Donne leur l'Eden ils t'en font un Enfer (roméo)

Tu plonges le pinceau dans le verre, l’eau se trouble de reflet azuré. T’observe un instant le tourbillon qui se forme autour des poils, qui disparaît aussitôt que le mouvement s’arrête. Tu tapotes ton pinceau contre le bord, le tintement cristallin qui vient se mêler au vinyle qui tourne encore, les son grave d’une vieille chanson d’Aretha Franklin. Ta mère adorait cette artiste, sa voix, sa façon d’être. Elle avait tout une collection de vinyle poussiéreux, qui ne sortait que trop peu de son placard. M’man aurait pu les écouter plus souvent, les sortir de leurs étuis, les placer délicatement sur la platine, avec toute la précaution dont elle savait faire preuve. Comme quand elle te bercé, si tendrement contre son sein. Elle avait si souvent rêvé de sa famille parfaite, de la grande maison, du mari et des enfants. Elle avait omis que le destin viendrait contrecarrer ses plans de vie parfaite, juste avec un mot. Un seul. Un mot que le gamin de quatorze ans que t’étais n’avait pas immédiatement compris. Métastase. C’était moche comme mot. Ce n'était pas le genre de mots qu’on voulait entendre aux repas de famille, pas le genre de mots qu’on pouvait dire entre la salade et le dessert le dimanche midi. M’man était malade. M’man partirait bientôt, pour toujours, un long voyage dont elle ne reviendrais pas. Tu te souviens de tout. Absolument de tout. Les derniers moments, les dernières paroles, les derniers sourires. Tu te souviens de ce long dimanche ou tu la vue pour la dernière fois, la terre qu’on jette sur un coffre en bois, les pleurs et les yeux gonflés de chagrin. Elle était parfaite ta mère. Tellement parfaite. Tu soupires, le pinceau dans la main, le verre de vodka dans l’autre. Tu observes toutes les perspectives, les paysages au loin, la femme nue au premier plan. Mais ça ne va pas. Ça ne va jamais. Ça n’ira jamais. Parce que tu sais rien faire de bien, parce que t’es un incapable, surement pas un artiste. Si ton père te voyait… Il te rirait au nez, il détesterait tout ça, la toile, la femme, la peinture à peine sèche et déjà tellement décevante. Il te dirait que tu ne sais rien faire, que t’aurais dû l’écouter, suivre le chemin tout tracé qu’il t’avait fait. Peut-être a-t-il raison. Peut-être que tu t’es planté. En beauté. Peut-être que tu y arriveras jamais, que tu seras jamais l’artiste tant envié. La musique s’arrête. Grésillement. Fin du disque. Le silence emplit la pièce, te bourdonne aux oreilles, ou peut-être que c’est la vibration de ton téléphone contre la table, la bête coincé dans le petit engin électronique. C’est elle. Elle t’appelle. Pour la dixième fois aujourd’hui. Tu rejettes l’appel. Comme les dix dernières fois. Onze maintenant. Elle rappelle aussitôt. Rejet. Encore un appel. Tes nerfs se contractent, la tempête sous ton crâne qui fait rage, la crise qui t’envahit encore un peu plus jusqu'à déborder, faire exploser la bombe sous ton crâne, envoyer contre le mur le téléphone, le verre d’eau, la peinture, la toile. Le loft mis sens dessus dessous, et le téléphone qui vibre encore. Elle sait que tu finiras par la rappeler, parce que t’a besoin d’elle, parce que tu sais pas faire sans, parce que tu perds pied quand elle est trop loin de toi, parce qu’elle est la seule à pouvoir calmer tes colères noires, tes idées noires, tes envies d’en finir parfois. Parce que t’es encore persuadé qu’elle est la seule à pouvoir te sauver.