Awkward ○ Opale

Les cils goudronnés de mascara, la manucure fraîche et impeccable pour une fois et quelques ondulations dans sa chevelure ardente. Anya s’est donné du mal pour rayonner ce soir, pour être un peu plus resplendissante, elle qui a tellement l’habitude de se négliger quand elle se contente d’aller au boulot, dans son vieux bar miteux qu’elle rêverait pourtant de pouvoir quitter. C’est qu’elle a pas besoin de se faire belle pour la bande de pochtrons qui bave déjà assez sur elle quand elle est à peu près aussi appétissante qu’un malade qui sortirait tout juste de l’hôpital, alors elle va pas en rajouter une couche. Elle sait qu’on pourrait presque lui reprocher de le faire exprès, de chercher la p’tite bête, parce que finalement, si on lui claque le cul et si on essaye de balancer des objets dans son décolleté, ça peut être que de sa faute à elle. Mais ce soir, Anya, elle essaye de tout oublier, de mettre de côté ses tracas insignifiants pour vingt-quatre heures au moins, pour pouvoir fêter sereinement ce pas en avant qu’elle vient tout juste de faire dans la direction de son rêve. À partir de lundi, elle est engagée dans un autre bar, mais un bar avec une scène cette fois, pour y chanter une fois par semaine. Depuis qu’elle a signé son contrat, elle peut pas s’empêcher de casser les oreilles de tout le monde avec ça tellement elle est heureuse. Elle sautille sur place, ne cesse de rire nerveusement et a absolument insisté pour traîner tous ses potes dans le bar dans lequel ils ont l’habitude de se retrouver afin de leur payer une tournée. Elle en a pas vraiment les moyens, et c’est pas la misère qu’elle va gagner en tant que chanteuse d’un soir qui va lui permettre de pouvoir mener un train de vie complètement différent, mais elle s’en fout. Juste le temps d’un soir, elle a envie de croire que sa vie va être complètement différente, qu’elle est sur le point de prendre un tournant inattendu et que c’est peut-être le début de la célébrité pour elle. Elle pousse la porte du bar irlandais telle une reine et se dirige vers la table où l’attendent déjà tous ses amis. Son sourire fend son visage rayonnant d’une oreille à l’autre. Elle claque la bise à tout le monde, radieuse et elle demande à chacun ce qu’il souhaite boire. Il y a plus de six personnes autour de cette foutue table, mais elle a l’habitude de retenir les commandes à rallonge. Une fois que tout le monde a fait part de son choix, elle pivote sur ses talons et se dirige vers le bar, guillerette. Elle énonce le nom des boissons les uns après les autres et réceptionne les trois premiers verres. Elle se retourne sans prêter attention aux personnes autour d’elle et heurte une jeune femme par inadvertance. Le contenu de deux verres, remplis à ras bord, se déverse sur les vêtements de l’inconnue. Anya pousse un petit cri strident : « Oh merde, j’suis désolée, j’suis tellement maladroite ! J’vous avais pas vue… » Elle se tourne à nouveau pour déposer les verres sur le comptoir, ses joues rouges de honte. Elle attrape un mouchoir dans la poche de sa veste et s’apprête à tamponner les vêtements de la jeune femme quand elle relève enfin les yeux vers son visage. Elle se fige instantanément et sa respiration se coupe. « Opale. » articule-t-elle d’une voix étranglée, oubliant de garder ce constat pour elle toute seule. « Merde, j’suis… Encore plus désolée. » Parce que forcément, si elle l’avait pas trompée il y a un an, elle serait un peu moins désolée d’avoir renversé deux verres de bière sur elle. Mais là, pas de bol, il faut que sa maladresse se déverse sur Opale, et pas sur une autre cliente de ce bar, alors qu’il y en a des dizaines.

Elle a le coeur débordant de joie, Anya. Ca faisait longtemps qu’elle s’était plus sentie aussi heureuse, comme transportée par ce sentiment de bonheur qu’elle pensait avoir oublié. C’est simple, efficace mais c’est là. Il y a quelques jours encore, elle était convaincue que se produire dans un bar, devant une bande d’ivrognes, ça ne menait plus à rien à l’heure d’internet et de Youtube, mais elle s’était surprise à se laisser aller à une jubilation toute nouvelle. Dès l’instant où elle avait signé son contrat, elle s’était convaincue que finalement, il n’y avait rien de mieux que de se produire devant de vraies personnes, avec leurs réactions en direct, plutôt que face à une caméra, tout à fait silencieuse. Guillerette, comme à son habitude, elle s’élance vers le comptoir pour réceptionner les verres qu’elle a commandé. Elle compte boire, ce soir, plus que de raison, parce que ça fait longtemps qu’elle s’est plus autorisé ce genre d’excès. Au fond d’elle, elle est surexcitée. Elle sent que cette soirée sera une bonne soirée. C’est la soirée des promesses qui risquent de marquer un tournant dans son avenir. Peut-être que d’ici quelques mois, ou quelques années, elle sera célèbre à force d’effort et de détermination. Mais ces prémisses de rêve s’évanouissent dès l’instant où elle se retourne et percute une personne, une âme innocente qui passait sur son chemin et qui a reçu, sur ses vêtements, le contenu des verres qu’Anya tenait en main. Le cerveau de la rouquine cesse de tourner à plein régime sur ses projections futures pour se concentrer sur cette pauvre fille qu’elle vient tout juste de couvrir de honte et d’alcool. Immédiatement, Anya se confond en excuses, parce qu’elle est tellement maladroite qu’elle aurait parfaitement pu deviner qu’un tel accident puisse se produire, et elle ne l’a pourtant pas anticipé. Elle est désolée, jusqu’à ce qu’elle relève la tête pour découvrir le visage de sa pauvre victime. Une brune. Mais une brune pas comme les autres. Opale. C’est un choc pour elle, elle qui a voulu couper tous les ponts dès qu’elle a su qu’Anya l’avait trahie. Elle l’avait trahie en la souillant dans les bras de Leo, qu’elle avait enlacé, embrassé et caressé à sa place. Elle n’avait jamais pu se le pardonner, elle en aurait tout simplement été incapable. Ce n’était pas dans ses habitudes de faire souffrir les autres. En fait, c’était même plutôt l’inverse. Mais là, elle n’avait rien vu venir. Elle avait trop bu - comme elle comptait le faire ce soir - et visiblement, ça avait été sa pire décision. Chaque jour, elle regrettait qu’Opale lui ait filé entre les doigts. Chaque jour, elle regrettait amèrement sa regrettable erreur, mais elle n’avait pas le mouvoir de remonter le temps, d’effacer ce qu’elle avait fait. C’était gravé dans le marbre, à jamais. Et Opale la détestait toujours autant. « Je suppose que c’était mérité… » lâche-t-elle dans un rire nerveux, le sourire penaud et l’air complètement perdu. « Le prends pas comme ça, s’il te plaît. À t’entendre, j’ai prémédité tout ça mais j’t’assure que je l’ai absolument pas fait exprès. » Même si ça plairait à Opale de penser le contraire, ce geste ne peut être mis que sur le compte de la maladresse. « T’es trempée… Mon appartement est pas loin. J’pourrais te prêter des vêtements secs, si tu veux. » Elle lui propose en étant convaincue qu’elle parle dans le vent, qu’elle brasse de l’air, mais c’est mieux que de laisser le malaise s’installer.

Qu’est-ce qu’elle peut bien y faire, Anya, au malheur d’Opale ? Rien, strictement rien, absolument rien. Probablement qu’elle ne s’est jamais sentie aussi impuissante que face à sa propre douleur quand elle s’est laissée aller à coucher avec Leo pour la pire des raisons qui soit, quand elle a constaté ce retard de règles et qu’elle a découvert, avec horreur, qu’elle était en cloque. En cloque, putain. Parce qu’Anya, quand elle fait une connerie, elle la fait jamais à moitié, elle va jusqu’au bout de son idée. Et qu’est-ce qu’elle a récolté grâce à ce moment charnel, certes agréable, mais pourtant éphémère ? Rien, quedal. Elle a juste fait souffrir Opale, elle lui arraché le coeur de la poitrine, elle l’a jeté sur le sol et elle a sauté à pieds joints dessus, jusqu’à ce qu’il explose. Elle se déteste pour ça. Elle a erré dans l’inconnu pendant presque un an pour ça. Elle a sombré dans l’alcool pour ça. Et alors qu’elle venait tout juste de se relever, d’apercevoir une faible lueur au bout de ce tunnel fait de désolation, cette nouvelle rencontre avec Opale lui rappelle soudainement tout ce qu’elle essayait d’oublier, tout ce qu’elle essayait de laisser définitivement derrière elle. Son regard empli de colère produit le même effet qu’un coup de poignard planté en plein thorax, lui perforant un poumon et l’empêchant de respirer, entraînant douloureusement sa mort par suffocation. Mais elle a pas le droit de se plaindre, Anya. Parce que c’est pas elle qui s’est retrouvée cocue, trompée, souillée. C’est pas elle qui a vu sa confiance être brisée impunément par quelqu’un qui en avait strictement rien à foutre. Alors elle a pas le droit de pleurer, de laisser ses yeux s’embuer de larmes et son menton trembloter doucement alors que l’émotion s’empare d’elle. Parce qu’elle chialait pas quand Leo l’a basculée sur le lit et a cramponné ses hanches de ses griffes acérées, quand il a posé sa bouche sur la sienne pour étouffer chacun de ses soupirs fiévreux, quand il l’assénait de coups de rein alors qu’elle était bien trop ivre pour être pleinement consciente de l’énorme erreur qu’elle était en train de commettre. C’est pour cette raison qu’elle s’effondre pas alors qu’elle a l’impression que le plafond est en train de s’écrouler sur ses frêles épaules. « Évidemment que je le ferais si ça pouvait te dépanner… » Parce qu’Anya, elle a jamais eu l’âme noire ni rancunière, elle a jamais eu la volonté de la faire souffrir, que ce soit par le passé ou maintenant. « T’as jamais été de trop, même si je sais que j’ai rien fait pour te laisser penser le contraire. » Elle sait pas comment apaiser la douleur d’Opale mais elle sait très bien qu’avec elle, il ne suffira pas de battre des cils pour qu’elle change d’humeur. « C’est pas une espèce de coup monté pour te tendre un piège et te faire du mal, à nouveau… J’te propose juste une solution pour tes vêtements trempés, par ma faute. » Elle tente de replacer la discussion sur le cap du réalisme, et pas du complot perfide et sournois, ce dont Anya serait de toute façon tout bonnement incapable. « T’acceptes qu’on passe par chez moi ou tu préfères passer le reste de ta soirée trempée ? »

Un pas en avant, trois pas en arrière. C’est en quelque sorte le résumé de cette conversation entre Anya et Opale, qui se revoient pour la première fois depuis qu’elles se sont déchirées mutuellement après le faux pas commis par la rousse. D’ailleurs, elle pourrait s'époumoner pour lui dire à quel point elle regrette, à quel point elle est désolée, à quel point elle voudrait revenir en arrière, mais ça ne servirait à rien. Opale ne l’écouterait pas, n’en aurait rien à faire ou ne voudrait pas la croire. Cette pensée lui brise le coeur, mais elle ne peut rien y faire. Rien à part espérer qu’elle accepte sa proposition de l’accompagner jusqu’à chez elle pour qu’elle puisse lui donner des vêtements à elle, des vêtements secs, histoire de se faire pardonner pour sa maladresse. Cet acte suffira pas à effacer l’énorme connerie qu’elle a pu faire dans le passé et qui a anéanti leur couple, le réduisant en une nuée de cendres volatiles impossibles à rassembler. Et une nouvelle réplique acerbe s’échappe d’entre les lèvres d’Opale, lieu propice à toutes les blessures désormais alors qu’autrefois, elles n’étaient que synonymes de douceur, d’amour et d’affection. Anya la dévisage sans rien lui répondre, parce qu’il n’y a rien à ajouter. Elle a raison, c’est indéniable, et elle ne compte pas lutter bec et ongles pour tenter de lui prouver le contraire, dans l’unique but de sauver son honneur d’une quelconque façon. La rousse s’attend à ce que la conversation s’arrête là, à ce qu’Opale l’envoie définitivement chier, en lui disant que ses vêtements, elle peut se les garder mais étrangement, la discussion prend une autre tournure. La jeune femme accepte l’invitation. Anya n’en revient pas tout de suite, voudrait presque lui demander de répéter mais finalement, ce serait la meilleure manière de la faire changer d’avis. « Ok… Bah, on a plus qu’à se mettre en route alors. » Sans se retourner, Anya sort du bar et arpente la ruelle qui est censée la conduire jusqu’à son immeuble. De temps à autre, elle jette un oeil par dessus son épaule, pour vérifier qu’Opale est toujours là. Elle remarque qu’elle boitille, mais elle ne fait aucun commentaire pour le moment. Ce serait un coup à effrayer une biche farouche que l’on serait à deux doigts d’apprivoiser. En quelques minutes, les deux jeunes femmes entrent dans le hall de l’immeuble, le bar ne se trouvant pas bien loin d’ici. Elles rejoignent l’ascenseur, qui les conduit au bon étage. Quand les portes se rouvrent, Anya s’avance vers la porte de son appartement. Elle est soulagée que ce moment de gêne et de silence infini au sein de la cabine soit enfin terminé. La rousse dépose ses clefs au hasard sur un meuble et se dirige vers sa chambre. « Fais comme chez toi, j’reviens. » s’écrie-t-elle spontanément avant de disparaître derrière la porte. « Tu préfères quoi ? Un sweat-shirt et un jeans ? Une robe ? » qu’elle lance depuis la chambre alors qu’elle ouvre sa commode, en attendant la réponse de son ex petite amie, qui ne semble pas encore avoir pris la fuite par la fenêtre.

Elle a presque plus aucun souvenir de leur relation, comme si son cerveau s’était évertué à effacer tous les beaux moments qu’elle gardait d’Opale en mémoire, comme si son être refusait de lui octroyer quelques pensées positives sur lesquelles elle aurait pu se délecter dans les heures où tout devenait plus sombre. Non, tout ce qu’on avait bien voulu lui laisser d’Opale, c’était le déchirement au moment de la rupture, rupture qui s’était avérée inévitable, parce qu’on peut jamais complètement recoller un vase qui s’est brisé. Il sera plus jamais le même, ce foutu vase. Il restera toujours fêlé, de part en part. Anya s’en voulait d’avoir tout gâché aussi vite, aussi facilement, en l’espace d’une seule nuit fugace. Elle aurait aimé avoir plus de volonté, être moins faible, moins susceptible de céder sous le premier regard ensorceleur de Leo. Mais la vérité, c’est qu’elle allait déjà pas bien, Anya, à l’époque. Elle était pas au clair avec elle-même, déjà obligée de renoncer à ses rêves parce qu’on lui répétait à longueur de journée qu’elle serait jamais capable de tenir le choc, de gérer la pression. Aujourd’hui, elle se sent un peu plus sereine, comme si elle avait fait la paix avec elle-même, appris à se détester un peu moins pour des actes sur lesquels elle peut de toute façon pas revenir. Elle aimerait qu’Opale pense la même chose, mais c’est pas demain la veille qu’elle risque de passer l’éponge sur l’écart qu’elle a commis et qui a définitivement brisé leur couple. Anya sait même pas comment elle a pu accepter de la suivre jusqu’ici, dans cet appartement qu’elle a connu et au sein duquel elles se retrouvaient parfois, à l’époque où la passion les animait davantage que la haine. Elle demande à la brune dans quel genre de vêtements elle se sentirait le plus à l’aise, et c’est sans aucune surprise qu’elle opte pour une robe. Anya aurait pu le parier, parce qu’elle la connaît trop bien, Opale, mais elle sent bien que c’est pas le moment pour elle de venir fanfaronner. Elle file dans sa chambre sur la pointe des pieds, la rousse, récupère un bout de tissu dans sa commode et revient vers le salon. Opale est déjà installée dans le canapé, prenant ses aises, comme si rien n’avait changé finalement. « Tiens. Tu sais où s’trouve la salle de bain. » Elle peut pas avoir oublié après tout le temps qu’elle a passé en ces murs. La brune lui assure qu’elle lui ramènera sa robe, un de ces quatre. Anya en doute pas une seule seconde. Ce serait bien improbable qu’elle tolère pendant des semaines l’un des vêtements d’une personne qui a brisé son coeur. « Oui, t’inquiètes, prends ton temps, c’est pas urgent… » Elle s’en fout de cette robe, Anya. Opale pourrait même la garder que ça changerait rien à son existence. Peut-être même que ça lui ferait plaisir, dans le fond, de savoir que ce bout de tissu aurait fini par la hanter au point qu’elle puisse pas se résoudre à le rendre. « Tu veux prendre un verre avant qu’on s’en aille ? » Elle sait pas où elle a la tête, Anya, parce que c’est évident que si Opale accepte, ce sera uniquement pour avoir la satisfaction de vider son verre sur la rousse à son tour. Oeil pour oeil, dent pour dent.