l'habitude du désespoir

traits de caractère / Anka regarde les gens sans bruit. Elle cherche à les comprendre, à savoir qui ils sont. Elle observe mais ne dit jamais rien. Elle garde tout dans sa tête, ne parle vraiment qu'avec elle-même. Les passants, les travailleurs, les fêtards, tous sont les sujets de ses analyses. Quand Anka parle, c'est pour dire des vérités comme elles lui viennent. Un phrasé court, cinglant, abrupt, parce qu'Anka ne sait pas arrondir les angles, elle ne sait pas contourner ce qu'elle veut vraiment faire comprendre. Anka est comme ces enfants à qui l'ont dit de rester sage dans une salle d'attente. Elle sait qu'elle ne devrait pas bouger, mais tout son être lui hurle de s'agiter et elle ne peut lui résister. Anka est ardente, intrépide, elle recherche ce frisson de vie qui viendra lui chatouiller tout le corps. Anka ne sait pas ce qu'est le calme, le rien, le vide. Même dans la solitude, Anka trouve toujours de quoi animer son existence. C'est l'état qu'elle préfère, être seule. Seule parmi le monde, portant un regard curieux sur lui, s'interrogeant toujours.

Anka avait ce sentiment. Le sentiment que quelque chose approchait de façon inévitable. Elle le sentait dans tout son être, son corps, son esprit semblaient en être habités. C'était comme un frisson ancré là, au milieu de son échine, dans toute sa moelle. Ce genre de sentiments que les animaux ont quand ils sentent un orage arriver. Anka sentait l'orage et tout ce qu'elle pouvait faire c'était attendre calmement qu'il passe. Anka n'était pas ce genre d'animal blessé qui cherchait absolument un refuge. Elle allait fermer les yeux, inspirer l'air lourd qui cherchait à l'écraser. Et elle sentirait la fumée, l'air brûlant lui entrer dans les poumons. Quand elle les rouvrirait, la tempête de feu serait là, tout autour d'elle. Mais elle ne lui ferait pas de mal, car elles se connaissent bien. Anka a toujours évolué dans l'orage, elle n'a jamais aimé le calme, son silence intense, sa solitude. Le tourment a été son meilleur allié. Un jour, peut-être, il l'a trahirait. Mais pour l'instant, elle pouvait compter sur lui pour la rassurer, la faire se sentir en vie. Anka cherchait ce frisson, sans cesse, elle voulait sentir son corps brûler d'excitation, son esprit enflammé de mille pensées. Vivre. Vivre sans arrêt, sans excuses. On lui avait pourtant dit que ce n'était pas possible, qu'un jour elle finirait par se lasser et qu'il serait trop tard pour se raccrocher à autre chose que le chaos. Anka s'était toujours dit que le jour où elle ressentirait cela serait le jour de sa mort car elle ne pouvait imaginer vivre une vie comme celle des autres. Elle ne s'était jamais posé la question de l'amour, de fonder une famille. Elle se sentait hors des problèmes du monde, elle était un animal indomptable au milieu de la foule des hommes. Elle se promenait parmi eux, invisible, leur montrant parfois toute la cruauté dont elle était capable, et parfois la plus grande des douceurs. Elle marchait à l’affût d'un quelconque intérêt, un moyen de sentir à nouveau la tempête se lever, cherchant même à la provoquer. Anka était comme le renard qui se promenait entre des poules sans qu'elles ne sachent s'il s'apprêtait à les mordre ou si elle les ignorerait et continuerait sa route. Elle s'asseyait là, en plein soleil, d'où elle voyait tout. Elle observait les passants les yeux plissés, sans même savoir ce qu'elle pensait d'eux. Elle n'avait aucun mépris pour ceux qui menaient une vie simple, elle les comprenait, elle comprenait qu'il fusse parfois plus simple de se conformer que de se battre pour laisser place à sa différence. Anka avait dû se battre contre elle-même, se forcer à vivre la vie des gens normaux, cette vie pré-dessinée. Elle l'avait fait pour ses parents qui désespéraient de la voir sans amis, toujours seule à l'extérieur à observer ce qui l'entourait sans jamais interagir avec. Ils désespéraient de la voir décrocher du système scolaire sans sembler s'en préoccuper le moins du monde. Ils désespéraient de la voir leur glisser entre les mains. Alors, elle s'est fait violence. Elle est devenue ce que ses parents attendaient d'elle, une petite fille conforme avec des jeans trop moulants, des amis à qui elle ne pouvait pas faire confiance, un copain stupide et infidèle, des résultats qui lui assureraient un diplôme. Si Anka en avait retiré quoi que ce soit, c'était un accès au monde de l'alcool et de drogues quelle n'avait jamais soupçonné auparavant. Dans ce monde là, si on en enlevait les adolescents prétendument rebelles, l'orage était omniprésent. Anka y avait rencontré des gens comme elle. Des gens pour qui la vie importait peu si elle devait se limiter à ce que d'autres avaient décidé quelle soit. Ces gens-là furent les seuls véritables amis d'Anka, mais peu à peu, comme leur nature le veut, ils disparurent. Et Anka, comme enchaînée ici, n'avait pu suivre aucun d'entre eux. Elle était à nouveau seule. Mais la solitude, après avoir connu le sentiment réconfortant de l'amitié véritable, semblait être un trou dans sa poitrine. Un trou qui s'étendait peu à peu, jusqu'à l'englober entièrement. Alors Anka recommença à brûler le monde qui l'entoure, éternellement insensible aux flammes. Mais elle brûla au passage les cartes que la vie lui avait offert. « Aujourd'hui maman est morte, ou peut-être hier je ne sais pas » Cette phrase résonnait en elle. Elle se répétait inlassablement. Et la voix de son esprit semblait se déformer pour n'être plus qu'un cri sourd incompréhensible. L'orage avait rattrapé Anka. Elle s'était immolée dans le feu qu'elle avait elle-même entretenu. Et elle n'avait pas cherché à les arrêter. Elle attendait cet appel. Elle entendait déjà les larmes de son père. Les explications répétées à l'avance du médecin. Le silence qui allait suivre. Tout n'était qu'une pièce qu'elle avait déjà lue mille fois. Mais elle ne l'avait jamais vue jouée sur scène, elle ne l'avait jamais jouée elle-même. Le feu s'était éteint. La tempête avait cessé d'agiter les arbres. Mais le vide était quand même comblé. Anka ressentait le désespoir, la colère, la tristesse. Elle dont les émotions avaient toujours été réduites au silence par les éléments qui grondaient en elle. Elle pleura, pleura longtemps, des jours durant. Puis le vide emménagea à nouveau. Si facilement qu'il semblait n'être jamais parti. Et la tempête revint s'installer en elle. Et le feu recommença à lui lécher la peau. Mais cette fois-ci, ils grossirent, inarrêtables. Jusqu'à devenir une tornade de feu qui emporta Anka. Et alors qu'elle pensait être toujours insensible aux tourments que les éléments lui imposaient, son corps tout entier était tuméfié, et son esprit se consumait. Elle ne dormait plus. Ses nuits étaient éclairées par les lumières épileptiques des boites de nuit. Et le mélange de produits qui coulait dans ses veines lui donnait l'impression qu'elle dansait au son du rire déformé de Belzébuth. Le jour semblait vouloir la ramener à lui, l'illuminer de sa grâce, mais les rayons de sa lumière la faisaient se réfugier dans les endroits plus sombres encore que la nuit. Anka se perdait. La tornade avait tout emporté, tout incendié. La chaos était là et elle ne pouvait plus se raccrocher à rien. Elle restait inerte, recroquevillée, comme dans le ventre protecteur d'une mère, le corps agité de sursauts tel un animal battu et apeuré. Une main bienveillante se posa sur son front et pansa ses plaies. Il fit entrer une lumière dans le palais sombre de l'esprit d'Anka. Ce n'était pas le jour, c'était une flamme qu'il tenait au creux de sa main. Il lui apprit à contrôler les flammes qui embrasaient son esprit. Le vieux singe enseigna au jeune à faire la grimace. Anka devint maîtresse des vents de feu.