ses journées, pour expliquer quelle marque l’a contacté et avec qui il va tourner une publicité prochainement. Plus qu’un simple gars sur les réseaux, il a décroché des contrats dans le mannequinat, il a su plaire à des centaines d’agents et s’est fait des économies pour vivre correctement jusqu’à devenir vieux et fripé. En bref, tout semble aller bien dans sa vie. Tout, excepté le compte rendu du psychologue qu’il est allé voir le mois dernier : TPB. Trouble de la personnalité borderline. Sa vie n’était qu’un puzzle inachevée avant d’entendre ce verdict, aujourd’hui, toutes les pièces sont assemblées, il sait parfaitement où il va. La peur, la tristesse, l’abandon, la dépendance, l’agressivité : toutes ces anomalies qu’il cherchait autrefois à s’expliquer sont devenues sa force. Et quand ça le prend aux tripes, quand il se pose des questions pouvant le mener à se faire du mal à lui-même, il se rappelle qu’il est unique et que le monde entier peut s’estimer chanceux de vivre dans la même époque que lui. Son psychologue, lui, il l’a viré ; lion mis en cage depuis trop longtemps, il vient tout juste d’être relâché.