Un ballet étrange de taxis, d’ubers et de voitures de luxe a lieu devant l’une des plus prestigieuses salles de réception de la Grosse Pomme, intriguant quelques passants qui n’ont qu’à lever les yeux vers un écriteau pour comprendre que c’est toute une compagnie qui se rassemble, ce soir, pour une fastueuse soirée. Ce soir, Lŭvski Transport prend, plus que jamais, soin de ses employés. Petits fours et coupes de champagne à volonté, le PDG n’a pas lésiné sur les dépenses, voyant en ses employés repus et éméchés les plus loyaux qu’il pourrait désirer. S’ils ne l’admirent pas tous -quelle tristesse-, il s’assure au moins qu’ils le respectent et le considèrent comme un boss que n’importe-qui souhaiterait avoir. C’est qu’il est plus aisé d’annoncer des baisses de salaire et quelques licenciements face à des employés plus corporate que jamais.
De derrière le rideau en velours rouge au fond de la salle de réception, le lion bulgare observe la masse grouillante de salariés et de cadres qui se rassemble au pied de la scène montée pour l’occasion, au milieu de laquelle trône un pupitre dont un employé des lieux teste les micros. Les yeux de Zdravko balaient l'assistance, reconnaissant de nombreux visages visiblement ravis d’être là. L’un d’eux accroche son regard, encadré de quelques mèches brunes aux opales semblant chercher une présence. L’ingénue lui arrache un sourire discret, jeune femme récemment embauchée et lui ayant été présentée quelques heures plus tôt au cours d’une réunion. Sans aucune surprise, la beauté de cette découverte n’a pas échappé au PDG qui, à son habitude, s’est contenté de paraître aimable et d’échanger quelques regards fugaces. Bien loin de se douter de ce qu’il adviendra après cette rencontre, c’est dans l’idée de la revoir qu’il se retourne vers la voix féminine qui l’interpelle sèchement, vers son bras droit au regard meurtrier.
Le bulgare lui rend le sien, froid, teinté de reproches alors que, quelques heure plus tôt, une collaboratrice à qui il faisait les yeux doux s’est brusquement rétractée, faisant perdre à la Lŭvski une opportunité, certe mineure, de faire quelques économies dans la sous-traitance. Les soupçons du bulgare se sont naturellement dirigés vers son assistante, et ses reproches par la même occasion. Pourtant, cette jalousie maladive, il en joue, en use et en abuse à outrance, a sûrement été trop loin avec la malheureuse qu’Inessa a évincée, rendant le bulgare désireux de souffler sur les braises encore chaudes. Et alors qu’il ignore sciemment les instructions qu’elle lui donne en lui tendant ses notes, c’est un certain visage en tête qu’il passe enfin le rideau après avoir été annoncé.
Sous quelques projecteurs savamment placés pour le mettre en valeur dans son
costume taillé sur-mesure, Zdravko salue et sourit à l’assistance, avant de poser ses yeux quelques secondes vers cette Alba dont le nom lui revient enfin. Son sourire s’élargit brièvement lorsque leurs regards se croisent, le désir et l’envie de faire enrager cette femme restée derrière le rideau finissant de prendre forme en cette sublime silhouette de rouge vêtue. Alba ce sera, tant pis pour les conséquences, tant pis si la malheureuse finit par subir le courroux de la Chernenko. Elle fera l’affaire tant qu’elle durera. Et Grands dieux, qu’elle durera…
Le sérieux lui revient, les fiches prennent place devant lui et le PDG récite son discours appris par cœur et s’exprime le plus naturellement du monde. C’est qu’avoir été marié à une actrice de renom, il y a plusieurs années de cela, a été particulièrement bénéfique pour son image et sa manière de parler. Si l’accent est toujours là, relents de Bulgarie dont il refuse de se défaire, si son anglais fourche par moments, son assurance suffit à le rendre crédible dans son rôle de patron soucieux du bien-être de ses employés.
Il leur promet la lune, l’agrandissement de la société qui s’établit dans de nouveaux lieux à l’internationale, les encourage à persévérer dans leur travail et leur investissement pour qu’ensemble ils puissent continuer de contribuer à cet empire qui, en fin de compte, n’est que le sien. Mais ça, il se garde bien de le préciser.
Les remerciements, des applaudissements, puis il s’éclipse et rejoint les coulisses quelques instants durant, déjà pressé de les quitter pour aller mettre sa revanche à exécution. Inessa entraînée dans un recoin discret, il lui glisse quelques provocations à l’oreille avant de la quitter et de retrouver la lumière éblouissante des lustres surplombant le grand hall où il se fait rapidement happer par quelques actionnaires. Quelques belles paroles, et l’en voilà débarrassé pour mieux aller serrer quelques mains, non sans s’approcher innocemment d’une jolie brune qu’il fait mine de reconnaître. Une main chaleureuse posée sur son épaule pour capter son attention lorsqu’elle semble ne plus prendre part à la discussion de ses collègues, il se penche légèrement vers elle et lui adresse le plus chaleureux de ses sourires.
« Mademoiselle Pérez, c’est ça ? Alors, vous prenez vos marques ? » Lève la tête vers le reste de l’équipe de juristes qu’il joint brièvement à la conversation d’un ton moqueur.
« J’espère que notre service légal ne vous donne pas trop de fil à retordre. »