(freyja) hear the screaming of the lamb.

traits de caractère / Passionnée, dans le sang, jusqu'au fond de l'âme. Une passion dévorante, qui la subjugue, la bouleverse, lui fait oublier les contours d'une réalité parfois brutale qu'elle a tendance à considérer comme un leurre. De sa passion naissent toutes les beautés qu'elle entrevoit, chez les uns, chez les autres. Dans tout ce qu'elle crève de composer, encore et encore. Car plus que passionnée, Freyja est insatiable. Elle n'en a jamais assez. Toujours plus, jusqu'au trop qui serait capable de lui faire frôler la névrose. Elle est si jeune encore, elle ne se rend pas encore compte, à quel point ce trait-là de sa personnalité pourrait lui jouer des tours. Car pour l'heure, elle est encore naïve, percluse de ces failles liées à la jeunesse candide. Elle cherche à croire ce qu'on lui dit. Elle s'accroche aux rêves qui la fascinent. C'est ainsi qu'elle a appris à survivre. Et tous les revers n'ont pas d'importance, tant qu'elle entrevoit encore l'espoir d'être ce qu'elle aspire. Sensible jusque dans ses battements de cils, Freyja vit, Freyja pleure. Elle vibre à l'unisson de ce qui l'entoure, incapable de ne pas ressentir, incapable de ne pas s'émouvoir. Fragile, dans ce qu'elle déploie d'émotions et de caractères aux antipodes. Tantôt affirmée, tantôt bouleversante, elle peut se recroqueviller sur elle même comme une pétale de rose flétrie, se laisser submerger par les ombres qui la composent, et qu'elle a préféré refouler, ou bien s'épanouir, irradier en embrasant tout ce qui se trouve autour d'elle. Lueur vacillante, nimbée de ces fragilités qui lui murmurent à l'oreille des comptines sans âge. Rêveuse impatiente, rêveuse déterminée, elle aspire à tant de choses qu'elle se perd parfois dans toutes ses espérances. Toutes ces illusions lui permettent d'oublier la misère dans laquelle elle a vécu, d'où elle vient, où elle va, ce qu'elle est. Parfois, dans l'âpreté de la nuit, elle éprouve de ces élans impérieux irrépressibles qui lui donnent envie de hurler, de griffer leurs visages. De les détruire, tous autant qu'ils sont. Elle en crève, avec lenteur. Imagine les dépecer tour à tour pour oublier ce regard de convoitise qu'ils ont un jour posé sur son corps sans qu'elle y consente. Farouche, elle peut l'être. Petit chat prêt à sortir les griffes, à planter ses ongles dans la chair fragile pour y imposer sa morsure. Mais avant tout, elle est emprunte d'une douceur étrange. Ce n'est pas une douceur souffreteuse, comme ceux qui se complaisent dans une sensiblerie trop empathique. Non, c'est une douceur née de la volonté d'ignorer la violence qui l'a toujours entourée, créée pour contrecarrer les brutalités qui auraient dû la pervertir. Mais ils n'ont pas réussi, n'est-ce pas ? Non, ils ne réussiront jamais. Cela, Freyja le sait. Pour y parvenir, il faudrait briser tout ce qu'elle est.

Le ciel criblé d'étoiles. Les rêves en étalage. Illusions perdues, illusions déçues. Et toi, qui es-tu ? Créature éthérée, venue du fond des âges. Petite fille qui ne peut que s'émouvoir chaque fois que ses prunelles avides s'ouvrent sur le monde qui l'entoure. Il n'est pas si beau pourtant, cet univers qui l'a vu naître. Il se nacre de poussières aveuglantes, de l'odeur âcre d'une humidité pourrissante qui s'est installée depuis trop longtemps, de l'âpreté des assertions lorsqu'elles sont gorgées par l'héroïne et le whisky bon marché. Le cocktail du désespoir. Celui que l'on embrasse lorsque la misère est suffisamment grande pour vous entraîner dans son cloaque putride. Celui qui rend les amants à des instincts bestiaux, des souffles gutturaux, des cris éraillés par les larmes. Freyja s'efforçait toujours de trouver une musique dans chaque éclat de voix. Des notes pour oublier la peine, des mélodies pour se convaincre que son père n'avait pas consciencieusement pris la porte un jour pour ne jamais revenir, laissant derrière lui sa mère exsangue, brisée et amère. La laissant seule. Seule avec elle, et ses travers ignobles. La délicatesse enfouie dans ses grands yeux sombres. L'amour maternel tenu en joug par la pensée de la dose qu'il faut trouver, payer, consommer, amortir. Le même cercle infernal, encore et encore, rythmant sa vie de petite fille. La peur dans le ventre, inexplicable. Celle qui naît de l'insécurité, quand on ignore de quoi demain sera fait. Une vie qui n'est qu'une nuit sans aube.

Mais une nuit criblée d'étoiles, avec des météores, filant dans ses noirceurs. La première, elle se prénommait Ava, et elle vivait un étage plus haut. Elle était belle Ava, si belle. Avec ses doigts osseux, son teint de porcelaine  et ses cheveux de lune qu'elle remontait avec des broches en métal ciselé serties de nacres sur le haut de sa tête. Ava, elle lui a appris à jouer du piano, à laisser glisser ses doigts fragiles avec aisance d'une touche à une autre jusqu'à faire naître des mélodies qui n'appartiendraient qu'à elle. Elle lui a montré comment chanter aussi. Exploiter cette voix qu'on lui avait offert. Cette voix suave, aux atours parfois rauques.  Elle était son refuge, son modèle, son baume. Elle se réfugiait chez elle chaque fois que la solitude était trop grande, qu'il lui fallait quelqu'un à qui raconter sa journée d'école. Ce qu'elle avait appris. Qui elle avait rencontré. A quels jeux elle s'était adonnée. Quelles notes elle était parvenue à obtenir. Ava, elle lui disait tout. Figure maternelle de substitution, trouvée par erreur. Douloureux hasard que celui-ci, lorsqu'on savait qu'elle même n'avait jamais pu avoir d'enfant, et qu'elle s'était sentie mourir lorsque son mari l'avait laissée veuve, quelques années plus tôt. Pendant plusieurs années, elle avait été plus présente que sa mère. Mais un jour il avait fallu partir. Partir pour un foyer d'accueil. Celui qui s'occupe des enfants dont les parents ne savent plus se prendre en charge. Sa mère avait décidé de prendre sa vie en main. De décrocher. Ironie du sort. Freyja avait dû quitter Ava, quitter son quotidien. Elle lui avait promis qu'elle reviendrait la voir, lorsque sa mère rentrerait de sa cure, et qu'elles ré-emménageraient dans l'appartement du dessous. Elle lui avait promis. Mais un an plus tard, lorsque Freyja, du haut de ses quinze ans, était revenue voir Ava dans son appartement : elle n'y vivait plus. Elle était partie. Météore évanouie. Sa météore … Enfuie. Elle s'était endormie quelques semaines plus tôt, sereine. Et elle ne s'était jamais réveillée. Douce Ava, elle l'avait trahie.

Pendant son année en foyer d'accueil, Freyja a découvert une chose singulière dont elle n'a plus jamais oublié la saveur. Cela avait un nom … Un nom étrange … : solitude. Solitude ici, là, partout autour d'elle. Solitude chaque fois qu'elle sentait les regards se poser sur les contours de sa silhouette. Elle les imaginait en train de la désosser. Lentement. Avidement. Ils prenaient leur temps, prolongeant l'agonie de ses nerfs à l'intérieur. Ils ne la brimaient pas pourtant, et elle s'est même surprise à trouver en eux des camarades. L'un d'entre eux, l'ayant entendue fredonner un jour,  lui a même proposé de faire partie d'un groupe. Un boys band, dont elle serait la chanteuse. Elle avait alors pensé que si elle les rejoignait, ça ne serait plus vraiment un boys band. Mais qu'importe.   Elle avait accepté. Et Elias, celui qui l'avait « recrutée », lui avait même montré quelques accords sur sa guitare. Elias et ses sourires enjôleurs. Elias et cette timidité sous-jacente qui le faisait reculer d'un pas chaque fois qu'il aspirait à avancer de deux. Pendant un temps, elle a cru qu'elle était amoureuse de lui. Que ce n'était pas un hasard, si chaque fois qu'il la regardait avec insistance, des papillons frétillaient dans son ventre. Elle l'imaginait, glissant ses doigts sur la candeur de sa peau, sur la finesse de ses cuisses. Comme ces héros le faisaient dans les romans qu'elle dévorait pour subjuguer leur promise. Sauf qu'Elias n'avait pas grand chose d'un héros romanesque. Il était taciturne, incertain et rude. De finesse, il était dépourvu. Et lorsqu'un jour, après une répétition du groupe, il jugea bon de lui faire des avances, elle ne le repoussa pas. Elle ne le repoussa pas sur le coup, mais tout son corps se raidit lorsque ses lèvres s'accaparèrent les siennes, lorsque ses mains cherchèrent à la libérer de ses entraves et que ses doigts calleux se frayèrent un chemin sur son épiderme révulsé. Il sentit tout de suite le rejet qui s'opérait en elle. Malgré l'inexpérience. Malgré les envies assassines que cela faisait naître en lui. Il le sentit et la laissa là, pantelante et froide, déparée de toutes les lueurs qu'elle déployait d'habitude, incapable de douceur lorsqu'elle ne comprenait pas le rejet viscéral qui s'était insinué en elle. La solitude la gagna de nouveau. Cette solitude oubliée depuis qu'ils avaient su composer ensemble. Et Elias ne fit jamais plus de tentatives.

Freyja n'eut pas non plus envie de réitérer l'expérience, sa candeur devenant une délicatesse qu'elle se promettait de préserver jusqu'à être sure. Sure de l'insatiabilité de ses envies, de leurs saveurs étranges sur la langue. Elle voulait désirer autant que l'on pourrait la vouloir. Elle voulait tant … Tant mais pas cela. Pas une vulgaire rencontre de corps à la dérobée de couloirs exiguës. Pas de souffles gutturaux et triviaux, de silhouettes anonymes qui s'enchevêtrent sans se sentir, sans se voir.  Elle aspirait à autre chose. A tant de choses. Des rêves, des rêves partout. Sans doutes improbables, inaccessibles, et illusoires. Mais des rêves malgré tout, en lesquels elle voulait et devait croire pour oublier l'âpreté quotidienne d'une mère qui la regardait comme si elle était un leurre.  Au lycée, elle choisit des options en chant, en théâtre et en musique, afin de parfaire la maîtrise de son timbre, de son jeu aussi. Le groupe dont elle faisait partie se disloqua. Et de leur rêve, il ne resta plus qu'elle. Elle, sa guitare de fortune, sa jeunesse, les mélodies tracées sur les pianos des gares, sa candeur fascinante, ses illusions déçues. Pour se faire de l'argent de poche, en sortant du lycée, elle avait pris l'habitude de chanter au gré des rues de Cork, se posant sur un trottoir, partageant ses humeurs avec les passants qui s'arrêtaient pour l'entendre chanter, rire, les entraîner avec eux dans l'univers qu'elle avait su créer. Ses rêves, s'accrochant à leurs regards, espérant lire en eux des perspectives d'avenir. Un avenir loin de Cork et de la misère, où il n'y aurait qu'elle, la musique, et les planches. Juste cela.

Des rêves qui un jour, se brisèrent contre ses phalanges. Fascinante créature, aux yeux d'une clarté obscure. Savas Vermeil. Un nom si étrange. Si incongru. Vermeil, comme la couleur. Comme le sang qui perle sur la peau opaline. Elle a tout de suite eu envie d'être le papillon dont il brûlerait les ailes. Dès l'instant où elle l'a aperçu, spectateur parmi d'autres, sur le trottoir humide. Il faisait si mauvais ce jour-là. Sa peau était translucide, perlée de cette pluie qui la refroidissait jusqu'aux os. Mais elle chantait pourtant, ses doigts agiles pinçant les cordes dans un rythme effréné, la bonne humeur pour seul rempart. Elle a tout de suite voulu le suivre, là-bas, là où tous les rêves tracés par sa langue pourraient prendre corps. Il savait quels mots utiliser pour la convaincre, il connaissait tous les espoirs que son âme chétive chérissait, à l'intérieur. Comme s'il l'avait lue, livre ouvert, entièrement nu. Naïve, percluse de toutes ces failles que la jeunesse met un temps trop long à refermer. Il lui proposait de partir. Partir loin de Cork, de la misère, des rues sinueuses qui ne lui apportaient qu'une reconnaissance médiocre. Il lui ouvrait les portes d'un avenir insoupçonnable, et Freyja, elle, elle y a cru. De toute son âme, de tout son corps. Elle l'a cru parce qu'il n'y avait rien autre part pour la retenir. Rien à part le vide d'une maison délaissée, de visages anonymes dans les couloirs du lycée, du bitume humide sous ses pieds, lorsqu'elle jouait. Alors à l'aube de ses dix-huit ans, elle l'a suivi en Amérique, devenant une lueur éclectique dans les obscurités furibondes de son sillage, quittant tout du jour au lendemain sans songer à se retourner. Elle l'a suivi jusque dans son antre, agneau pris au piège sur un territoire d'une luxure absconse. Le masque tombe, le héros s'évanouit. Il aurait pu être son héros, s'il n'y avait pas eu ce leurre ignoble pour l'enfermer dans ses filets, et le révéler tel qu'il était : élégant manipulateur. Une maison close. Prison de chairs et d'avidités étouffantes, de sensualités qui l'attirent et la révulsent à la fois. Elle devrait partir. Il faudrait qu'elle parte, le plus rapidement possible. Là. Maintenant. Mais pour aller où ? Vivre dehors, seule … Seule encore. Seule et misérable. Chaque fois qu'elle songe à ne pas revenir, il y a sa voix si suave qui s'élève au fond de sa tempe. Qui la rappelle. Qui lui murmure qu'elle n'a pas d'autre endroit où aller. Qu'elle est prisonnière … sa prisonnière. Et au fond elle espère encore … Que tout n'était pas qu'un leurre immonde. Que le rêve, bien que brisé, peut perdurer encore. Et renaître … renaître, peut-être.