Restless creature.

01/ Orpheline abandonnée, c'est la fêlure sous la beauté inanimée. Le creux que rien ne serait en mesure de combler. Il paraît que la Mort lui a arraché ses parents alors qu'elle n'avait qu'une poignée d'années. Laissant ainsi sa vie en suspens, au bord d'un drame auquel elle se refuse de penser. Pourtant ça la poursuit constamment ; où qu'elle aille, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Des fantômes déambulent sans cesse à l'intérieur de son muscle moteur. Avant n'importe quel homme, ce sont leurs larmes qui l'ont profondément blessée.

02/ Elle a la Russie dans les veines ; ses idéaux libres et le violent velours de ses anciens carnages. Le poids de ses silences glacials, la chaleur de sa vodka et la lueur impériale de ses Tsars. Gamine esseulée, elle avait pourtant l'habitude de guérir ses maux en dansant dans les sinistres couloirs de l'orphelinat dans lequel on l'a balancé. À l'image de la ballerine, coincée dans cette boîte à musique que sa mère lui a laissé. Du moins avant que Misha n'arrive pour la libérer de ses tourments d'enfant brisée ; lui qui était aussi solitaire que la petite fille abîmée qu'il a choisi d'adopter.

03/ Avec tout l'amour dont un père peut faire preuve, il lui a offert le monde et sa grandeur ; transformant la poupée de chiffon en cygne immaculé. Élevée au sein d'une vie honteusement confortable, auréolée d'une éducation prestigieuse, elle a pu concrétiser la fantaisie irréelle d'être l'une de ces danseuses de ballet que sa mère chérissait tant. C'est pour elle que la gamine voulait danser coûte que coûte ; afin d'honorer sa mémoire et d'imaginer la fierté illuminer la profondeur de ces prunelles qu'elle est foutrement terrorisée d'oublier. Et un peu pour lui aussi, celui qu'elle appelle papa avec une tendresse infinie, le grand bandit, l'une des têtes les plus importantes de la mafia russe.

04/ Il lui a fallu quelques années pour comprendre et accepter ; que son paradis n'existait qu'à travers les vices de son père, seul repère tangible auquel ses fragilités s'accrochaient pourtant en toute confiance. L'effervescence adolescente l'a naturellement fait vaciller, faisant du frique une belle cage dorée. Eve s'est vue suffoquer dans ces soirées salement huppées. Dans la crasse du sexe sordide et des hommes en chien, elle a parfois failli sombrer mais c'est toujours le ballet qui la ramenait à la réalité. Elle n'était pas toujours la plus sage mais elle était très loin d'être une idiote. L'indignation et la colère ont été canalisées par des centaines d'heures d'entraînement. Depuis le début, la danse reflète ses émotions et ses oppressions. C'est à travers elle qu'elle s'est toujours libérée et c'est ainsi qu'elle s'est élevée.

05/ Entre perfections et désastres, elle a longtemps été funambule. Puisque la cocaïne lui a parfois fait toucher les étoiles, donnant à son corps des impressions d'invincibilité alors qu'il suintait pourtant de fatigue. À tort, elle s'est cru immortelle ; s'imposant comme étant la meilleure en son domaine et défiant parfois les lois de la gravité. C'est dans l'euphorie de ces hallucinations que l'amour a bouffé les restes de son cœur aphone. Sans crier gare. Comme des injections de violence auxquelles elle est rapidement devenue dépendante. Il s'appelait Andreï et s'apprêtait à devenir son partenaire principal. Enveloppés par l'intensité de leurs corps l'un dans l'autre, elle a cru l'aimer à en perdre la raison. Dans la superficialité de leur succès, ils se sont embrasés. Jusqu'au point de non-retour, celui où sa vie sans sa présence lui semblait presque impossible à surmonter.

06/ Sur le toit du monde, prisonniers des hautes sphères, ils se sont gavés d'illusions jusqu'à en vomir. L'acidité de leurs baisers alimentait l'horreur de leurs fièvres. Rien n'aurait pu les séparer et pourtant, Andreï n'a pas hésité à lui tourner le dos dès que sa carrière le lui demandait. Entre l'or des spectacles et les acclamations d'êtres invisibles, il a oublié son parfum et la manière dont elle savait réchauffer son lit. Le froid a fini par les envahir et la fissure vint finalement frapper à la porte de ses craintes. Il l'a quittée sur la pointe des pieds ; crucifiant leurs fiançailles pour les couloirs poisseux d'une gloire qu'ils aimaient s'inventer.

07/ Deux ans et une cure de désintoxication, c'est ce qu'il lui a fallu pour s'en remettre ; oublier les morsures qu'il lui a laissé et cette saloperie de plaie qui ne cesse de saigner depuis qu'il s'est tiré avec ses espoirs d'infini. Elle s'en veut de l'avoir cru, d'être devenue l'une de ces filles entubées. Depuis lors c'est son âme qu'elle a cadenassé, diluant l'abandon sous une armure de fierté. Elle s'est promis que plus jamais ça n'arriverait. Elle s'est promis de toujours garder le contrôle ; déchirant des cœurs autant qu'elle les marque d'impossibles bonheurs. Eve n'est devenue qu'une illusion que l'on croit posséder mais qui finit toujours par disparaître tôt ou tard. Plutôt ravie d'avoir laissé la marque de ses crocs aux âmes aimantes.   

08/ Après Paris, Moscou a mis du baume à ses rêves. La poussière de ses maux s'est dissipée aux premières neiges et le tranchant de la tour Eiffel lui semblait soudainement moins douloureux. Comme toujours, c'est vers le ballet qu'elle s'est tournée ; rituel immuable qui lui appartenait. Refuge immatériel au creux duquel respirer lui paraissait plus aisé. C'est en arabesque et en jeté qu'elle a retrouvé celle qu'elle était avant Andreï. Elle a réappris à s'aimer et à aimer sa solitude dans cette salle d'entraînement dans laquelle elle traînait éperdument.

09/ Puis l'opportunité béante de s'évader s'est présentée. Délicieux imprévu auquel elle n'a pas résisté très longtemps et pour lequel elle a senti son cœur s'emballer. Tendre frénésie qui vint briser la langueur de son quotidien bien rangé. La compagnie du NYC ballet lui a proposé de s'envoler afin qu'elle puisse l'intégrer. N'était-ce pas là les étoiles qui lui tendaient à nouveau les mains ? Eve aurait pu le penser si seulement elle n'était pas consciente de tous les efforts qu'elle a fait pour exceller. Elle s'est fait remarquer, au prix de larmes, de sueurs et de sang. Alors elle a fait ses valises et elle s'est barrée, quand bien même sa Russie adorée s'est fait le serment de venir la hanter.  

10/  Ça fait quatre ans qu'elle a débarqué et qu'elle a délaissé ses terres slaves pour l'ébullition de l'Empire bétonné. Elle aime s'oublier dans ses rues sans fin pour mieux se réinventer. Découvrir et trouver une multitude de possibilités dans l'espoir de combler ces vides originels qui l'ont marqué. New York, au-delà d'avoir concrétisé ses ambitions démesurées, semble avoir un certain don pour la réanimer. À moins qu'elle ne se trompe, à moins que ces lumières insensées ne finissent un jour par l'achever pour de bon. puisqu'elle est incapable de s'arrêter, incapable de se limiter.