E W A N ○ écrasés l'un contre l'autre, nous ne formons qu'un seul corps

01/ T'es devenu, en quelque sorte, un orphelin, quand ta mère est décédée. Tu te souviens à peine d'elle, parce que t'avais même pas deux ans quand elle a rejoint les étoiles. Tout ce qui te reste d'elle, c'est un foulard, que t'as refusé de voir disparaître, et une vieille photo, en noir et blanc, et un peu froissée. Sur le cliché, on peut voir une jeune femme aux cheveux dorés, attachés en chignon serré, réalisant une arabesque d'une grande précision. Cette femme, c'était ta mère et cette photo, elle t'a toujours fasciné. C'est sans doute pour essayer de garder un lien avec elle que t'as très vite développé une espèce d'obsession pour la danse, un besoin viscéral d'enfiler un académique afin de virevolter sur les planches. Ton père a jamais approuvé cette passion, parce qu'il a jamais compris. Du fin fond de la campagne profonde d'où il provenait, la danse, c'était un truc de gonzesse. C'était pas un sport pour les hommes, les vrais, et peu importe à quel point t'allais persévérer, ça ne le ferait jamais changer d'avis. 02/ Plus les années ont passé et plus ta passion pour la danse s'est renforcée, au point de devenir indéfectible. Ta relation avec ton père, elle, n'a fait que se dégrader. Toujours plus brutale, plus violente, plus épuisante, jusqu'au moment où t'en as eu marre, jusqu'au moment où t'as été bien trop fatigué pour trouver le courage d'essayer de le convaincre. T'as claqué la porte de votre vieille maison tombant en ruines, avec un sac à dos à peine rempli balancé sur l'épaule, et t'as fait de ton mieux pour t'en sortir. T'as collectionné les boulots de merde et ingrats, tu t'es trouvé un appartement minable et t'as bouffé des pâtes à l'huile pendant des mois. Tu t'es donné du mal pour pouvoir vivre ton rêve, sans avoir à subir plus longtemps le regard désapprobateur de ton géniteur. T'as plus jamais eu de contact avec lui après ça. T'as appris sa mort quelques années après ton départ, au hasard d'une rubrique nécrologique dans un journal. 03/ Juilliard. La concrétisation de ton rêve. La preuve que t'avais raison en persistant dans cette idée. Et ta dernière année t'a convaincu que t'avais pris la meilleure décision de ta vie, parce que ça t'a permis de rencontrer Nina. Nina, c'est ton alter ego féminin, celle que t'as toujours considéré comme ta moitié, ton double. Quand vous dansiez ensemble, t'avais l'impression que vos corps ne formaient plus qu'un seul et même ensemble, indissociable. Une fois sa main dans la tienne, vos pas trouvaient toujours la juste allure et vous dansiez jusqu'à l'épuisement. Vous étiez deux rayons de soleil brillant au beau milieu de la nuit, créant l'aurore et le crépuscule en fonction de vos envies. Puis, un jour, le rêve s'est brisé, tel un verre fragile s'écrasant sur le sol et volant en éclats. L'impact d'une balle avait suffi à anéantir une vie, voire même deux. Foutue destinée qui crache toujours au visage de ceux qui sont sur le point de toucher les étoiles. 04/ Plus Nina était arrachée à son rêve, et plus, toi, tu t'en rapprochais. Meilleur parmi les meilleurs, t'as pu prétendre à un boulot de prof de danse dans l'école que t'admires. T'aurais pas pu rêver mieux : vivre ta passion au quotidien et la transmettre à des gens tout aussi passionnés que toi... Que demande le peuple ? Mais quand même, ça te faisait culpabiliser de pouvoir briller sous les faisceaux incandescents des rayons du soleil alors que Nina restait dans l'ombre, condamnée à se livrer à des inconnus parce qu'elle avait pas vraiment d'autres choix. T'as jamais voulu la juger parce que t'étais mal placé. Toi, ta jambe avait pas fini en passoire. Peut-être que dans sa situation, t'aurais pas trouvé mieux pour tenter de remonter la pente. Puis elle est grande, Nina, c'est une adulte. Elle est la seule à savoir ce qui est le mieux pour elle... Mais quand même, ça t'échappe tout ça. Toi, t'es convaincu qu'elle vaut mieux que ça, qu'elle pourrait parfaitement retrouver le contact des planches sur la plante de ses chaussons si elle se donnait une chance. Mais heureusement pour vous, t'as beaucoup de détermination. T'en as à revendre, même. T'as de la détermination pour deux. 05/ La vérité, c'est que, même si la danse t'a apporté bien plus que ce que tu n'aurais pu le souhaiter, elle t'a aussi empêché d'avoir une vie sentimentale épanouie. T'as jamais pu faire de compromis entre ton boulot et la personne qui partageait ta vie. Pour toi, il fallait toujours faire un choix, déchirant parfois, mais c'était comme ça. Et si la personne avec qui tu partageais ton existence pouvait pas comprendre que ta vie, c'était Juilliard, alors c'est qu'elle ne méritait pas ton attention, ton affection ni ton amour. C'est sans doute ton côté extrême qui ressortait un peu trop mais t'as jamais su t'en débarrasser ni en faire abstraction. Pourtant, t'es quelqu'un qui a profondément besoin d'amour, qui a besoin de vivre les histoires idylliques racontées dans les ballets dans lesquels tu danses.