Les mains moites plaquées sur le volant de sa voiture, Ewan est pas certain que l’idée qu’il vient d’avoir soit particulièrement excellente. Non, en fait, elle est même très mauvaise. Mais il ne peut plus faire marche arrière, maintenant. Il y a dix minutes, il a envoyé un sms à Nina : Tiens-toi prête, j’arrive 8) sans davantage d’explication, le but étant de lui faire une surprise. Et un instant plus tard, il était à bord de sa voiture, en train de se mettre en route. Mais cette surprise-là, il est presque convaincu qu’elle ne plaira pas à Nina. Elle va même très certainement s’énerver une fois qu’elle aura compris dans quel guet-apens elle aura été traînée, Ewan ayant profité de sa naïveté aveugle pour la mener par le bout du nez. Mais au fond de lui, il sait qu’il fait le bon choix, qu’il prend la bonne décision. Et un jour ou l’autre, Nina s’en rendra compte, elle aussi. Ce n’est qu’une question de temps. Ce sera normal qu’elle s’énerve, qu’elle s’emballe, qu’elle lui hurle dessus, même, mais quand elle aura enfin retrouvé son calme, peut-être que l’idée qu’Ewan a tenté de faire germer dans son esprit finira par prendre ses aises pour s’installer confortablement et commencer à pousser. À la fois excité et nerveux, le danseur capture sa lèvre inférieure avec ses incisives, et il a presque du mal à se concentrer sur la route. Il est à peine vingt heures, mais il fait déjà parfaitement noir dehors. Seule la lumière des lampadaires illumine la rue par faisceaux, ainsi que les phares des voitures qu’il croise. À l’extérieur, il fait particulièrement froid. Les températures se rapprochent des zéro degré et ce n’est pas le vieil habitacle de l’espèce d’antiquité qui sert de véhicule à Ewan qui va faire barrière au froid. Mais tant pis. Ewan n’est pas prêt à se séparer de sa vieille bagnole. Elle a une valeur sentimentale, pour lui. Personne le comprend et tout le monde se moque de son espèce de tank sur roulettes, mais il s’en fout. Une fois arrivé dans la rue où vit Nina, Ewan se gare, coupe le moteur et prend quelques secondes avant de sortir de l’habitacle. Il ne sait pas si ce sont les températures extérieures ou l’appréhension qui le font hésiter à ce point. Peut-être un peu des deux. Il finit par prendre son courage à deux mains, rejoint le trottoir et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il se retrouve devant la porte, son index écrasant le bouton de la sonnette de chez Nina. Au bout de quelques secondes – interminables du point de vue d’Ewan qui se les gèle dehors -, la jeune femme finit par lui ouvrir. Ewan affiche son sourire le plus radieux : « Bonsoir Mademoiselle Wahlberg... J’espère que vous êtes prête ? » Et sans lui laisser le temps de répondre, il se penche déjà vers elle pour l’enlacer. En s’éloignant, il remarque qu’elle n’a pas encore enfilé de manteau et lui précise : « Par contre, il fait –8000 dehors donc si tu veux pas mourir de froid dans mon vieux tacot, tu ferais mieux d’enfiler au moins trois pulls et deux manteaux. » Ou, du moins, quelque chose d’aussi épais.
Ton ange gardien, voilà ce qu’il est. Cet ami qui veillera sur toi à tout jamais. Cette présence à tes côtés que tu sentais, lorsque la mort chantait. Ta seule lueur d’espoir depuis que tu as quitté les étoiles. Dans ce monde brodé de noir où tu as arrêté de danser. Où tu n’es plus que cette rose qu’il aimerait bien voir faner. Faire renaître le cygne que tu étais. Tu le sais, qu’il ne te laissera pas tomber. Tu le sais, qu’il fera tout pour te voir à nouveau voler. Oh Nina, t’as peur qu’Ewan y arrive. Qu’il ose te pousser à nouveau au bord du vide. Mais t’es trop naïve, alors tu regardes ton téléphone avec un léger sourire. Tu ne réponds pas, car tu sais qu’il est déjà en chemin. À Ewan, tu ne lui refuseras jamais rien.
Seul homme qui ne t’a jamais abandonné. Qui malgré tes choix, continue de te protéger. Il a toujours été celui à qui tu ne peux rien cacher, pas même ton amour pour l’irlandais. Mais tu ne lui as jamais réellement dit qui il était. Qu’avant d’être sa reine, lui aussi te payait. Ce roi pour qui tu te vendais. Âme qui ne connaît pas les nuances, tu sais qu’il ne pourra pas l’accepter. Qui réagit toujours à outrance, Ewan préféra le tuer que de te voir à ses côtés.
T’entends le bruit de son vieux tacot qui hurle presque de détresse avant de s’arrêter. Ça t’a toujours fait rire, cette fâcheuse habitude qu’il a de s’attacher aux choses rouillées. T’es déjà derrière la porte quand la sonnette se met à crier. Tu lui ouvres avec tes lèvres retroussées, un brin émerveillé par ses yeux étoilés. T’enlaces Ewan comme s’il était ce rocher sans qui tu pourrais te noyer. Tu t’enivres de ce parfum qui a le pouvoir de te rassurer. Vous avez ce lien particulier. Cette promiscuité que certains continuent de jalouser. Il se berce d’illusions, s’ils entendent de l’amour dans vos chansons. Vos corps dansent en toute union, mais vos cœurs n’ont jamais été aveuglés par cette dévotion. « T’as l’air d’oublier que je suis suédoise. » Tu fais exprès de parler avec ton accent d’hiver. Un regard amusé vers ton ami que tu invites à rentrer. « Mais je vais enfiler quelque chose sinon tu vas me faire une crise de nerf. » Alors tu pars dans une démarche de princesse chercher ton manteau et une écharpe. Tu tombes sur celle que Lonàn a laissée chez toi et sans savoir vraiment pourquoi tu la mets autour de ton cou. « Je parie qu’il fait plus froid dans ce tas de taules que tu oses encore appeler voiture qu’à l’extérieur... » Tu réapparais, habillée simplement. Avec cette simplicité qui ne correspond pas à la rose qui sort au soleil couchant. « Alors, my boy, où allons-nous ? »
Il ne sait pas encore à quoi il s’expose, Ewan. C’est presque naïvement qu’il embarque dans sa voiture avec l’espoir que Nina accueille son idée avec un sourire sur les lèvres, presque déçue qu’elle serait qu’il n’y ait pas pensé plus tôt. Évidemment, cette perspective est illusoire mais Ewan ne peut pas s’empêcher de forcer le destin, de ramener la jeune femme sur cette voie dont elle s’est irrémédiablement éloignée. Personne n’a donc jamais dit à Ewan que ce n’était pas toujours une bonne idée de jouer à dieu ? Ce n’est pas parce qu’il rayonne comme l’astre lumineux sur les scènes des ballets qu’il peut se permettre pour autant de jouer au roi soleil, et de foutre celle qu’il considère comme son alter ego dans le plus profond des embarras. Mais Ewan est têtu, trop têtu. Et il a bien trop de fierté pour se contenter d’une conversation calme, entre adultes, au cours de laquelle il développerait son point de vue au cours d’un long argumentaire, qui se solderait quoi qu’il arrive par un échec cuisant. Non, vraiment, l’effet de surprise est la meilleure des solutions. Il écrase le bouton de la sonnette en affichant par avance le plus grand des sourires, désireux de faire en sorte que Nina ne se doute pas de son subterfuge. Et dès que la porte s’ouvre pour dévoiler son visage radieux, Ewan n’est qu’encore plus enchanté. Il profite de la sensation douce et chaleureuse que lui procure ses bras serrés autour de lui. Il a l’impression que ça fait une éternité qu’ils ne se sont pas vus. « Et alors ? T’es peut-être suédoise mais t’as pas la même pilosité que le Cousin Machin à ce que je sache, alors arrête d’essayer de me faire croire que ça change vraiment quelque chose. » Elle pourra dire tout ce qu’elle veut pour tenter de le convaincre qu’elle peut sortir en robe légère par un temps pareil, il ne la laissera jamais faire. Il l’a toujours surprotégée, arborant parfois davantage un rôle paternel, mais c’est pas aujourd’hui qu’il va changer les bonnes vieilles habitudes. « Tu me connais trop bien ! Épargne mon petit cœur de vieillard. Je suis peut-être cardiaque et non diagnostiqué, qui sait ? » C’est qu’Ewan vit plutôt mal l’approche de la cinquantaine, même s’il essaye toujours de tourner ça à l’humour, comme s’il s’en fichait. Nina sait très bien qu’il y a une part d’angoisse qui sommeille au fond de lui à ce sujet, une angoisse dont il ne se débarrassera probablement jamais. Nina revient vers lui avec un manteau sur les épaules et une écharpe passée autour du cou. Écharpe qu’Ewan ne reconnaît pas et qu’il remarque tout de suite, en excellent observateur qu’il est. « Nouvelle écharpe ? » demande-t-il sur un ton innocent alors qu’il se dirige déjà vers sa voiture, Nina sur ses talons. « Arrête d’être aussi méprisante avec ma petite voiture. Elle a un cœur, tu sais ? » Il ouvre la portière du côté passager, glisse une main dans la boîte à gant et en sort un foulard de soie noire. « Si je te le dis, ce ne sera plus une surprise ! Tourne-toi. » lance-t-il en attrapant Nina par les épaules pour la faire tourner sur elle-même, lui passant le bandeau autour de la tête pour couvrir ses yeux. Il l’aide à monter dans le vieux tacot, le contourne pour s’installer derrière le volant et met le moteur en marche. Il allume la radio – car ce vieux tas de ferraille dispose encore d’un minimum de technologies – et se met en route, sans chauffage, grelottant jusqu’à ce qu’ils arrivent enfin à destination. Il ignore encore si c’est le froid ou l’appréhension qui le fait trembler comme ça mais il ne préfère pas trop s’en soucier. Quand il arrête enfin la voiture sur le parking de l’école de danse, il annonce à Nina : « On y est. » Il a tout fait, tout au long du trajet, pour qu’elle ne reconnaissance pas le chemin qu’elle empruntait autrefois pour aller jusqu’à Juilliard, mais peut-être a-t-elle deviné, malgré tout, si le foulard de soie a fini par glisser le long de ses joues ? « Alors, tu as deviné où nous sommes ? » demande-t-il en la faisant doucement sortir de la voiture, la guidant jusqu’au bâtiment en la tenant par un bras, lui indiquant le moment où elle doit lever son pied pour monter une marche. « Tu pourrais au moins essayer de marcher un peu plus droit, les gens vont finir par penser que t’es bourrée. » la taquine-t-il en poussant la porte de l’école, faisant comme si des dizaines de personnes circulaient autour d’eux, pour induire Nina en erreur, alors qu’il n’y a plus grand monde à Juilliard à cette heure. Il la conduit jusqu’à la salle de danse où ils ont passé des heures à s’entraîner ensemble, Ewan faisant voler Nina au dessus des planches, tel un oiseau brassant harmonieusement l’air de ses ailes. Il la guide jusqu’au milieu de la salle, plongée dans l’obscurité, et s’éloigne d’elle pour aller chercher l’interrupteur, sur lequel il pose deux doigts fébriles. « T’es prête ? » lui demande-t-il. Quand elle aura retiré son bandeau, il actionnera les lumières, qui permettront à Nina de redécouvrir cette immense salle blanche où se trouve des dizaines de miroir et les milliers de souvenirs qu’ils ont pu construire tous les deux.