(hard feelings), Rio

(2002)/ tu as douze ans. gamin des années quatre vingt dix, élevé au son d'Tupac et d'Mobb Deep, de la Game Boy et d'{i]Dragon Ball.[/i] t'accroche encore des posters sur les murs de ta chambre, celle que tu partages avec ton frère. Vous avez déménagé cette année-là, le même immeuble, la même cage d'escalier, un appartement plus grand. parce que m'man attend encore un bébé, le quatrième. Elle dit que ce sera un garçon, p'pa voudrait plutôt une fille, mais de toute façon papa n'est jamais là. Tu le vois partir en pleine nuit, sans rien dire à personne, puis revenir deux jours plus tard complètement saoul. Il dit qu’il travaille beaucoup, qu’il faut au moins ça pour faire vivre la famille, que ce n'est pas avec le job de serveuse de ta mère que vous allez sortir la tête de l’eau. Pourtant tu sais que c’est faux, que p'pa bosse pas, qu’il s’en fout pas mal de vous. Tu le vois toujours traîner au quartier en rentrant de l’école.
le quartier. Les années passent et il est bien le seul à ne pas changer. Toujours les mêmes tours de briques, les immeubles qui s’entassent les uns sur les autres, les voisins qui vont et viennent. Paraît que la fille Pedroza va se marier, on dit qu’elle est en cloque, que le vrai père du gosse est en taule. Paraît que le vieux Tony va vendre l’épicerie, qu’il perd la boule, qu’il est plus capable de rendre la monnaie sans se tromper, que les grands du quartier en profite pour lui soutirer du fric. Paraît que l’aîné du quatrième s’est fait coffrer la nuit dernière, une histoire de stup, mais c’est la deuxième fois en trois mois. Paraît que ta mère c’est une pute. “Ta mère la pute”, qu’ils te disent à l’école. ils disent qu’elle est pas vraiment serveuse, qu’elle remue son cul de brésilienne pour ramasser des billets dans ses sous-vêtements. ouais, ouais, ta mère la pute qui rentre en pleine nuit complètement défoncée, des billets froissés pleins les poches. le pire, c’est qu’ils ont surement raison, tu le sais, ils le savent, tu veux juste protéger tes frère et soeur. T'as pas envie qu’Angie le sache, qu’elle entende ce genre de truc, qu’elles se mettent des idées en tête. on parle assez sur vous. les Washington.
les Washington, la famille du cinquième, le métissage qui laisse pas inaperçue, qui intrigue, fait parler. les histoires qu’on raconte sur ton père alcoolo, qui se barre parfois pendant des jours, des semaines, presque des mois, revient toujours pour engrosser ta mère, se casse avant même qu’elle ait le temps d’accoucher. M’man et son joli sourire de Brésilienne, l’accent qu’elle a toujours, les R qu’elle fait rouler quand elle t’engueule toi et tes frères. M’man est une bonne mère, elle se démène pour vous, ramène toujours de quoi manger, de quoi payer le loyer et les factures, se saigne pour pas que les services sociaux vous emmènent. Mais ça les gens du quartier le savent pas, ils se foutent bien de connaître la vérité, tant qu’ils peuvent parler, faire grossir les ragots et tout le ramassis de conneries qu’on dit sur vous. Ah, sacré famille les Washington !
(2007)/ tu as seize ans. P'pa est revenus depuis deux mois. depuis que tu l’as appelé parce que l’état de maman te préoccupait. Il était à Philadelphie. chez ta tante. ou ton cousin, tu sais plus trop. mais il n'a pas traîné à revenir, à poser son sac dans l’entrée et reprendre sa place sur le canapé. “M 'man va pas bien”, t’en a pas dit plus au téléphone, il a entendu les quelques mots, le soupir plein de désespoir. en réalité ça fait déjà quelques mois que m'man va pas bien, qu’elle sort presque plus de sa chambre, que vous l’entendez pleurer toutes les nuits. T’as d’abord cru que c’était ce truc-là, qu’ont les femmes qui viennent d’accoucher, le baby blues. sauf que tu t’es renseigné, et que ça dure pas aussi longtemps normalement, que ça provoque pas autant de larmes, de colère, de soirée passer dans le noir, de jour sans se lever. M’man voulait plus manger, voulait plus se lever pour habiller ses gosses, les emmener à l’école ou leur faire des gâteaux. M’man voulait plus aller travailler au bar, voulait plus mettre les pieds dehors, ou même juste en dehors de sa chambre. M’man voulait plus vivre.
tu l'a su le soir où elle a essayé de se suicider, quand vous êtes tous rentrés, que p'pa la tenait là, paniqué. tu te rappelles de cette affreuse soirée, de toi emmenant tes petits frère et soeur manger un burger au coin de la rue, du retour à l’appartement, de m'man qui avait pris beaucoup trop de médicaments, une dose qui aurait pu la tuer, la bave au coin des lèvres et le corps pris de secousses interminable. on a diagnostiqué maman. Maniaco-dépressive. P'pa a même pas attendu son retour à la maison pour se barrer encore une fois, reprendre son sac, quitter le canapé et retourner à Philadelphie auprès de ta tante, ou de ton cousin. P'pa n'a pas supporté, la vue de m'man sur le carrelage de la cuisine, les yeux révulsés, le traitement qu’elle devra prendre à vie. P'pa n'a pas supporté de voir son bel amour se détruire, vouloir mourir sans lui, parce que p'pa l’aime, et l’aimera toujours. le mariage de tes parents n'est pas un exemple, surtout quand p'pa s’est barrer au moment où m'man avait le plus besoin de lui. le mariage veut pas dire grand-chose dans cette histoire, juste le partage d’un nom qui fait de vous une famille malgré tout. mais l’amour que p'pa porte à ta mère, et qu’il portera toujours, ça, t’en a jamais douté. y'a pas plus beau, plus sincère, plus vrai que l’amour qu'éprouvent tes parents l’un pour l’autre. et c’est surement la meilleure des leçons qu’ils ont réussi à vous donner.
(2010)/ tu as vingt ans. c’est toi l’homme de la maison. Ça fait plus d’un an que p'pa n'est pas revenu, il appelle toujours, de temps en temps, pour prendre des nouvelles, promet qu’il passera vous voir, et ne viens jamais. M 'man le réclame, de temps en temps, comme des sursauts de souvenirs qui lui viennent en pleine face, une vague d’émotion en pleine gueule et elle fait semblant d’aller bien. c’est vrai qu’elle va mieux m'man depuis qu’elle prend son traitement, qu’elle voit le docteur de la tête, et qu’elle suit à la lettre ses recommandations. elle n'a jamais essayé de se suicider, pas à nouveau. et c’est déjà un miracle qu’elle accepte de continuer à vivre. pourtant y'a des nuits où tu te lèves pour voir si elle respire toujours, si elle dort enfin, si les larmes sur ses joues ont fini par sécher. M 'man réclame papa, de plus en plus souvent, elle peut passer des heures devant la photo de leur mariage, à l’observer avec un sourire tendre au bord des lèvres. P'pa lui manque. terriblement. À vous aussi si vous mettez de côté le fait qu’il se soit barré au moment où vous aviez le plus besoin de lui.
M’man travaille plus, et t’enchaîne les petits boulots depuis que t’a eu ton diplôme pour aider à la maison. Pourtant tu sais ce que tu veux vraiment faire, ou tu veux aller. Ça fait déjà plus de trois ans que tu fais du bénévolat au centre social du coin, tu voudrais ne faire que ça, y bosser à temps complet. toi ce que tu veux, c’est être utile, pas seulement à ta famille, pas seulement pour ta mère, tes frères, non, pour tous. aider ceux qui en ont vraiment besoin, pour contribuer à la société, te sentir utile. tu sais pas vraiment ce qui t’a poussé à te consacrer à l’éducation à plein temps, peut-être le quartier, parce que tu y habite depuis que tu’es gosse, que tu connais tout le monde, que tu sais qu’ils ont besoin d’aide. Peut-être pour arrêter de voir les flics embarquer les gosses du coin, peut-être pour arrêter de voir des mères pleurer, des familles se détruire, des ambulances embarquer des corps sans vie. tomber pour les mauvais choix.
(2019)/ tu as vingt huit ans et ça devrait faire déjà un moment que tu ne vis plus dans l’appartement familial. pourtant c’est plus fort que toi, t'a toujours pas vidé ton étage de la penderie, tu dors toujours sur le canapé au milieu du salon, tu prépares toujours la petite dernière avant qu’elle ne parte à l’école. T’es toujours là, dans le paysage des Washington, impossible de les quitter vraiment, impossible de te résoudre à vivre ailleurs. pourtant t’en a parfois envie, souvent même, d’avoir ta propre vie, ton appart, et tout ce qui va avec. M’man t’encourage à partir. Angie aussi. tu devrais les écouter, et t'autoriser enfin à passer plus d’une nuit ou deux chez ta petite amie. Tu y étais presque pourtant, une continuité de nuit passée ailleurs que sur le canapé, une vie qui commence un peu plus loin que tes tours de brique et le téléphone qui résonne en pleine nuit. Le téléphone qui réveille, la voix endormie qui reconnaît immédiatement celle de ta sœur, l’angoisse dans ses mots qui percute ton cerveau, le réveil plus vite qu’il ne faut. Il est arrivé quelques choses à la maison. Maman. t’y pense tout de suite, une rechute, un geste malheureux et voila qu’elle pourrait y passer. pourtant non, c’est le prénom de Malcolm qu’elle prononce. “Malcolm est mort”. et les mots prennent bien trop de place dans ta tête pour entendre la suite, pour comprendre ce qu’il s’est réellement passé.
Ce soir-là Malcolm est mort. Ce soir-là personne ne l’a sauvé, personne n’a pu l’aider. Ce soir-là t’était pas là.
T’aurais dû être là, t’aurais dû être à l’appartement ce jour-là, pour t’apercevoir qu’il était tard, et qu’il n’était toujours pas rentré, pour t’apercevoir qu’il cache quelques choses, qu’il couvait un projet surement bien trop dangereux pour un gosse de seize ans. T’aurais dû être sur place pour descendre au quartier, pour aller le sauver, le réanimer, pour éviter tout ça. Et t’arrête pas d’y penser depuis. À tout ce que t’a raté, à tout ce que t’aurais pu changer, à tout ce que tu’aurais pu faire en plus, en moins. Des regrets qui rongent le cœur, gardent une peine bien trop grande dans ta poitrine, t’empêche d’avancer. Il y a des questions plein le crâne, une quête pour la vérité, et la culpabilité impossible à oublier.