By night {libre}

Il est plus facile d’habiter le Queens contemporain que le Queens Huppé. Les loyers y sont moins dispendieux et les chances de se faire attaquer sont baissées de moitié. La racaille se tient là où elle peut renifler l’odeur de l’argent, et le Queens huppé empeste le capitalisme. Dès qu’on y met les pieds, la différence d’ambiance est notable. Les gens sont vêtus différemment, ils n’ont pas les mêmes vêtements ni les mêmes technologies. Ils sont naïfs et pensent qu’ils ne seront pas la proie des pickpockets alors qu’ils portent du Prada et ont un sac à main Gucci. Les voleurs sont les premiers à reconnaître les logos des compagnies et à connaître les nouvelles tendances.  Ils savent comment vous ont coûté cette robe et ces chaussures. Ils vont vous les prendre. Mais parfois, même en prenant des précautions, ils s’attaquent aux innocents, poursuivent des personnes qui en apparence sont plutôt banales. Comme Constance. Quand elle sait qu’elle doit passer à travers le quartier riche, elle se vêt discrètement, fait tout pour ne pas attirer les regards. Et pourtant, voilà que quelqu’un la suivait. Ses airs californiens la trahissaient, elle puait la richesse de la côte ouest. C’était la première fois qu’elle se faisait attaquer. Elle avait toujours imaginé que ce serait excitant et ce l’était, un peu. Une certaine angoisse planait dans ses pensées et elle marcha plus rapidement. Elle le sentait qui s’approchait. Que ferait-il quand il l’atteindrait ? Il pouvait prendre son sac, mais irait-il plus loin ? Son sac. Il tirait dessus. Elle se débattait. Son sac. Elle se souvint qu’un soir, un homme étrange lui avait offert du gaz poivré, en précisant qu’un jour, il lui serait utile. Elle avait hésité à l’attaquer, le trouvant louche, puis l’avait enfouie au plus profond de sa sacoche. Elle ne l’avait jamais utilisé. Et alors que son assaillant continuait de tirer sur son sac, elle se rappela que c’était cette sacoche qui contenait la bouteille, et elle tira, le plus fort qu’elle le pouvait, pour pouvoir enfouir sa main à l’intérieur et en ressortir le gaz, qu’elle pulvérisa immédiatement dans les yeux du voleur. Il lâcha sa prise et elle en profita pour lui donner un coup entre les jambes. Il quitta les lieux en titubant, aveuglé, traitant Constance de folle. Elle sourit, fière d’avoir pu se défendre, et se prépara à partir quand elle vit un jeune homme aux yeux sombres, tout prêt, observant, sans bouger. Elle pointa le pulvérisateur sur lui.

- T’es avec lui, c’est ça ? T’attends quoi pour me bondir dessus ? Attention, t’as vu ce que j’ai fait à ton pote.

@elijah sullivan

Il était les ténèbres incarnées. Elle arrivait à peine à le discerner dans la noirceur de la rue. Il disparaissait sous la lueur des lampadaires. Les rayons de la lune luisaient sur sa chevelure sombre et lui donnaient des accents bleutés. Sa barbe assombrissait son visage. Ses yeux absorbaient la lumière. Il jeta sa cigarette dans le caniveau. Il regardait Constance, un rictus sur les lèvres. Il était imperturbable. Elle n'avait pas peur de lui. Elle pouvait se défendre, même s'il semblait croire le contraire. Elle pouvait toujours se mettre à courir, mais il semblait rapide. Il était costaud. Il la plaquerait au sol ou contre un mur en quelques secondes à peine, et elle n'arriverait pas à se défaire de sa prise. Son acolyte était plus faible, plus chétif, il n'était que l'apéritif. Lui, c'était le lourdaud qu'on envoyait si la proie était récalcitrante. Elle l'était, alors il était là, se préparant à attaquer. Il ne bougeait pas d'un centimètre. Toute la scène était sur pause. Que les battements de son cœur prouvaient à Constance que les secondes défilaient toujours. Il termina sa phrase. Il avait raison. Ils ne connaissaient pas. Rien ne les reliait. Puis, ses vêtements prouvaient qu'il n'était pas un bandit, qu'il vivait même peut-être dans les parages. Il était de sa classe, pas de celle du voleur. Elle baissa sa garde, mais resta aux aguets. Ce n'était peut-être qu'une feinte. Il voulait gagner sa confiance, puis s'attaquer à elle quand elle s'en attendrait le moins.

- Alors pourquoi tu restais là à ne rien faire ? T'aurais pu m'aider.

Il semblait du type combattant, elle était surprise qu'il n'est pas profité de l'occasion pour se battre. Puis, il aurait eu en récompense une jolie fille. Enfin, c'est ce qu'il aurait pensé, puisque dans tous les films les pauvres victimes tombent dans les bras de leur sauveur. Mais ce n'était pas un film et tout ce que Constance lui aurait offert c'est un sourire et une poignée de main. Mais non, il était resté là, à les fixer, à attendre le dénouement de l'agression. Peut-être qu'il aurait désiré qu'elle dégénère ; il attendait les coups, le sang, le viol. Un autre citoyen guidé par sa curiosité morbide, qui ne faisait rien jusqu'à ce qu'on l'interpelle.

- T'avais peur de lui, c'est ça ? Elle rigola. L'idée qu'un garçon garçon comme lui puisse craindre un voleur de seconde classe la faisait rire. Ou peut-être que t'es rien qu'un pervers et que la violence t'excite. Désolé d'avoir gâché tes plans. 

Spoiler:

Il aurait pu l'aider, mais avait décidé de ne pas le faire. Pourquoi ? Plusieurs théories flottaient dans la tête de Constance ; il n'était peut-être qu'un lâche, qui ne bougerait pas le pouce pour qui que ce soit ; il était peut-être terrifié, car les apparences peuvent être trompeuses et sa froideur pouvait cacher une profonde angoisse ; il n'était qu'un égoïste, qui n'aiderait personne sauf s'il peut en tirer une récompense. C'était la théorie que Constance pensait la bonne. L'inconnu était un mercenaire des temps modernes, travaillant à son compte ou pour de l'argent. Il n'en avait rien à faire d'un vol dans la rue, mais la situation le divertissait. Il était resté à l'écart en ne prenant aucun parti, ne connaissant ni la victime ni l'agresseur et n'ayant aucun argent à perdre.
Il n'avait aucune émotion. Sa voix était impassible. Son visage était de marbre. Rien ne semblait lui donner de la vie. Constance, toujours sur ses gardes, était tout son contraire : sa voix sautait, son corps tremblait, son visage laissait voir sa crainte, même si elle réussissait à la cacher partiellement avec sa confiance habituelle. Elle n'avait pas peur de lui. Elle était pleine d'incompréhension, de doutes, de questions, et il ne lui donnait aucune réponse satisfaisante. Il répondait que brièvement, avec des détours. Constance voyait que la communication n'était pas son fort et elle se demandait pourquoi elle continuait de perdre son temps avec lui, mais une force étrange la poussait à rester.

- Ah, parce que toi tu n'aides personne qui ne te le demande pas ? Il la fâchait et, pourtant, plus ils discutaient, plus elle saisissait son attitude. À vrai dire, elle aurait fait la même chose, mais elle pouvait toujours justifier son égoïsme par sa frêle composition ; ce n'est pas avec ses bras qu'elle pourrait sauver un étranger, mais lui si, il pouvait le faire. Il en avait la force. Si je m'étais fait violer tu serais intervenu ? Où t'aurais regardé sans rien faire ?

Spoiler:

Elle ignorait pourquoi elle insistait. Elle voulait partir, rentrer chez elle. Elle n'habitait pas dans le quartier. Il se faisait tard. Elle désirait retrouver la chaleur de ses draps, loin de ce froid printanier qui s'immisçait sous ses vêtements et caressait son épiderme. Cet homme n'en valait pas la peine. Il n'était qu'un passant, marchant au mauvais endroit au mauvais moment. Il était tombé par hasard sur cette situation et, pour des raisons qui lui sont personnelles, il n'était pas intervenu. Constance s'était défendue sans son assistance et même si elle en était fière, elle avait une dent contre cet inconnu qui ne l'avait pas aidé, contre ce jeune homme ténébreux qui, au lieu d'agir, s'était morfondu dans sa passivité. Peut-être bien qu'elle se retrouvait en lui. À sa place, qu'aurait-elle fait ? Tel un superhéros elle aurait volé à la rescousse de la demoiselle en détresse et aurait sauvé la situation ? Non, elle serait restée immobile, tapie dans le noir, attendant le dénouement pour sortir de sa cachette et prétendre qu'elle vient à peine d'arriver. Tout comme lui, elle était lâche. Cependant, elle n'avait pas sa force, et ses bras ne lui saurait d'aucune aide face à un criminel. À vrai dire, elle deviendrait une seconde victime, une seconde demoiselle en détresse, et ce n'était que par un heureux hasard qu'elle avait pu se défendre contre l'incompétent qui l'avait attaqué. Dans une autre réalité, elle n'avait pas porté le même sac, elle n'avait pas réussi à poivrer son assaillant, elle était abandonnée sur le trottoir, volé. Peut-être que dans cette réalité-là, il serait intervenu avant la finale tragique.

Il se cachait derrière une ironie déplaisante, mais Constance ne fit aucun commentaire. La fatigue l'assaillait. D'un coup, elle l'avait frappé, et elle se retrouvait sans force, les jambes molles, menaçant de défaillir. L'effet de l'adrénaline avait cessé. L'inconnu cherchait à la rassurer. Elle ne l'écoutait plus. Le rattraper ? Pourquoi voudrait-elle le rattraper ? Il resterait une nuit en prison, peut-être deux, et serait libéré, avide de vengeance. Il la chercherait partout et quand il la retrouverait, il serait prêt, mais elle ne le serait pas. Non, le rattraper était une mauvaise idée. Constance ne croyait pas assez en la justice pour se lancer à sa poursuite. Peut-être que l'inconnu y croyait, lui, mais elle n'avait pas envie de le lui demander.

- Tu peux m'aider à trouver un taxi. Ils étaient sur une petite rue. Constance n'arrivait plus à s'orienter, la situation l'avait déboussolée. Ou, au moins, me raccompagner jusqu'à une artère principale... Elle aurait voulu qu'il l'accompagne plus loin encore. Elle craignait toujours que son assaillant sorte d'une ruelle et s'attaque à elle. Elle avait peur qu'elle ne puisse pas se défendre si ça arrivait une seconde fois. Elle avait besoin d'une deuxième paire de bras. Et, tristement pour l'inconnu, il était cette paire. S'il te plaît...

Spoiler:

Il s’approcha d’elle en silence, récalcitrant, peut-être, mais acceptant son sort, le devoir qui l’attendait. Laissez une jeune femme retourner chez elle, seule, la nuit, alors qu’elle vient d’échapper à l’attaque d’un voleur de rue, serait d’une froideur polaire, signe d’un trou dans la poitrine à la place du cœur. Constance pouvait enfin peindre un portrait plus juste de l’homme qui ne l’avait pas sauvé. Il était trentenaire, certaines rides trahissaient cette fatigue que connaissent les hommes approchant la quarantaine. Il portait une barbe clairsemée, aussi noire que sa chevelure, longue et bouclée, s’arrêtant tout près du col de ses vêtements. Il était costaud, mais moins grand qu’aurait pensé Constance, qui le balayait de son regard. C’était toujours la même chose dès qu’elle se retrouvait devant une nouvelle personne : elle la fixe, l’observe dans ses moindres détails, jusqu’à ce qu’elle aille toute vu. Les personnes les plus intéressantes sont celles qui malgré inspection, cachent de nouvelles surprises ; ces personnes étaient rares, et Constance ne sentait pas qu’elle se trouvait devant l’une d’elles. En quelques secondes, elle l’avait jugé, et elle se fiait toujours à son jugement, qu’il soit bon ou mauvais. Elle avait généralement raison et il ne lui était arrivé que quelques fois de se tromper, qu’une personne jugée inintéressante se trouve être géniale ou bien qu’une autre intéressante n’est en fait qu’une médiocre créature ; elle appliquait cette dernière catégorie à plusieurs de ses ex, qui se révélaient souvent comme étant des perdants.
L’inconnu, lui, faisait partie de la moyenne, un homme typique qui, selon Constance, doit plaire à certains, mais pas à elle. Ils ne pourraient pas être des amis, elle en avait la certitude. Elle refusait de trop le juger, cependant, puisqu’il était sa seule bouée de secours, celui qui l’aiderait à retourner chez elle sans qu’elle se fasse attaquer une seconde fois. Enfin, ça c’était si l’homme ne l’attaquait pas, comme elle en avait douté au départ, mais en s’approchant d’elle, Constance avait été très surprise de constater que malgré toute sa dureté, l’inconnu dégageait une certaine tendresse. Il l’attendrissait, et ses petits yeux noirs lui donnaient l’apparence d’un chien perdu et fidèle. Il ne lui ferait aucun mal.   

– Oui. Dans le coin plus contemporain du Queens, répondit-elle, sans donner son adresse exacte. Sauf s’il possédait un moyen de transport, elle ne voulait pas qu’il sache précisément où elle habitait. Il ne la raccompagnerait pas à la marche jusqu’à chez elle, la distance était trop grande, il n’avait donc aucune raison de connaître le numéro de sa porte. Peut-être que nous trouverons un taxi si on marche un peu ? Elle proposait sans savoir si cette promenade était une option réaliste. Ses visites dans le district riche du Queens étaient rares et, habituellement, elle y arrivait et repartait en taxi. Sans attendre de réponse, elle emboîta le pas, sans même être certaine que c’était la bonne direction à prendre. Une brise légère faisait danser les feuilles naissantes dans les arbres. Le printemps était bel et bien arrivé.

Spoiler: