La colère n’est pas retombée. Les heures ont défilé depuis sa conversation avec Nikolaï mais, à la fin de la journée, elle est toujours dans le même état. Les arguments de son frère n’y ont rien fait, la situation dangereuse dans laquelle elle se trouve non plus. Rien, en vérité, ne peut justifier à ses yeux la sensation de trahison qu’elle a ressentie en apprenant qu’il avait tout dit à Nikolaï. Son agression, ses problèmes d’argent, les menaces à son encontre, tout. Il sait tout, tout cela non pas parce qu’elle voulait qu’il le sache… Mais parce qu’Owen a décidé d’aller tout lui révéler. Elle n’arrive pas à y croire. Elle n’arrive pas à croire comment il a pu oser aller parler à son frère sans rien lui demander. Ce sont ses soucis et, surtout, sa vie. Une vie qu’elle n’a même plus l’impression de maîtriser tant les hommes qui en font partie décident pour elle. C’est épuisant, pénible, difficile pour celle qui a tout fait pour préserver ses secrets. Celle qui a simplement tenté de protéger ses proches de ses tourments. Et si elle en veut à Nikolaï quand il prend des décisions à sa place, elle en a l’habitude. Il est son grand frère, celui qui l’a toujours protégée, celui qui a toujours pris soin d’elle. C’est bien plus compliqué à accepter de la part d’Owen. Leur relation est tellement complexe, infernale même. Elle peine à lui pardonner ses actes passés qu’il en reproduit déjà d’autres contre son gré. Il est allé à l’encontre de ce qu’elle, elle voulait, uniquement pour… Pourquoi ? Qu’est-ce que cela peut faire, vraiment, à part ronger son frère par l’inquiétude et les remords ? Elle lui en veut à mort. Elle lui en veut d’avoir pris une telle initiative en son nom alors qu’elle était censée être la seule qui décidait. Elle lui en veut, surtout, parce qu’elle commençait tout juste à lui faire confiance à nouveau. Elle a eu suffisamment confiance en lui pour venir lui réclamer son soutien, pour venir demander sa présence. Elle a eu suffisamment confiance pour venir sonner à sa porte… Et même passer la nuit chez lui, avec lui, dans le même lit. Elle a eu confiance en lui au moment où elle ne voulait plus se fier à aucun homme. Et lui, la première chose qu’il a faite, dès le lendemain, c’est de la trahir. Au-delà de la colère, c’est ce sentiment de trahison qui lui fait le plus de mal. Mais, quand elle arrive devant la demeure d’Owen, c’est l’agacement qu’elle laisse parler la première. Elle sonne à la porte une fois, deux fois, trois… Le geste empressé alors qu’il ouvre enfin la porte. Ils se retrouvent nez à nez. Et ce n’est pas pour dîner chez lui qu’elle est là. – Je peux savoir ce qui t’a pris de parler à mon frère de MES histoires ?! Le ton est donné. Elle n’est pas là pour discuter tranquillement ou passer un moment. Elle est là parce qu’elle lui en veut, parce qu’elle a besoin qu’il sache qu’elle lui en veut. Parce qu’il vient encore une fois de tout gâcher entre eux.
Des mois. Cela fait des mois qu’elle fait tout pour préserver ses proches de ses problèmes. Des mois qu’elle se force à cacher la vérité à Arya, à Nikolaï, alors qu’elle déteste mentir, elle qui ne le fait jamais. Et il a fallu qu’il débarque. Il a seulement fallu que, lui, il assiste à cette scène entre elle et l’homme de main de son créancier, pour que tout vole en éclats. Son frère est au courant, alors autant dire qu’il n’oubliera pas cette information. Il ne va plus la lâcher, que ce soit pour obtenir le plus de renseignements possibles ou pour la mettre en sécurité. Il ne va rien faire d’autre que compliquer une vie déjà beaucoup trop complexe. Puis, combien de temps faudra-t-il avant que sa propre fille ne soit mise au courant ? Avant qu’Arya sache qu’elle lui cache quelque chose d’aussi gigantesque depuis autant de temps ? Elle va remettre en question toute leur relation, elle va la remettre en question elle. Et tout ce qu’elle aura mis des mois à obtenir s’envolera en une fraction de seconde. Tout cela à cause d’Owen. Tout cela à cause de lui qui n’a simplement pas été capable de tenir sa langue. Elle est furieuse, folle de rage. Elle a besoin d’extérioriser cette colère, elle a besoin de lui dire sa manière de penser. Parce que lorsqu’elle a quelque chose sur le cœur, Cassey, elle est incapable de le garder en elle. Alors, la porte à peine entrouverte, la jeune femme n’attend pas pour lui poser la question qui lui brûle les lèvres. Il ne lui répond pas, il se contente de formules de politesses, dont elle n’a absolument rien à faire. – Tu peux répondre à ma question ?! l’interroge-t-elle à nouveau, finissant par entrer dans la maison. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle voit la petite fille installée au sol en train de dessiner. Aussitôt, elle oublie sa colère, l’espace de quelques instants. Elle salue la petite Gabriella et la complimente même au sujet de son dessin avant qu’elle n’aille dans sa chambre. Ils ne se retrouvent plus que tous les yeux. Les yeux qui se reposent sur son ex, la jolie blonde l’écoute lui affirmer tout naturellement qu’il veut seulement la protéger. – Mais tu n’avais pas le droit d’aller le voir ! Je ne voulais pas qu’il le sache, t’avais aucun droit de décider pour moi ! Le ton de sa voix est plus calme, mais l’irritation toujours palpable. Elle veut juste éviter d’effrayer la gamine qui est à quelques pas seulement. – Je commence sérieusement à en avoir assez que vous preniez des décisions pour MOI à MA place tous les deux ! Le pire, c’est que vous trouvez ça normal mais, bordel, c’est MA VIE Owen ! Oui, c’est bien cela le pire. Le fait qu’ils prennent des initiatives sans jamais la consulter et que, quand elle laisse éclater sa colère, ce soit elle qui passe pour une dingue. Qu’ils ne remettent même pas en question leurs actions mais les exposent avec tant d’assurance exactement comme Owen vient de le faire. Comme si elle était une gamine dont il fallait prendre soin… Mais t’es pas une gamine, Cassey. T’es une femme libre qu’ils essaient juste d’enchaîner.
L’impression de passer son temps à se disputer avec tous ceux qui l’entourent, l’impression de passer son temps à devoir les rejeter, sans qu’ils ne le comprennent, uniquement pour les protéger. Elle commence à en avoir assez que tous les hommes de sa vie soient incapables d’écouter ses besoins à elle. Assez qu’ils ne pensent qu’à ce qu’eux, ils ont envie de croire, ou bien de faire, sans prendre un instant en compte la principale intéressée. Mais, le pire, c’est Owen. Le pire, c’est que, lui, il ose lui faire une chose pareille alors qu’elle avait confiance en lui. Alors qu’elle pensait qu’ils avaient recréé quelque chose tous les deux. Elle pensait que, lui au moins, il aurait pu la comprendre. Il a voulu protéger les siens, tant de fois, préserver les autres des secrets trop sombres qui le hantaient. Mais non, la première chose qu’il a faite, dès le lendemain de ce moment si intime qu’ils ont partagé, c’est d’aller tout balancer à son frère. Le frère qu’il déteste et qui le haït tout autant qui plus est. Elle s’emporte, elle ne se fait pas tendre. La seule chose qui l’empêche de hausser la voix, c’est la présence à proximité d’une petite fille qui n’a rien demandé. Mais il lui rétorque en guise de réponse qu’elle est idiote. Idiote et immature. Il pense vraiment qu’elle ne mesure pas le danger ? C’est elle qui a senti la lame d’un couteau sur elle, c’est elle qui a manqué d’être abusée. Elle connaît parfaitement le danger, elle essaie seulement de les en préserver. – Bordel, tu crois que je suis si inconsciente que ça ? J’ai parfaitement conscience du danger ! J’essaie juste de vous protéger ! Parce qu’ils n’ont rien fait pour mériter d’être en danger, eux. Ils n’ont rien fait du tout. C’est elle qui a enchaîné les mauvais choix, c’est elle qui a tout bousillé. Elle est la seule responsable de ce qu’il lui arrive. Et, jamais, elle ne se pardonnerait s’il arrivait quelque chose à l’un d’eux. Mais ils se sentent investis de la mission de la protéger, comme si elle était une demoiselle en détresse, et eux les héros. Sauf qu’ils ne sont pas dans un conte de fées. Ce sont ses problèmes, à eux seuls. C’est à elle de les résoudre. Mais elle ne s’attend pas à entendre la suite de ses propos. Ils l’aiment. Il l’aime. Elle le fixe, plusieurs secondes en silence, incapable de prononcer une parole. – Et si vous ne faisiez qu’empirer la situation ? Si vous plongiez dans cet enfer avec moi, tu crois que j’en ai envie ? Elle ne le supporterait pas. Elle ne supporterait pas de leur faire du mal. – Je ne supporterais pas qu’il vous arrive quelque chose par ma faute, Owen.
Il est dur avec elle, Owen. Il l’a toujours été. Il n’a jamais mâché ses mots, elle non plus. Les disputes ont toujours eu tendance à être explosives. Mais les tempéraments caractériels de l’adolescence sont devenus des caractères de feu aujourd’hui. Elle est blessée par la manière dont il parle d’elle, de ses agissements. Plus que Nikolaï, il sait tout ce qu’elle a ressenti, tout ce qu’elle a vécu. Il a pris le temps de l’écouter se confier, le temps de la pousser à se dévoiler. Mais, au bout du compte, c’est comme s’il avait déjà oublié toutes ces confidences. Comme si elle n’était qu’une idiote inconsciente qui ne mesure absolument pas le danger. C’est même précisément ce qu’il lui dit, ce qu’il lui balance en pleine face, qu’elle lui donne cette impression. – Vous vous fichez complètement de ce que moi, je veux. lâche-t-elle d’une voix amère et blessée. S’ils voulaient vraiment l’aider, ils prendraient en compte ce dont elle a besoin. Ils ne joueraient pas les gros bras sans même avoir une quelconque considération pour elle. Sans même parler avec elle. C’est comme si elle n’avait même pas son mot à dire alors qu’elle est la principale concernée. Mais ils l’aiment. Bien sûr, ils l’aiment, alors elle est censée leur laisser prendre des risques inconsidérés. Elle l’enverrait bien balader, Cassey. Seulement, ses mots, elle ne peut pas faire comme si elle ne les avait pas entendus. Silencieuse, elle ne bouge plus, alors qu’il se rapproche d’elle. Les mains qui se déposent sur les épaules frêles de la demoiselle, il essaie la méthode plus douce. Celle qui pourrait bien trop facilement atteindre le cœur fragile de la jolie blonde. – Et tu songes au fait que tu te mets en danger ? Et s’ils s’en prenaient à toi, qu’est-ce qui arriverait à Gabriella ? Et si c’était à elle qu’ils s’en prenaient, tu n’imagines pas tout ce qui pourrait se passer… demande-t-elle dans un murmure. Parce qu’il pense qu’elle est inconsciente, Owen. Pourtant, c’est lui qui ne mesure pas à quel point ces hommes sont dangereux. Car t’as conscience de la situation, Cassey. T’es même morte de peur. Tu veux juste épargner ceux qui sont chers à ton cœur.
Elle en a assez. Assez de se battre constamment. Assez de se battre contre tous ceux qui osent s’approcher d’elle. Il y a Toby qu’elle a rejeté pour sa sécurité, il y a Nikolaï avec lequel elle a encore fini par se disputer. Puis, il y a Owen, qu’elle n’a jamais cessé d’affronter. Mais elle n’y arrive plus. Elle n’a plus la force, Cassey. Elle a peut-être un côté extrêmement caractériel mais elle n’a pas pour autant l’habitude de repousser ceux qui veulent son bien. Cela devient trop douloureux. Trop difficile pour elle. D’autant plus qu’entendre les paroles à son encontre lui fait chaque fois un peu plus mal. Ils sont en train de bousiller les dernières forces qui lui restent, celles qu’elle devrait garder pour lutter contre les hommes qui lui veulent vraiment du mal, non ceux qui veulent la protéger. Le ton de sa voix est calme, tempéré, sans doute parce qu’elle a déjà trop crié. Mais Owen continue de s’emporter, il semble même oublier la petite fille juste à côté. Une nouvelle couche qu’elle se prend en plein visage. Cette fois, elle ne répond pas. Fatiguée de lutter, elle ne dit plus rien jusqu’à ce qu’il avance vers elle, comme pour essayer d’apaiser la tension. Elle le laisse s’approcher, elle le laisse même poser ses mains sur ses épaules, mais elle continue de le contredire. Elle veut juste lui ouvrir les yeux. Qu’il réalise qu’elle ne sera pas la seule en danger s’il poursuit sur cette voie. Qu’ils le seront tous. - Ils ne savent rien de toi, si ce n’est ton prénom... Et Nik... Il n’était pas en danger, lui, avant que tu décides de le mêler à cette histoire. C’est la raison pour laquelle elle lui en veut le plus en vérité. Qu’il veuille l’aider, elle aurait peut-être pu tant bien que mal l’accepter. Mais qu’il mette la vie de son frère en danger... Son frère... Elle ne peut pas le supporter. C’est bien pour cette raison qu’elle a débarqué en furie chez lui. Mais la colère semble être tombée, ne serait-ce que pour quelques instants, car il vient subitement la prendre dans ses bras. Elle ferme les yeux dans cette étreinte, comme une pause rassurante au milieu du chaos. C’est quand il dépose un baiser contre sa chevelure que la belle sent l’émotion la submerger. - J’en peux plus, Owen... J’en peux plus de me battre contre vous... La voix plus tremblante, le cœur qui se serre, elle dépose les armes pour se blottir à son tour dans ses bras. Juste cesser de lutter. Juste respirer.