Le temps s’est arrêté. À l’abri de l’alcove aux roses criards, les minutes se traînent et se mêlent, pour se brouiller aux basses lancinantes. Sur la pulsation grésillante, les corps se tordent ; ils dansent, rêves de chair et de lumière que seuls les regards sauraient frôler. Les doigts s’en retrouvent frustrés, s’occupent en triturant les verres jamais vides, les tissus imbibés de sueur moite. Car ce n’est que ce qu’
elles sont ici : des corps, des enveloppes désincarnées, perchées sur la scène pour récolter sourires et sifflements, autant de signes ostentatoires d’un désir que plus personne ne cherche à cacher. Les hommes se font templiers, brisant les portes d’un autel de la débauche pour en piller les trésors de chair, dans l’espoir minime d’y vénérer leurs idoles. C’est que tant qu’elles restent muettes, ils peuvent encore nourrir le fantasme qu’elles ne soient que peintures religieuses, statuaire animé face auquel ils peuvent tomber à genoux, mains jointes, braguette ouverte. Car ce serait là la transgression véritable : les entendre parler, les voir devenir humaines et se trouver ainsi embarrassés de les comparer à des sœurs, des amies, des femmes. Ce qu’elles ne sont pas. Pas pour eux, pas aux yeux de leurs appétences libidineuses.
Mais l’art est mort, ici bas. Et dans les tréfonds de leurs pupilles dilatées, Dieu n’existe pas. Il faudrait pour ça supposer qu’ils ne soient que des mortels, et ce n’est pas ce qu’ils sont venus être. Ils sont venus, au contraire, transcender leur existence misérable, être d’avantage que les enculés basiques qu’ils ne parviennent qu’à être au quotidien. Ils sont venus pour être monarques, empereurs déifiés, à la fois possesseurs et esclaves de leur fric puant. Ils sont venus pour croire, et les idoles les y aident : c’est le jeu, celui pour lequel ils ont payé.
Sans doute doivent elles en rire, lorsque leurs regards croisent le vide de leurs pupilles. Sans doute doivent elles à la fois les plaindre et les maudire.
Il n’aurait pas l’arrogance – ou plutôt la stupidité – de se prétendre différent d’eux. Mais l’inclusion a un groupe ne l’a jamais privé d’en ébaucher la critique sévère, ou de formuler la moquerie cynique des êtres qui lui ressemblaient. Seul l’orgueil aurait pu le sauver, de justesse : lorsqu’il se racontait qu’il n’était pas là pour ça, en tout cas pas cette fois. Et peut-être que ses iris traînent le long des courbes alanguies, par réflexe, par faiblesse : mais l’esprit parvient à le retenir de justesse, lorsqu’il se trouve tenté de céder à cette forme de paresse.
Un œil extérieur aurait sans doute songé à une toute autre intention de sa part, en le voyant se glisser dans l’un des espaces confidentiels chéris des acharnés. Ceux auxquels la prière commune de ces idoles dansantes ne suffisaient plus, et qui devaient nourrir le fantasme du dialogue privé :
bouge, existe et respire pour moi, seulement pour moi. Demande egotique, illusoire. Il s’en gaverait volontiers, s’il n’avait pas d’autres chats à fouetter. Et l’intimité n’est cette fois pas une excuse à la possession, mais à l’exclusion : aux yeux de tous, comment aurait-il pu remplir la mission qu’on lui avait confiée ? Sa danseuse devait redevenir humaine, retrouver la parole, la capacité de répondant ou d’explication. Car certains mots n’éclosent qu’en chiens de faience, lorsqu’ils ne se trouvent gênés par aucune autre présence.
Entre les rideaux carmins, le voilà qui se faufile, qui s’installe comme pacha, prince de la décadence ; nicotine coincée entre les doigts, l’acier comme seul sourire. Presqu’inexistant. Leo attend ; ange déchu que les saints auraient recraché, figure désacralisée. Et la voilà alors qui rentre, qui se glisse entre les tissus avec la langueur de l’habitude : elle pense sûrement qu’elle devra danser, une fois encore contenter les yeux vitreux d’un habitué. Mais les regards se croisent, et tout se fige.
Le temps s’est arrêté.
Il n’y a que cette légère fumée, mordue par les lumières rosées, qui grimpe lentement vers le plafond. Et puis l’œil qu’il pose sur elle, flegmatique a souhait, comme il le faisait avant.
Nikita.
Silhouette ambiguë, regard qui tue. Peut-être un peu perdue, mais ce n’est que de le voir là. Après tout, il avait disparu. Aux arts des renaissances, Leo est prince ; le genre à se pavaner comme s’il en avait le droit, comme s’il n’avait pas dû rester dans le néant où ils l’avaient enfoui. Sans doute aurait-il eu l’audace de prendre ça pour un défi. Regardez un peu : l’insolent a souri. Avec la décontraction des enflures, un pli discret au coins de la commissure. L’irrévérence irrésistible, l’irréel comme démesure. Regardez. Il aura peut-être l’audace de la regarder de la tête aux pieds, comme un putain de félin fier d’avoir vu une souris se piéger. Ce serait pourtant malvenu de prendre Nikita comme telle : il le sait, parce qu’elle avait déjà de la ressource, à l’époque. Pas du genre à être sous-estimée. Belle ? Sûrement, pour ce que ça voulait encore dire. Mais en cinq ans, tout les deux ont certainement changé.
—
Salut, Niki. La voix psalmodie, velours désincarné. Cigarette entre les dents, brodée d’ironie. Va t-il poursuivre, ou bien simplement profiter de ce moment de flottement atroce ? Nul ne saurait le prédire. On préfère de loin le maudire.
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Quoi, tu ne danses pas ? Fait-il mine de souligner, en pointant sa silhouette d’un mouvement de menton léger. «
Mon fric vaut bien celui d’un autre, non ? Évidemment qu’il joue. Il ne sait faire que ça : profiter du désarroi de ses proies, avant de les croquer. Fut un temps où c’était même son passe-temps préféré.
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À moins que t’estime que t’es trop bien pour ça, maintenant que tu gères ta propre entreprise, Qu’il lâche lentement, en redressant le brun de ses pupilles sur son visage peint de lumière.
Le sourire encore, la fossette comme gâchette, comme un revolver braqué. Sur la tempe, atroce templier.
Ou fou, simplement.
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