les paradis artificiels. (grisha)

LES PARADIS ARTIFICIELS

Vingt-deux heures. L'heure qui a été fixée par Grisha pour leur rendez-vous. Autour d'elle, les corps s'agitent et s'entrechoquent jusqu'à former une masse informe et bruyante. D'ordinaire Irina apprécie le raffut du quartier, quand les basses tremblent jusqu'au fond de son crâne pour l'empêcher de penser clairement. Ce soir, c'est différent. Trop de monde et le goût amer de son manque d'emprise sur les Rotten accroché au fond de la gorge. L'envie furieuse de se battre comme une diablesse couplée à la raison, deux pas en avant pour mieux fuir. Grognement silencieux de la Russe qui doit se contenter de son rôle de prostituée de luxe pour tenter de ressentir quelque chose, même si ça doit être autre chose que du plaisir charnel. C'est l'air de rien qu'elle a accepté l'invitation de Grisha, voix du tentateur sur son épaule. Elle ignore tout de l'histoire qui suinte à travers les cellules de l'homme, mais ce n'est pas son rôle de lui faire la discussion. Pourtant elle est là, bout de chair docile installée dans l'un des rares bars chics de la ville. C'est loin d'être la première fois que leurs corps fiévreux se retrouvent en échange d'une poignée de billets verts, mais c'est le même ressenti qui resserre un peu plus l'estomac d'Irina. Une appréhension qui n'a pas de nom face à l'autorité naturelle de son client, elle a envie de montrer les crocs sans pouvoir se le permettre. Elle n'est que ça, une belle de nuit qui a ôté son habit de maquerelle. Fierté éclatée au sol le temps de quelques heures, retour aux contrées russes. Elle ne sait pas si elle l'aperçoit en premier, ou si c'est l'inverse. Les yeux s'arrachent enfin de la foule pour se poser sur l'humain aux intonations teintées du même accent qu'elle. L'humeur maussade s'efface pour se vêtir d'un sourire illusoire, l'humaine laisse sa place à la prostituée. « Ça fait longtemps. » Une constatation en guise de bonjour, une vérité qui sonne presque comme un reproche sous la langue capricieuse. Leurs retrouvailles se sont espacées naturellement au point de devenir quasiment inexistante, alors elle ne sait plus vraiment à quoi s'attendre avec lui. Elle lève sa carcasse pour se rapprocher un peu plus, les lèvres mutines impatientes de retrouver le venin qui la familiarise, celui qu'elle n'est pas autorisée à déverser dans ce rôle. « Je ne suis pas  censée réclamer mais.. Quel est le programme de la soirée ? » Les canines dévoilées dans un sourire plus franc. Au final la réponse lui importe peu, la biche souhaite seulement redevenir lionne le plus vite possible, tirer les ficelles au lieu d'être un pantin.

(c) élissan.

LES PARADIS ARTIFICIELS

Il y a des nuits où l’homme semble pris dans les méandres de ses désirs, physiques et simples, le désir viril qui grimpe et arrose, qui croît et domine ; posséder le corps d’une femme, la corrompre, la faire sienne, l’histoire éphémère et banale d’un couple qui se détache après que les voiles nébuleux ne soient remplacés par la lumière vertigineuse. Grisha contemple ses connaissances, ses doigts scrollant sur l’écran hypnotique du portable, des connaissances… euphémisme. Irina la créature de Russie, elle n’est pas l’une de ses filles, appartient à d’autre, en cela Grisha est satisfait, il n’use que très rarement les corps qu’il possède, préfère les inconnues aux domestiques. Un texto, un ordre. Et l’homme retourne à ses dossiers, il sait manœuvrer plusieurs front à la fois, là des rapports pour analyse psychologique, ici des comptes, des chiffres, une méfiance aussi. Son comptable aurait-il l’intention de le voler ? Habituel comportement du mafieux conscient du danger constant.
Dans le café aux allures normales, indifférentes, il attend la sirène qui s’approche, toujours bien vêtue et distinguée, la femme questionne. Sa cigarette exténuée s’écrase dans le cendrier et les gestes mesurés semblent une nature apaisée, Grisha sème le mystère par son silence, par son rictus qui se dessine sur ses lèvres tirées. Il a senti l’envie de s’approprier, chez elle, son impuissance brûle et terrorise. Etre prostituée dans les mains expérimentées ou mentor féminine pour les rites masculinistes, les jeunes hommes s’amusent, désacralisant la première fois, d’ailleurs, de première fois, les femmes si libres aujourd’hui… Grisha se lève du tabouret, d’un billet paye la consommation avant de déployer son corps vêtu d’un sobre pantalon et d’une chemise. Il ne se meut pas dans le rôle du spécialiste et du barbare, il reste juste un homme avec des besoins, consommation lascive de deux corps se fracassant sous les caresses. Grisha prend son temps, récupère sa veste, l’enfile, attend sa compagne. Ouvre la portière de sa voiture afin de l’emmener vers le lieu de la débauche. Dans la carlingue de cuir et de luxe, il annonce.  « Une soirée comme toutes les soirées. Quand un homme demande une femme ce n’est généralement pas pour discuter. » Misogynie dans les veines, le réflexe de taire la vie qui coule dans les veines de l’autre. Aucune empathie ni de considération pour l’instant quand il conduit, concentré et rapide.
Il se gare, ouvre une deuxième porte, celle d’une entrée d’immeuble, immeuble traditionnel des quartiers pauvres et miséreux, ici la luxure présentée sur les filles tapinant sur les trottoirs, digne décor d’un Taxi Driver, il monte les escaliers, salue les rares soldats chargés de surveiller et de gérer le bâtiment. Dans une chambre au lit de couvertures pourpres, il dénude son torse. Propose un verre de vin. La langueur au bord des lèvres et le sourire gourmand dans les prunelles.

(c) élissan.