Join the dark side, we have cookies [ft. Chelsea July]

C'est une enseigne visible de loin, qui brille tel un phare dans la nuit, guidant les âmes en peine vers un havre de paix où attendent sagement café et donut. Cooki'n'Coffee. On pourrait difficilement rater le café avec ses énormes néons roses et bleus, un peu rétro, un kiff du patron. C'est lui qui a fait toute la déco de l'endroit, du parquet brun aux petits stores des fenêtres en passant par le comptoir qu'il a sans doute récupéré de son grand-père. Depuis longtemps Edith avait renoncé à faire partir l'odeur étrange qui semblait émaner du bois d'une autre époque.
L'odeur, la seconde chose qui imprégnait le commerce entier, un mélange de friture et de sucre. Evidemment, quand on est client, on adore, après tout, cette boutique n'est pas connue pour ces salades. Pour Edith, c'est une autre paire de manche et elle se sentait parfois un peu comme le comptoir, incapable de chasser définitivement le parfum du travail. La cigarette aidait, un peu.
Enfin, elle n'allait pas s'en plaindre, tant que l'argent tombait dans sa poche et qu'elle n'avait pas à mettre les affreux accoutrements des serveuses qu'elle pouvait voir dans les autres cafés. Seul accessoire indispensable : le tablier aux couleurs de l'établissement. Enfin, c'était vite dit, entre les catastrophes culinaires et les clients bourrés du service du soir, il en avait vu des vertes et des pas mûres... A l'occasion elle "emprunterait" à long-terme celui de Chess. En attendant, elle l'enfila, fit un noeud autour de sa taille et entra en salle. Un couple roucoulait dans un coin devant un même milkshake planté de deux pailles.
Waw, tellement romantique, la vérité ils ont pas assez de tunes pour s'en payer un chacun.
Y avait aussi ce mec, planté devant son ordi, présent presque tous les jours et qui bossait sur son roman, un grand drame inspiré de Shakespeare et dont il était certain qu'il allait révolutionner la notion même de littérature.
En attendant il ne se nourrit que de café et de barres énergisantes.
Au moins, lui il a des rêves.
Touchée.
Et pour compléter le tableau, y avait monsieur Bob. Monsieur Bob, il vient tous les vendredi. Il arrive à 18h34 par le bus et quand il entre, il enlève son chapeau, dit bonsoir et vient s'asseoir au même tabouret. Il commande systématiquement le cookie royal et un grand café crème - avec un peu de sucre. Monsieur Bob ne lit qu'un journal, le New frontiersman, il a toujours voté républicain et va à l'église tous les dimanche en priant le bon Dieu de veiller sur le président (sauf quand ce dernier est démocrate). Monsieur Bob, tout ce qu'il veut faire, c'est boire son café et avoir une oreille qui l'entende critiquer la politique du maire, l'annonce d'un festival punk et la hausse des impôts.
Il ne restait plus dans la salle que le gars du service de l'après-midi, auquel elle fit signe qu'il pouvait partir. Chess n'allait pas tarder à arriver de toute façon.
- Ah, c'est vous ! Tant mieux, votre collègue ne met jamais assez de crème dans mon café.

@Edith Fitzgerald

18h34, réglé comme une montre à gousset. Derrière le comptoir, accroupie en train de changer le filtre de la machine à café, Chelsea aperçut Mr Bob entrer dans le café et s'asseoir à sa table habituelle. Elle le voyait comme une de ces vérités immuables, une habitude qui ne changerait jamais peu importe le futur. Le monde pouvait bien s'écrouler que Mr Bob continuerait d'être présent à sa table tous les vendredis à 18h34 précises, en train de feuilleter New frontiersman.

La jeune femme se releva en s'époussetant les mains, faisant sursauter Henry du service de l'après-midi qui ne l'avait visiblement pas remarquée. Elle avait l'habitude.

- July tu m'as fait peur ! T'es là depuis quand ?
- Une heure trente six.

Petit temps d'arrêt du côté d'Henry qui ne sut pas s'il devait rire ou s'excuser platement. Elle était si... invisible. Et lorsqu'il lui demanda comment elle se portait, elle se contenta de hausser les épaules en continuant machinalement de recharger les porte-serviettes. Il fallait se le dire, la discussion n'était pas son fort.

- Il faut que je file Emily m'attends, tu pourras finir de ranger les tasses ?

Second haussement d'épaules. Au fond de la salle, elle aperçut Edith en train de servir Mr Bob. Vu qu'elle ne lui avait pas dit bonjour, elle ne l'avait sûrement pas vue elle aussi. Ou alors elle ne voulait pas lui parler, ce qui était pleinement dans son droit. Le carillon d'entrée retentit, Chelsea quitta momentanément son inexpression pour afficher un doux sourire bien que vide.

- Bonsoir bienvenue au Cookies'n'Coffee, que puis-je vous servir ?

Oh, monsieur Bob, un vendredi n'est pas vraiment un vendredi on ne le voit pas descendre du bus et s'asseoir dans le 4ème box en partant de l'entrée. A bien des égards, Edith apprécie sa présence, ce vieil homme grognon et drôle malgré lui. Cependant, il y a toujours ce moment dans la soirée où il va tendre son papier plier et déplier maintes et maintes fois pendant la journée, lui montrant un article sur l'insécurité/la guerre/une fusillade, et systématiquement, il dit :
- Mademoiselle Fitzgerald, j'ai fait la guerre, vous savez, j'suis partit moi, servir mon pays, et les jeunes ils...
Au début, évidemment, elle l'écoutait, mais monsieur Bob, tel un vieux disque rayé, a usé trop souvent ses chansons et à présent, elle ne lui prête qu'une oreille.
- Bonsoir bienvenue au Cookies'n'Coffee, que puis-je vous servir ?
WOW BORDEL
La voix soudaine de Chess fit sursauter Edith qui remarqua soudainement sa collègue, apparue aussi soudainement qu'à son habitude, derrière le comptoir. A la voir ainsi surgir et partir sans se faire remarquer, elle se demandait parfois si Chess n'était pas le fantôme d'une ancienne serveuse.
Ça expliquerait bien des choses.
Et pourtant, ce n'était pas faute de la connaitre ! Elle devrait avoir l'habitude maintenant, voir les indices, mais clairement, Edith n'était une grande enquêtrice et en parlant d'enquête, elle se disait parfois que son amie avait raté sa vocation de détective.
Perdue dans ses pensées, Edith, toujours penchée sur la table de monsieur Bob, leva les yeux vers la nouvelle arrivée.
Oh. Fuck.
Jessica Tullman. LA Jessica Tullman, major de sa promo au lycée, violoniste solo de l'orchestre et bien évidemment reine du bal de fin d'année. Elle était à présent inscrite dans une prestigieuse université new-yorkaise et ne passait dans le queens que pour rendre visite à ses parents. Comment Edith savait tout ça ? Jessica ne faisait pas deux pas sans dégainer son snap. D'ailleurs, elle venait tout juste de sortir son téléphone.
- Oh mais qui voilà, ne serait-ce pas trois-cordes ? Ça doit faire une éternité !
Exactement 6 ans, trois mois, 2 jours et quelques heures. Le jour de l'audition pour le conservatoire. Et puis, un mouvement et d'un coup, Jessica referme ses bras de mante religieuse autour de ses épaules. Coup d'oeil en direction de Chess.
HALP.

Un cappuccino. Avec pépites. La jeune femme s'effaça aux yeux de la cliente pendant qu'elle réalisait la commande. Elle l'aperçut du coin de l'oeil apostropher Edith. Trois cordes. Le regard du désespoir qu'elle lui lança signifiait tant de choses.

- Mademoiselle ? Nous n'avons plus de caramel, souhaitez-vous que je le remplace par du chocolat ?

Mensonge éhonté mais tant que la cliente ne passerait pas la tête au dessus du comptoir, elle ne pourrait voir les quatre bouteilles et demi de sirop de caramel. Et cela avait l'avantage d'offrir une diversion à point nommé.

- Oh darling pas de chocolat, mettez-moi donc du cassis !

Elle n'était sûrement pas anglaise mais devait vouloir se donner un style. A l'opposé de Chelsea qui en était l'archétype de l'absence. La jeune femme partit dans un déballage de ce que représentait le coulis de caramel à ses yeux, comment il lui avait permis de rencontrer Freddy, l'homme de sa vie, le voyage qu'elle avait fait jusqu'en France pour en visiter une usine. Ce fut le tour de Chelsea de lancer un regard désespéré à sa collègue. Elle parlait trop.
Beaucoup trop.
Et la gentille Chelsea demeurait muette, acquiesçant sans véritablement écouter tout ce qu'elle disait.

Note pour plus tard : payer une bouffe à Chess. Ou quelque chose. Qu'importe, Edith vit l'ouverture et s'y engouffra, passa devant monsieur Bob qui continuait à parler, n'ayant peut être pas remarqué son absence, et s'échappa vers l'autre bout de la salle où elle débarrassa la table du couple qui venait de partir. Mais c'était encore trop près. Si Chess n'écoutait pas un mot, Edith entendait tout et quelque chose commençait à lui peser sur la poitrine : l'envie. Le fiancé. Cet appartement qu'ils avaient en face de Central Park. Ces études presque finies, cette garantie d'embauche dans une grande entreprise.
Elles venaient du même quartier. Leurs parents étaient voisins, elles avaient été amies, petites, elles étaient allées à la même école élémentaire, pas très loin d'ici. A quel moment leurs chemins ont-ils pris des directions si différentes ? Le jour de l'audition ? Non, c'était encore avant, sans doute. La question n'était peut-être pas quand est-ce que ça avait eu lieu. C'était plutôt : était-il trop tard déjà ? A quoi bon continuer à pratiquer le violon, si elle n'allait pas en vivre ? Peut-être qu'elle devrait arrêter et enfin rentrer dans la vie adulte, comme disait son père, trouver un taff à temps complet et un appartement.
- Pourquoi tu n'es pas restée au conservatoire ?
- Parce que j'ai eu une place à l'université, tout simplement ! Et puis, je n'ai jamais aimé le violon. Mes parents voulaient que je pratique tous les jours et que je sois la meilleure, mais quel enfer ! A la fac j'ai pu tout arrêter.
- C'est dommage, tu étais douée.
- Peut-être.
Jessica haussa les épaules et repris son pianotage incessant sur son téléphone. Sourire. Photo.
Retournant derrière le comptoir, Edith lâcha un soupir. Quota de rencontre pour la semaine. Et vu la tête de Chess, elles étaient deux.
- Café ?
Moins une proposition qu'une affirmation, puisqu'elle leur servit deux verres avant même d'écouter sa réponse. Il était 19h passé, monsieur Bob n'allait pas tarder à repartir par le bus de 19h14. En attendant, il faisait à présent les mots croisés dans le journal et semblait se creuser la tête.
- Pourquoi tu arrives toujours super tôt ? J'veux dire, même quand on bosse sur le même service, t'es déjà là quand j'arrive.

Chelsea prit délicatement la tasse de café entre ses fins doigts comme si c'était un cadeau et la porta à ses lèvres. Elle aimait bien cette odeur. Enfin, tout le monde aimait cette odeur donc elle supposait que elle aussi l'aimait. Même si au fond elle n'en avait aucune idée.

- Mon voisin de palier a décidé de faire un gâteau pour l'anniversaire de sa fille. Et en attendant que les pompiers réussissent à éteindre l'incendie je n'avais pas grand chose à faire donc je suis venue ici.

La Terre entière aurait sûrement paniqué devant cette situation, pas elle. La seule chose qui l'ennuyait c'était qu'elle devait faire sa lessive cet après-midi, pour échapper au rush de début de soirée.

Un sucre, deux sucres et voilà un café parfait. Pas trop amer, pas trop grand, pas trop sucré, juste ce qu'il faut. Et le tendant vers ses lèvres, Edith se rappela de ses semaines d'entrainement avant de parvenir à se résultat. La buveuse de thé avait appris sur le tas comment faire du café. Mais il y a une différence entre faire du café et faire un bon café. Une question de dosage, de mesure, ni trop peu, ni trop trop. Finalement, ce n'ést pas si différent de jouer du violon, il faut simplement trouver le bon accord.
Toute à ses pensées, Edith n'écoutait que d'une oreille distraite sa collègue, avant d'entendre le mot incendie qui menaça de lui faire recracher la moitié de sa tasse. Leva les yeux sur Chess, qui était imperturbable, comme à son habitude. Non, Chess ne devrait pas être agent secret mais plutôt présentatrice au journal télé. En creusant, elle aurait le talent de passer d'une menace de guerre nucléaire à la récolte des champignons dans la forêt de Bondoufle.

- Ça va aller ? J'veux dire, tu vas pouvoir rentrer chez toi ce soir ?

C'était toujours comme ça avec elle. Malgré des années d'amitié, il était impossible pour Edith de savoir ce que pensait Chelsea. Au début, Edith s'inquiétait beaucoup de cet état de fait. Est-ce que Chess cachait ses émotions ? Ou pouvait-elle ne rien ressentir ? Ce n'était à ce jour toujours pas très clair pour Edith. Cependant elle ne lui en voulait pas. Elle-même n'est pas très douée avec les mots, préférant parler à travers sa musique. Chess a peut-être un hobby secret. Une lumière s'alluma dans les prunelles d'Edith. Il devait forcément y avoir quelque chose et maintenant que la curiosité d'Edith était piquée, elle allait se faire un devoir de mener l'enquête.

@Chelsea July