munchies (coban)

@Coban Sorrentino

Étalé, torse-nu sur le lit aux draps rugueux du motel, tu formais des volutes de fumée blanche au-dessus de ton visage, essayant de recréer un de ces anneaux si populaires dans les films de gangsters. Visiblement, tu ne seras jamais engagé vu ton échec lamentable à l’exercice, mais tu n’en étais qu’à moitié surpris. Les ratés, c’était un peu ton domaine de prédilection, non ?
Ton ordinateur ouvert à côté de toi, tu regardais de temps à autre si un nouveau message se faisait voir. Juste pour le principe, tu détestais qu’une discussion meurt sur un de tes messages, égo mal-placé. C’était probablement l’une des seules choses qui te restait: ton égo.
L’estomac tiraillé par la faim, tu réalisais que tu n’avais rien avalé depuis ce matin et il se faisait désormais tard, la nuit était déjà tombée depuis un bail et si ton ordinateur n’indiquait pas les neuf heures, tu aurais cru à plus tard. Tu n’avais strictement rien foutu de ta journée et tu ne comptais rien faire de ta nuit non plus. Même te lever et sortir pour te chercher de quoi grignoter te semblait être un effort surhumain si bien que tu finis par commander un truc dans un petit restau pourri. Ou pas, mais ça te semblait plus cool que de le qualifier comme tel, il fallait bien l’être non, pour qu’un prospectus de 2017 traîne encore au fond d’un tiroir de ta chambre.
Pourvu que ça ne mette pas trop de temps, tu n’avais clairement pas envie de mourir d'inanition ce soir.

MUNCHIES

Compliquées, non, mais lassantes, un peu. Les heures qui s’enchaînent à une allure désolante, les commandes qui s’accélèrent, elles, lorsque le soir approche. Ce sont des allers-retours entre le restaurant et les appartements – les visages souvent peu expressifs, les mots automatiques, le total, merci, au revoir. Et tu enfourches le vélo à nouveau, pour faire ce même trajet peut-être encore, trois, quatre fois dans la soirée, quelle perte d’énergie.
On te file un nouveau sac, une nouvelle adresse. Le vélo. La route, bitume gris, noir, feu rouge, vert. Les klaxons quand tu coupes la route à une voiture – malin, ça – des insultes quand c’est un piéton que tu esquives de justesse. Mais c’est l’envie d’un peu d’adrénaline, piètre adrénaline en vérité puisque tout ce que ça te rapporte est une flopée de jurons ; et ce cœur qui ne veut pas battre plus vite.
Tu arrives à l’adresse que l’on t’a indiquée ; en fait c’est un motel, un peu miteux si tu en crois l’aspect général de l’affaire, mais de toute façon, tu ne comptes pas t’attarder. Tu descends du vélo et le laisses tomber contre le mur ; le gars qui a commandé aurait au moins pu sortir, parce que c’est pas ton travail de frapper à chaque porte comme un débile. Mais comme tu te vois mal crier dans la cour jusqu’à ce que quelqu’un rapplique, tu t’en vas vers la première porte, où une espèce de mégère te recale immédiatement. Très bien. La suivante ; le toc toc est légèrement plus agacé, mais quand on ouvre, tu t’efforces de ne pas tirer une tête d’enterrement. « Bonsoir, c’est vous qui avez commandé ? » Et comme il te répond par l’affirmative, tu tends le sac en kraft – heureusement tu n’es jamais là pour voir la tête que font les gens lorsqu’il en découvre le contenu, un peu, oui, malmené par le transport et ton manque de soin. « Treize dollars. » Et tu tends l’autre main, déjà prêt à empocher.

(c) élissan.

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-- taché de sang ou d'autre
chose, tu rôdes et moi je n'ose parler.

@Coban Sorrentino

Finalement, la livraison avait été plus rapide que ce à quoi tu t’étais attendu. Ceci dit, tu ne pensais même pas avoir quelqu’un au bout du fil pour prendre ta commande, alors tu ne t’étonnais plus de rien ce soir. Entendant frapper à ta porte, tu te laissais basculer sur le lit, faisant tomber ton cendrier par terre “Ah putain de merde !” gueulais-tu, excédé par ta propre connerie, mais c’était toujours plus simple de s’en prendre aux objets et de frustration, tu filais un coup de pied dedans. Geste aussi inutile que stupide puisque tu devrais glisser sous le lit pour le récupérer. Bref, t’étais un imbécile et ton livreur attendait toujours alors tu attrapais ton pull que tu enfilais rapidement. C’est pas que t’étais pudique, mais il faisait froid dehors et puis, il n’avait pas besoin de te voir à moitié à poil.
Ouvrant la porte, tu perdais soudain de ta superbe comme si toute ton énergie s’était échappée dehors, dans la nuit. Tu n’avais jamais été particulièrement à l’aise face aux personnes réelles, celles faites de chairs et os. “ouais” marmonnais-tu en le dévisageant à la dérobée jusqu’à ce qu’il annonce le tarif. Ah oui, quand même. Tu n’affichais rien sur ton visage de gosse, mais tu t’attendais pas à autant. Bon, qu’on se le dise, t’espérais toujours que tout soit gratuit, mais dans la vraie vie, ça ne fonctionnait pas comme ça. “attend” fis-tu avant de jeter un coup d’oeil par dessus ton épaule. “C’est bon au moins ? T’aimes, toi ?” élan de courage sorti d’on ne sait où, tu le regardais un peu plus directement cette fois.

MUNCHIES

S’il croit que ça t’amuse, de discuter avec lui de la qualité des plats, ce gamin se fourre le doigt dans l’œil. Tu ne sais pas si tu roules des yeux mais dans ta tête la réaction est la même ; tu n’as pas toute la nuit, et encore moins la patience de gérer ça. Qu’il te paye, c’est tout ce que tu demandes.

Treize dollars.

C’est sûrement un peu trop cher pour ce que le restaurant propose, tu ne t’es jamais vraiment posé la question parce que c’est mécanique, maintenant — la commande, le vélo, bonsoir, le total. Ça doit s’enchaîner, avec le même automatisme et la même rapidité, parce que le temps c’est de l’argent ; et que l’argent te motive pas mal à avancer.
La lassitude qui te heurte en bloc face à ce comportement loin d’être original, des petits malins tu en vois toutes les semaines, et si la classe diffère, la technique, elle, reste la même. Comme s’il y avait un foutu manuel pour exceller dans le domaine, et pourquoi n’en as-tu jamais eu un exemplaire ?

Tu pousses un soupir, gardant le regard fixé dans le sien ; comme si tu pouvais avoir mal entendu, comme si ce gosse n’essayait pas de changer de sujet dès qu’on évoque la thune. « Ok. Je travaille, là, et j’ai pas envie de prendre ma pause avec toi. » Pas plus que tu n’as envie de discuter, en fait, on se les gèle dehors et ce mec n’est pas ton pote. « Treize dollars. », répètes-tu en hachant chaque syllabe, comme s’il pouvait avoir mal compris la première fois. « Si c’est dégueulasse tu te plaindras au cuistot, moi je fais que la livraison. » La livraison, et plus important maintenant, tu encaisses. La main tendue que tu réveilles d’un petit geste appelant les billets verts.

(c) élissan.

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