((dance in the rain))

01/ t'es née dans les fins-fonds du queens, une naissance qui a pas semblé changer grandement la routine de tes parents. ton père a claqué la porte alors que t'avais onze ans, chose pour laquelle t'as blâmé ta mère pendant des années. tu la blâmes encore, pour tout dire. qu'elle ait pas été en mesure de retenir l'homme qu'elle aimait, qu'elle ait préféré prendre la voix facile et le laisser partir. pourtant tu le sais, dans le fond, que ton père aurait vendu sa propre famille pour un peu d’héroïne. mais la pilule est plus facile à avaler tant que tu prétends que c'est pas de sa faute. tant que tu prétends qu'une part de lui en a encore quelque chose à foutre, quelque part. 02/ t'as eu l'adolescence facile au collège, au lycée, celle que les autres gosses enviaient. tu dégageais cette aura, t'avais cette bouille adorable à qui on ne pouvait rien refuser. ton but, c'était que personne ne sache que ça se passait différemment une fois que tu mettais un pas en dehors de l'établissement, une fois que tu rentrais chez toi. t'étais belle à l'école, tu brillais. tu t'appliquais toujours à avoir l'air la plus soignée possible, plus les années passaient, plus tu prenais des heures à te préparer avant de venir en cours. c'était l'angoisse, que quelqu'un puisse imaginer que t'avais pas la vie si facile à la maison. loin de faire ta scolarité dans les écoles les plus friquées du queens, tu t'es pourtant appliquée à laisser ta trace là où t'es passée. t'aimais plaire aux profs, t'aimais plaire aux garçons, aux filles, à tout le monde en fait. t'aimais qu'on t'aime, et ça ça n'a pas changé.   03/ on dit que t'aurais pu décrocher une bourse, si tu t'étais motivée. le "on", c'était tes profs au lycée, qui avaient peur de voir tes capacités intellectuelles rester inexploitées. seulement toi tu leur as toujours dit, que t'avais d'autres projets, que la fac, c'était pas pour toi. quand ils ont vu qu'ils pourraient pas te convaincre de voir plus grand que le diplôme de fin d'année, ils ont essayé avec tes parents. ça aurait peut-être marché si l'un d'eux avait daigné répondre aux appels du lycée un jour. la dernière réunion parents-profs à laquelle ta mère s'est pointée remonte à ta seconde. ton père n'en a pas fait une seule. 04/ t'as une passion pour tout ce qui brille. t'as compris très tôt que de là où tu venais, on partait pas avec les mêmes chances dans la vie. que t'as pas de belle école à mettre en avant sur le cv, pas d'expérience notoire. t'es pas la fille de. t'aurais aimé pourtant. c'est bien ça qui t'as donné l'ambition nécessaire pour te faire un nom, pour te démerder avec ce que t'avais et essayer de devenir quelqu'un. t'es partie du principe que c'était un challenge que tu voulais relever, que t'allais leur montrer à ces sales cons friqués que t'as pas besoin d'avoir un studio à times square pour te faire remarquer. seulement, tu t'es vite laissée prendre par ton propre jeu. il aura suffit de quelques regards, quelques remarques venant de ceux qui sont pas de ton monde. des gestes qui trompent pas, qui voulaient te faire comprendre que t'avais pas ta place ici. il aura suffit de ça pour que t'arrêtes de leur dire d'où tu viens, qui t'es vraiment, comment tu t'es procurée tes vêtements. pour éviter le jugement. maintenant, quand tu fréquentes les jolies soirées, t'as le sourire comme plus belle arme et le mensonge au bout de la langue, celui qui t'aide à te convaincre que t'as ta place parmi eux. c'est incroyable comme c'est simple, comme tout le monde y croit. et c'est devenu un besoin pour toi, de te comporter comme quelqu'un que t'es pas. tu fréquentes les plus beaux endroits, tu rencontres du beau monde, et quand t'es au milieu de cette foule que les bijoux à plusieurs carats font briller de milles feux, t'arriverais presque à te convaincre, si tu fermes les yeux. te convaincre que t'es pareille qu'eux. 05/ t'es pas toute seule, dans ce bourbier. tu les as elles, ton gang, ta famille, ton sang. la prunelle de tes yeux, littéralement. celles pour qui tu donnerais un rein, pour qui t'irais tabasser quelqu'un, pour qui t'irais jusqu'au bout du monde. tes cinq soeurs, ta constante, la petite flamme qui ne s'éteindra jamais et vient illuminer ton quotidien misérable dans le queens. elles te connaissent, y a pas de paillettes avec les filles, pas de faux semblants. elles savent très bien d'où tu viens. tout change, rien ne dure, sauf vous, et ça t'y tiens. t'es la mama, celle qui regroupe le monde, qui donne des conseils, qui check constamment si tout le monde va bien. celle qui gueule, aussi, qui hésiterait pas à leur mettre des claques si elles se mettent à faire de la merde. et c'est plutôt risible parce qu'on le sait, que t'es la plus instable du lot. mais à toi, on te dit rien, ou plutôt on en a pas vraiment l'occasion. parce que tes conneries, tu le leur caches bien. plutôt crever que de les voir s'inquiéter à cause de toi, qui a 23 piges sais toujours pas faire les bons choix. mais elles sont pas bêtes, elles la voient bien la détresse dans tes yeux, eux qui poussent des cris silencieux. alors quand tu te pointes chez l'une d'entre elles à trois heures du matin, les collants déchirés et le maquillage qui coule sur tes joues, elles réservent leurs questions pour le lendemain. elles te laissent tituber jusqu'à leur lit, ou leur canapé. et c'est ça l'amitié. 06/ ça a commencé en soirée, tu te chargeais des livraisons. c'était non seulement un moyen de te faire de la tune rapidement, mais aussi de te faire des contacts, d'être incrustée dans les bons endroits. t'étais discrète, tu parlais pas aux gens toi. t'avais ton fournisseur qui te disait où te planter dans la boîte, les bars, les restaurants, les musées. près d'un mur, sur la piste, dans les chiottes. ils paient à l'avance, toi tu délivres, tout en finesse bien sûr, au détour d'un geste, d'un rire. et puis tu files, tu profites du reste de la soirée et t'essayes de rencontrer du beau monde. tu mélanges pas boulot et sorties, mais dans les soirées uppées, y a forcément des gosses de riches avec de la coke plein les poches, plein le nez. on t'en a proposé, t'as pas dit non. ça t'a même amusé. ça t'amuse moins depuis. depuis que t'en prends tous les midis. 07/ ton rêve, la raison pour laquelle t'enchaînes les boulots merdiques depuis des années, c'est de te faire connaître en tant que mannequin. t'y consacres la plupart de ton temps, t'enchaînes les castings, t'as un instagram impeccable, t'as même ton propre site web. t'en as fait des pieds et des mains pour arriver dans ce milieu, parce qu'au début c'était pas gagné. parce qu'en 2017 y avait encore des cons pour te faire comprendre que tes 55 kilos, c'était un peu trop épais. mais t'as jamais baissé les bras, t'as gardé les yeux fixés sur l'objectif, et ça commence à payer. tu fais des shootings pour quelques marques, t'apparais dans deux trois pubs à la télé. et surtout, ton nombre de followers commence à grimper. le challenge maintenant, ça va être de convaincre les masses, de pas laisser entrevoir à qui que ce soit que ta vie est peut-être pas comme tu le prétends.