alcohol you when i'm drunk (7)

TW : objectification internalisée.

Ce soir-là, tout s'était dressé contre elle : mauvais service, mauvaise ambiance, mauvaise glissade, mauvais alcool et alcool mauvais. Au moment précis où elle se dit qu'elle a peut-être le temps de faire marche arrière avant le point de non retour - chaparder un dernier verre dans le bar du coin - et où elle froisse dans sa poche une liasse de billets de dix dollars, son regard s'immobilise. Elle attend là, depuis un quart d'heure environ, lorsqu'elle est obligée, malgré elle, de se rendre à l'évidence : elle est bel et bien postée près de cette boîte aux lettres rouge. Exactement le genre de choses qu'elle aurait voulu éviter, car elle n'est pas d'humeur à confronter qui que ce soit. Il lui arrive parfois de se replier si complètement sur elle-même, pour garder son intégrité, qu'elle se laisse prendre à ses propres pièges. Un bruit de voiture vient la réveillée. Elle suit le mouvement d'une oreille, son regard tâtonne cette intrusion et elle forme systématiquement un poing avec sa main. En rétrospective, Devon avait raison, la probabilité pour que les filles qu'elle fréquente tombent sous son charme est quasiment nulle, un vulgaire jouet, pas nécessairement plus compétente qu'un vibro. Peut-être que c'est ainsi qu'Ezia la voit. Et si c'était ça l'explication ? Qu'on puisse la considérer simplement comme un bon coup et que ça s’arrête là. Que Shea confonde son orgueil avec la réalité ? Peut-être que c'est ça qu'elle tient fermement dans son poing.

Sa main scabreuse l'aide à se relever du muret. Elle fait quelques pas feutrés jusqu'à la porte, tapote nerveusement ses doigts contre sa bouteille et frappe une fois, ses jambes flanchent, et elle soupire d'impatience. Lorsque la porte s'ouvre, Shea rompt l'affrontement la première avec un mouvement de recul, courtois mais vindicatif, et vraisemblablement chancelant d'ébriété. Elle s'enferme dans une bulle invisible dans laquelle sont esprit chevauche d'une idée à une autre sans transition. Elle a un sursaut d'indignation quand elle réalise qu'elle doit se manifester. "Salut... je sais pas trop pourquoi je suis là." Clairement. Elle a l'impression que son visage ne cache plus rien, qu'elle est totalement elle-même, impression qu'on a souvent lorsqu'on observe quelqu'un qui ignore qu'on l'observe. Elle fronce les sourcils, pense sans doute intimider, d'une façon purement animale. Leurs yeux se rencontrent. Shea lui lance un léger signe de tête, et l'observe des pieds à la tête, puis de la tête jusqu'aux pieds, et manque de trébucher une nouvelle fois. "Ca va." Son ton se veut volontairement affirmatif, comme une observation, plus qu'une question. Sans-gêne, exprès, par réaction contre la violence et la frustration de cette matinée avec elle. Jouant explicitement les petites filles capricieuses, à qui tout est dû.

Elle fait un effort pour se redresser sur ses pieds. Elle se tient de biais, pas assez impressionnante qu'on en oublie ses lâchetés, son égoïsme, son arrogance, sa terrible amertume. Elle est parfaitement consciente de l'effet qu'elle veut produire - même à cette heure tardive de la nuit - de la dignité qu'elle veut faire émaner d'elle, de cet effort qu'elle s'impose, de ce dépassement, de cet arrachement. Et elle est terrifiée par ce qui subsiste de cruauté en elle et par l'idée de paraître plus ridicule qu'autre chose. Ses yeux sombres croisent le fer avec les siens, impassible et froide, elle sent sur le bout de la langue ces mots hargneux destinés à lui proclamer que ses seuls comportements courtois ne reviennent qu'à de très rares personnes, jusqu'à ce qu'elle ne bute sur son interprétation propre de la courtoisie. Exécrable. Elle a beau se maîtriser, les paroles de Devon l'avaient énervé sérieusement. Combien de siècles fallait-il encore, avant qu'une nouvelle génération finisse par comprendre qu'un(e) Harrington n'est vulnérable que si l'on touche à son orgueil ? Mais dès que l'orgueil est atteint, ils s'effondrent en miettes, bien que beaucoup d'entre eux ne l'admettent que du bout des lèvres. "Tiens", lâche-t-elle en lui tendant sa bouteille de Southern Comfort à moitié vide.

@Devon Willis

C'est une journée qui mérite d'y échapper. C'est la journée qui ne pourra jamais rien signifier d'autre que les reproches et une rancoeur comme l'acier - si dure, si vive, si froide que l'air même paraît brutal. Son frère est en ville, c'est l'anniversaire de sa mère, et toutes les pensées qu'elle l'inspire sont ternies par le souvenir de ce jour en Inde. C'est aussi la journée d'un mot typique de son père, dans lequel il rappelle à sa fille que les messages qu'elle pourrait envoyer seraient comme des ballons d'oxygène pour sa mère, éplorée, et que, quelle que soit la dureté de sa réaction, l'important était qu'elle restait sa fille.

Shea secoue le visage et prend un air indigné cette fois, comme si c'était une réponse suffisante à une question qui lui semble aussi stupide. "Rien.", elle répond en s'efforçant de donner l'impression d'être occupée à autre chose. Rien. Ou plutôt, tout, trop. Peut-être que la raison de sa présence réside dans le fait que Devon, elle, ne connait pas sa famille, elle n'a aucun point de repères : Shea peut s'en plaindre sans attendre de jugement. "T'es la seule que je connaisse qui boit à n'importe quelle heure." Elle constate que Devon maintient la bouteille fermement. "Tu bois pas ?"

La Britannique fait un rapide tour d'horizon de ses yeux vitreux, puis retrouve sa vis-à-vis : depuis leurs récentes révélation, elle cherche à déceler et analyser la moindre ressemblance familiale. Elle ne remarque pas le coin de sa bouche qui dessine un sourire fasciné. Elle tapote son téléphone, hésite à le brandir et annoncer à sa collègue que sa mère cherche surtout à savoir si elle aime exclusivement les filles. Fraîchement acquittée de sa bouteille, elle reprend un pas en direction de la porte - juste assez pour voir les détails du visage de Devon mais assez loin pour éviter l'arôme de son parfum - en jouant distraitement de ses doigts avec l’ourlet de sa manche. Pendant dix ans d’absence, Shea fut très silencieuse, n’écrivant pas une seule lettre à ses parents. Peut-être que si elle en était capable, elle éprouverait un mélange de honte et de tristesse. Les deux dernières années, elle s’était améliorée, et envoyait une carte pour les fêtes. Elle jure que toutes les expériences qu’elle a vécues à New-York valent mille fois son départ de Londres. En plein cauchemar du conflit avec sa mère, Shea passe par des moments qui la choquent davantage que l'immensité de son incompréhension, des minutes entière où elle est soulagée d'être partie si jeune, quand elle décide, comme elle l'avait annoncé à Max, qu'il y a une certaine liberté dans le fait d'être débarrassé d'une mère, d'être capable de vivre sans elle. Et à d'autres moments, elle éprouve une bouffée d'euphorie d'une telle fulgurance à l'idée qu'elle puisse réclamer sa fille qu'elle en est consternée. Même torturée par l'absence et le manque, c'est une sensation si intense que l'absence de sa mère ne semble pas un prix trop lourd à payer pour l'éprouver. Au début, elle prétendait être atterrée par ces pensées, par la créature sans cœur qu'elles révélaient. "Je peux entrer ?" Shea laisse échapper un rire sardonique en sortant le smartphone de sa poche. Elle vérifie d'abord ses messages, et se mord la langue d'impatience. Enfin, elle reporte son attention vers Devon : "c'est l'anniversaire de ma mère." Un ton aussi indifférent que l'affirmation lui est perturbante. "Mon père... Mon père veut que je lui écrive. Je pense me faire un tatouage. Une idée ?"

@Devon Willis

L'air lui semble saturé de reproches et de mauvaise humeur. Un simple signe de tête avant de suivre Devon à l'intérieur, et bouteille ou non, elle a clairement eu le temps de noter sa posture et la position de ses jambes chancelantes. Elle peut entendre la présence dans la pièce voisine et le temps qu'elle se décide à aller saluer un second Willis, Devon l'entraîne déjà vers les escaliers. Shea se retourne alors vivement et accompagné de son plus grand sourire : "je suis pas aussi bruyante que toi..." Shea Harrington ou l'art de maquiller ses insécurités avec de l'humour douteux. Un rapide trouble face à ce double-sens, puis le naturel revient au galop, alors qu'elle-même trotte jusqu'à l'étage supérieur. Elle s'arrête à mi-chemin pour lui afficher une mimique amusée que seules les personnes ivres connaissent. Au lieu de suivre sa collègue, elle reste bêtement plantée là à se demander si ce n'est pas la mauvais idée du siècle.

"Non j'ai... j'aipasbesoindeconseils." Elle le dit d'une traite. Shea avait surtout voulu épargner à Ezia le malaise de la voir ivre, plutôt que de se protéger de la tendresse ou de l'affection, et si Devon a remarqué la subtilité, Shea est reconnaissante de sa discrétion et désolée qu'elle ne sache la vérité, car il faut quelqu'un de vraiment particulier, pour la tirer de son indifférence. Maintenant que le sujet a été évoqué, Shea se sent soulagée. Elle s'assoit sur le bord du lit, de manière à ce que Devon n'ait que son profil comme point de repère. Son visage lui rappelle soudainement Ezia, et tout à coup elle a envie de s'énerver, de demander à Devon pourquoi elle agit de la sorte. "J'ai pas eu de contact avec ma mère depuis dix ans." Elle ne pleure jamais de cette réalité, curieusement, ne connaît ni la honte, ni la compassion. L'émotion qu'elle éprouve avec le plus de facilité s'apparente presque à la colère. C'est elle qui la pousse à continuer, les doigts entortillés les uns dans les autres. "Un jour elle m'a dit qu'elle préférait me voir morte plutôt qu'avec une fille." Avant de regarder son hôte en biais, elle se demande une dernière fois pourquoi Devon lui semble aussi froide, et puisqu'elle met trop de temps à se décider sur la réponse, elle se tourne complètement. Elle baisse la tête, assise, toute seule, sur les quelques souvenirs qui les rassemblent, et en l'imaginant elle, contre la fenêtre, Shea se lève aussitôt pour aller à sa rencontre. Elle se colle contre elle de tout son corps, les bras autour de son cou, exactement comme la dernière fois, dans la chambre d'hôtel, ou chez elle, et pense qu'elle va l'embrasser mais sa bouche dévie vers sa joue, après quoi elle se détache d'elle tranquillement et lui offre un sourire sincère. "Vous êtes proches ? Toi et Ezia ? Tu sais, j'ai pas cherché, elle m'est un peu tombée dessus." Sourire démonstratif cette fois. "Littéralement." Et ça l'amuse.

@Devon Willis

Devon semble la regarder sans la voir, et Shea passe une main dans ses cheveux avant de s'allonger de tout son long sur le lit. Elle prend une profonde inspiration, les mains à plat sur son abdomen. Pendant qu’elle parle, elle garde le visage fermé pour que Devon ne lui fasse pas de commentaire, et ne puisse rien lire de son expression. "Ma mère changera jamais. Tu sais, le pire, c'est qu'elle en a sûrement jamais rien eu à faire. C'était juste une excuse trouvée pour me piétiner." A ce moment-là, durant cet épisode, très précisément, Shea commence à se tuer et à se transformer en quelqu’un d’autre. En exil à dix-huit ans, son unique recours contre la perdition est de se manifester, de prendre des décisions drastiques, de prendre des initiatives, caractérisées par de nombreuses inconduites. C’est ainsi qu’elle forge ce personnage de sang froid. Alors, après une vie entière passée à exiger d’elle le meilleur, elle se demande si ses parents ne lui ont finalement pas offert sa survie. Elle ne réalisait pas à l’époque son potentiel destructeur. Tout comme elle ne réalisait pas que lorsqu’elle se voyait échanger avec ses camarades, ça n’était pas la façon dont ses parents estimaient qu'elle était censée fonctionner. Leurs visages sont un nuage brumeux à l’horizon. Elle se souvient de chacun d’entre eux, les gens qu'elle aurait pu détruire. Et les femmes avec lesquelles elle a joué, lâchement manipulé. Mais ce n’est pas elle, c’est le monstre qui est né en elle, qui grandit en elle. "Mais je... je l'aimais, je crois. Enfin, c'était ma mère." Ce n'est pas totalement vrai, Shea serait proprement incapable de qualifier ou quantifier l'amour même si ça lui tombait dessus. Elle se redresse sur ses coudes, observe les murs de la pièce. Elle essaie de choisir ses mots méticuleusement, sauf qu'il n’y a pas plusieurs façons de lui faire part de sa découverte : "Tu trouves que je suis sans coeur ? Attends de voir ma mère." Elle se demande combien de temps encore elle peut affabuler ses souvenirs et se convaincre du contraire. Mais elle ne leur trouve aucune excuse, aucune explication. Ou plutôt, elle les a trouvé, au Royaume-Uni, en Inde. C’est trop. Trop de choses auxquelles penser, auxquelles se souvenir. Elle tend la main vers la bouteille de Southern Comfort.

Les sourcils froncés de Devon se sont transformés, l’air maussade est devenu triste et c’est d’autant plus difficile de la regarder quand elle se tient immobile. Elle a l’impression que toute la lumière est d’un seul coup aspirée hors de l'américaine. Pourtant, Shea pivote vivement, ne peut contenir sa moue enthousiaste à l'évocation d'Ezia. Elle baigne là dans l’ivresse de sa réussite. Elle a la tête renversée en arrière, les lèvres entrouvertes, les yeux brillants. Ignorant le ton infect de sa vis-à-vis, elle hésite à calmement rétorquer qu'elle ne voit vraiment pas ce que ça peut lui faire. Elle sent son sang se figer, se demandant si elle vient de dire ça à voix haute ou si elle l'a juste pensé. "J'ai pas envie de lui mentir." Shea a la bouche sèche et se sent un peu nauséeuse, elle a vaguement honte et elle est aussi incroyablement excitée. "Ta cousine est..." C’est une chance, vraiment, que ses soucis immédiats soient une question d'inconfort physique, elle a une si bonne excuse pour écarter ce sujet inopportun de son esprit. De nouveau, elle laisse peser un silence, elle déglutit, sentant la nausée l’envahir véritablement désormais. Essayant de se distraire de ce qui ressemble à une conséquence biologique sensée de ce qu'est devenue sa vie. "Je me sens pas très bien."

@Devon Willis

A toutes les affirmations, protestations et interrogations internes sur Ezia, Shea choisit de pas répondre. Elle aurait pu faire comprendre à sa collègue que finalement, maintenant qu'elle l'a retrouvée, elle a besoin d'Ezia. C'est un besoin physique, plus intense que la soif ou le sexe, et elle ne se l'explique pas. Mais entendre le son de sa propre voix est au-dessus de ses forces. Elle préfère s'accrocher à cette ivresse vertigineuse qu'elle ressent depuis qu'elle est debout. Elle se dégage doucement des bras de Devon et rassemble tout ce qui lui reste d'énergie pour se porter elle-même vers la fenêtre. Les mains supportant son visage elle rétorque : "non, non... il faut que j'rentre chez moi." Elle hésite à lui demander si elle veut l'accompagner. Elle annonce de nouveau qu'elle va rentrer, qu'elle veut rentrer, mais elle reste plantée là, les yeux clignants et glissants sur les contours du jardin tandis qu'elle essaie de respirer. "Tu m'as pas répondu pour le tatouage..." qu'elle chuchote lorsqu'elle revient à elle.

Accoudée contre le rebord, elle scrute le sol à quelques mètres plus bas. En se redressant, elle pointe un doigt préventif devant le visage de Devon : "à mon tour d'être claire : tu répètes une seule chose de ce que je t'ai dis ce soir, je serais obligée de te tuer." Elle esquisse un sourire enfantin et néanmoins sincère. Sans doute compte-t-elle sur un blackout pour nier toute allusion à ses confessions. A la lueur de la nuit, elle observe les courbes et les creux du visage de Devon. Elle songe à tout ce qui les contraint, à tout ce qu'elle doit demander ou dire pour combler la distance entre elles, et plus elle regarde son visage immobile, plus il lui parait impossible de se résoudre à parler. Sa main cherche à atteindre la bouteille de whisky mais elle abandonne vite, l'alcool lui laissant encore un goût sordide dans la gorge. Son portable se met à vibrer. Elle se penche pour vider le contenu de ses poches sur le rebord de la fenêtre, et fouiller précipitamment. Elle ignore ce qu'elle attendait, ou qui elle espérait, mais lorsqu'elle découvre que c'est son frère qui lui demande où elle est, elle est prise d'un cafard monstre. Alors, Shea se rassoit sur le bord du lit, puis prend une profonde inspiration, le visage pâle comme Devon ne l'aura jamais vu. "C'est bon, c'est passé." Elle inspire de nouveau. "Viens t'asseoir près de moi."

@Devon Willis