la nuit surgit en plein jour, en pleine gueule, et rien ne sera plus jamais comme avant (thelma)

.J’arrive devant ta tombe, avec cet acacia et ses ombres que je connais bien. Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi, que cette fois c’est sûr, que nous avons fixé une dalle marbrée pour entreposer larmes, souvenirs et fleurs, je réalise. Je n’accepte rien, mais je réalise. (MALZIEU)

family portrait/ La famille Riesner est une famille parmi tant d'autres : banale. Plutôt modeste, sans pour autant tomber dans la pauvreté, les fins de mois sont souvent difficiles. La faute à la crise, quoi. Parents dévoués, qui travaillent jusque pas d'heure mais qui réussissent tout de même à accorder du temps à leurs progénitures. Et puis Joy, la grande soeur, l'exemple de toujours. Joy est jolie, Joy est intelligente, Joy est gentille. Petite déjà, elle la regardait de ses yeux ronds, admirative. Elle était comme une princesse Disney, une héroïne sortie des romans d'aventure les plus fous. Thelma avait grandi, et Thelma aimait toujours autant Joy. Elle aimait l'embêter, la taquiner, la provoquer, la pousser à bout. L'entendre hurler de sa chambre au vol de rouge à lèvre, au sac qu'elle devait porter le lendemain mais sur lequel Thelma avait déjà mis la main, la regarder se maquiller et essayer de l'imiter, piquer un peu de parfum en cachette aussi. Elle aimait rire avec elle, l'énerver, se hurler dessus, pleurer ensemble et rire de nouveau. Elle était son pilier, son équilibre. Une chose était sûre : on n'était jamais au calme chez les Riesner. Et quand ça arrivait, ça ne durait jamais longtemps. be fast or be last, firefighter/ L'adrénaline qui monte chaque fois que la sirène retentit. En l'espace de quelques secondes, l'équipe entière est prête, habillée, installée dans le véhicule, prête à partir. Passionnée, c'est avec la même folie douce qu'elle se lève chaque matin pour se rendre au travail : c'est difficile, c'est fatiguant, mais elle n'arrêterait pour rien au monde. Un merci, une étreinte, un simple sourire suffisaient à effacer les moments plus difficiles pour continuer de se battre. Auprès de ses collègues, qui étaient plutôt une seconde famille, elle avait appris à dépasser ses limites, à aller plus loin que ce qu'elle s'imaginait capable de réaliser. Ils prenaient soin les uns des autres, faisaient en sorte de se soutenir dans les bons comme dans les mauvais moments. Ils avaient été là pour la retenir quand, à bout de force, le corps inanimé de son aînée s'était approché de leur camion. On l'avait forcée au repos, pendant plusieurs jours, pour se remettre alors qu'elle refusait catégoriquement d'arrêter. Un coup dur qu'elle avait eu du mal à avaler, mais elle comprit rapidement que c'était pour le mieux. Travailler anesthésiait la douleur. Elle faisait tout pour éviter de la ressentir. Et malgré toute la volonté du monde, le corps finissait par ne plus tenir. Épuisée, Thelma s'était écroulée à la seconde où elle avait passé le pas de sa porte. Écroulée de fatigue, de tristesse, les larmes coulaient silencieusement sur ses joues. Et depuis, même si ça ne se voyait pas, jamais ses larmes n'avaient cessé de couler. beloved sister/ Thelma, elle est du genre à offrir son aide plutôt que d'accepter en recevoir. En réalité, le soutien de son aînée lui suffisait. Les rires, l'humour un peu pourri, l'attitude parfois extravagante, c'était sa manière de se protéger, de s'aider elle-même, et seule Joy réussissait à voir au travers. Appel d'urgence, l'unité est envoyée dans un bar. Ce bar tout près de chez sa soeur, qu'elles avaient l'habitude de fréquenter ensemble ou avec des amis, peut-être un peu trop même. C'était leur QG, un endroit où tout ne pouvait qu'aller mieux. Dans son esprit de gamine naïve du moins. Un appel, deux appels, trois appels. Pas de réponse, rien. Thelma avait l'esprit ailleurs, loin de ce camion qui roulait à vive allure dans les rues de la ville. En temps normal, elle aurait trouvé ça excitant mais là, là ce n'était pas le cas. Joy ne répondait pas. Et Joy lui répondait toujours. Même à 4h26 du matin, parce qu'on ne sait jamais, ça peut être une urgence. Elle pianote sur son téléphone, la supplie de répondre, d'écrire n'importe quoi, la rappeler ou juste envoyer un smiley. Chaos total une fois sur place, l'air y est irrespirable, sa cage thoracique se comprime et pourtant, aucun feu à l'horizon. Les forces de l'ordre sécurisent les lieux alors qu'ambulances et camions de pompiers accueillent les quelques blessés. Derrière, les victimes restent au sol. Ça aurait pu être pire, qu'on lui avait répété, ça aurait pu être un vrai massacre. Mais pour Thelma, une victime ou cent cinquante c'était pareil. Ça restait un massacre. Et dans ce massacre, il y avait Cez, debout, accompagné de Joy, sans vie. C'était Joy. Et pas Cez, ni Thelma. Et pourquoi pas ? Pourquoi avait-il fallu que, parmi tout ce monde, ce soit elle. Tout lui paraissait si absurde, ça n'avait aucun sens. Absolument aucun. 'préparation pour les funérailles' de paul cézanne/ Pour la première fois de sa vie, Thelma était seule. Elle n'avait plus personne. Personne avec qui partager cette douleur qui, malgré ce qu'on disait, ne s'estompait pas avec le temps. Au contraire, elle avait la sensation que ça la brûlait un peu plus chaque jour. Elle était perdue et dans cette solitude, il y avait Cez. Cez qui ressentait la même chose. Peut-être plus, peut-être moins. Mais ils avaient au moins ça en commun. Il devait aimer Joy autant que Thelma et ses parents, d'une manière différente certes, mais c'était tout aussi intense. Les mots étaient inutiles quand on voyait ce qui se passait dans leurs regards. Quand on parvenait à y lire cette détresse insupportable. Mais c'était encore pire pour Thelma, qui ne réalisait pas à quel point elle allait mal. Parce qu'il y avait maman, qui pleurait chaque nuit jusqu'à tomber de fatigue. Papa, aux airs de machine qui répétait mécaniquement les mêmes gestes chaque jour. Et Cez, qui avait perdu l'amour de sa vie, cette personne avec qui il avait des projets, s'imaginait vieillir parce qu'évidemment, on n'était pas censé mourir la vingtaine à peine terminée. Y'avait les habitants de la ville, qui avaient besoin de la caserne. Et le pays entier. Et puis le monde aussi, tant qu'on y est. Toujours pire, en gros. Elle ne savait pas faire seule, Thelma, définir le moment où elle avait besoin d'aide. Parce que pour ça, elle avait Joy. C'était comme un détecteur, Joy voyait la détresse de sa petite soeur avant même que celle-ci ne le réalise. Alors en espérant qu'un jour ça aille mieux, elle reste auprès de ses proches. Soutien son beau-frère comme elle le peut, parce qu'elle sent qu'il a besoin de lui tout autant qu'elle. Mais ce petit détail, Thelma le nie, ne l'accepte pas et surtout, elle ne se rend pas compte. Elle ne réalise pas qu'elle s'attache à Cez plus que de raison, plus qu'elle ne le devrait réellement. Que ce lien si particulier qui les unit repose uniquement sur le souvenir de Joy — soeur aimante de l'une, future épouse de l'autre — auquel ils s'accrochent fermement. Et entre eux, se dessine une limite qu'ils ne parviennent pas vraiment à définir. great expectations/ La tête dans le brouillard, Thelma avance. Même si ça fait mal, même si elle ne sait pas tellement où elle se rend. Et puis un jour, y'a eu comme un éclair de lucidité dans son esprit, qui l'a ravivée. Personne n'allait se bouger pour elle, pour Joy, alors il fallait bien que quelqu'un prenne les devants. C'était un matin, un accident de la voie publique. Voiture contre personne âgée. Inutile de préciser qui s'en sortait indemne. Par chance, la mamie n'avait que quelques points de sutures au bras. Son regard balayait les lieux, s'arrêta sur la voiture de police en face. Ce n'était pas la première fois que leurs équipes travaillaient ensemble et certainement pas la dernière. Et puis y'a eu cette idée, beaucoup trop folle, utopique même, mais qui redonnait un sens à cette vie sans sa soeur qu'elle subissait plus qu'elle ne vivait : trouver l'enfoiré qui avait tiré sur Joy. Elle comptait sur cette étroite collaboration avec la police pour mener l'enquête, assembler des preuves et rouvrir le dossier parce que l'Etat n'en faisait pas assez. L'Etat avait oublié ses victimes, leurs familles et ces innombrables questions qui restaient à ce jour sans réponses. Elle voulait le retrouver et lui demander pourquoi. Il devait bien y avoir une motivation derrière l'acte, Thelma n'imaginait pas ces personnes ôter la vie pour leur propre plaisir. Et Thelma était, une fois de plus, beaucoup trop naïve parce que oui, des saletés de ce genre existaient réellement. Sa foi en la nature humaine était restée presque intacte, celle qui se répétait pourtant ne plus croire en rien. Tentative vaine, le peu d'informations communiquées étant banales : quelques secondes floues de vidéosurveillance, des affaires parsemées ci et là, la plupart appartenant aux victimes et non pas aux assaillants. Rien à se mettre sous la dent, à calmer cette peine, cette rage en elle. Thelma s'accrochait, plus que de raison, à cette soeur dont elle n'était pas prête à se séparer. Joy, elle ne voulait pas la laisser partir. Elle ne pouvait pas, cette idée simple lui paraissait impossible... Ses maigres économies passaient dans les frais d'un avocat, censé l'aider à monter un dossier solide pour ensuite le présenter à la cour. Quoique, elle n'espérait pas autant, elle souhaitait juste que l'Etat fasse son travail, qu'ils ne les abandonnent pas. Parce qu'une plaque commémorative, des indemnités financières, c'était bien beau, mais ça ne servait à rien. Ça ne les ramènerait pas. Alors quitte à ne pas pouvoir rendre leurs proches, qu'ils leurs fassent au moins justice.

.why does my heart go on beating ? why do these eyes of mine cry ? don't they know it's the end of the world, it ended when you said goodbye. (skeeter davis)