all i want is a place to start (suileabhan)

i'm tired of feeling like every next step's hopeless
i'm tired of being scared what i build might break apart

La lucidité, ça te prend, en coup de vent, ça repart aussitôt. Tu passes de longues journées dans le flou, de plus longues soirées encore dans les vapeurs d'alcool et le bourdonnement des néons. T'es pas là, Eka, ou seulement à moitié, la tête dans les étoiles, refusant de te confronter à la dure réalité, à tes conneries, tes erreurs, tes pertes, la douleur qui t'étreint lorsque tes pensées se mettent à dériver en direction de ton fils. Tu les anesthésies, ces idées, ces souvenirs, à l'aide de tout ce qui te tombe sous la main. Tu fais taire les voix, les démons, la tristesse, tu les chasses jusqu'à la prochaine fois. Tu sais plus, Eka, affronter la vie sans béquille, sans substance, sans te mettre la tête à l'envers six jours par semaine, récupérant au septième, prostrée et déprimée, le crâne en feu, le cœur rongé, la santé bouffée, mais satisfaite d'avoir échappé, six jours durant, à la réalité. T'es pas seule pourtant, plus maintenant, t'as des gens qui veillent sur toi, qui comptent pour toi, pour lesquels, étrangement, tu comptes aussi. Tu voudrais les rendre fiers, comme t'aurais voulu que Joshua soit fier de toi, être honorable pour lui, être sobre, avoir un vrai boulot, une vraie vie, une grande maison aux barrières blanches clichées. Mais tu restes toi, Eka, et tu t'enfonces, tu pars en vrille, te gâches systématiquement la vie. Si c'était que toi, ce serait rien, t'aurais le droit, mais ton fils tu l'as forcé dans ce monde, avec toi pour seul repère, t'étais supposée être son pilier, son guide, mais t'as même pas su être simplement sa mère, pas plus de trois ans durant. T'es une ratée, une égoïste, ce gosse tu le mérites pas, il est trop bien pour toi, tu comprends pas d'où il tient sa douceur, son éclat, parce que son père était pas mieux que toi. Il te permet de croire, un peu, à une forme de rédemption, parce que t'as su élever un merveilleux bébé, et puis parce que t'as pas le choix, tu peux pas le laisser l'abandonner, faudra bien que tu te reprennes, que t'écrases, que tu te fasses violence. Faudra que tu remballes la faiblesse, les voix qui te répètent que t'y arriveras pas, qu'il est mieux sans toi. Tu t'en sortais pas si mal, en tant que mère, s'il était si doux, si heureux, auprès de toi, s'il a tant pleuré en te quittant, s'il te saute au cou chaque fois qu'on t'accorde une visite et que, de longues minutes, il refuse de te lâcher. Ton Josh, il a besoin de sa mère, c'est dans cet état d'esprit que tu vis depuis quelques jours, jusqu'à la rechute, jusqu'au premier inconvénient qui te fera reculer, replonger, parce que la persévérance tu connais pas, le courage non plus, t'es lâche, t'abandonnes au moindre obstacle, tu te réfugies dans la facilité, à tel point que t'en viens à te demander pourquoi t'essayes, sachant que t'es vouée à abandonner, chaque fois.
Y'a pourtant des gens qui y croient, tu sais pas pourquoi, et tu tires ta force de là. De tes potes, toujours là, à te secouer, t'engueuler, juste ce qu'il faut pour que tu te réveilles, et puis surtout à te soutenir, sans faillir. De ceux que tu connais pas, pas plus que ça, mais qui sont là aussi, qui te poussent, qui te conseillent, tu crois bien que t'as jamais vu autant d'empathie et de compassion avant, faut croire que ça touche les gens, ta façon d'évoquer Joshua, de dépérir sans lui, de chialer à la seule mention de son nom. T'es émouvante, pour une fois, et tu t'en nourris autant que tu le peux, bien placée pour savoir que rien ne dure, que la compassion s'étiole, que les gens se désintéressent, en particulier des causes perdues comme toi, ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils comprennent, et tournent les talons, te tournent le dos définitivement. T'auras peut-être deux, trois chances, mais t'es pas le genre auquel ça suffit, t'as besoin de chances illimitées, d'une tolérance immense, et personne n'est capable de ça, tu peux pas leur en vouloir, t'es la première surprise lorsque l'on t'ouvre les bras. On s'accroche à toi, pour pas que tu te noies. Des gens comme Suileabhan, préoccupés, ouverts, doux, attentionnés, tout ce que t'inspires généralement pas. Il t'a demandé de passer, par son bar, celui dans lequel vous vous êtes rencontrés, où, après trois mots échangés, tu t'es mise à sangloter, irrépressiblement, parce que c'était un de ces jours où t'avais rien pris, pas encore, et t'as pas tenu, t'es même pas parvenue à te commander une bière, il s'est occupé de toi comme d'une gamine au cœur brisé – sans doute que c'est un peu ce que t'es, Eka. « Tu voulais me voir ? » T'as franchi la porte avec fracas, feignant comme souvent la bonne humeur, et tu te glisses auprès de lui avec ton sourire trop large, et ton regard trop éteint. Tu caches la maladresse de ton expression fausse dans une brève étreinte, le temps de te recomposer un masque digne de ce nom, puis tu souris en faisant un pas en arrière.