between the minds / lucrezia.

Elle a la mine un peu basse, Agnes, depuis quelques jours. La tristesse au fond de l’estomac, l’incertitude dans les yeux. Depuis que son téléphone a sonné, et qu’on lui a dit que Patrick ne reviendrait pas tout de suite aux groupes de soutien. C’est sa femme qui avait voulu la prévenir, pour tout ce qu’elle avait fait pour lui. Malgré les progrès, malgré les tentatives, la mémoire de Patrick n’était pas revenue. Il était toujours aussi perdu - et voilà que sa maladie avait fait des ravages irréversibles, et qu’il devait être hospitalisé. On ne savait pas s’il s’en sortirait. On ne savait pas s’il reviendrait. Mais ça lui a fait du bien, pendant quelques temps. C’est ce que sa femme a assurée à Agnes, de sa voix calme et douce. Et Agnes, autant qu’elle était rassurée de savoir l’homme bien entouré, avait les tripes nouées depuis cet appel. Le terrain glissant sur lequel elle s’aventurait, les âmes brisées du groupe de soutien. Combien seraient encore là dans quelques mois ? Elle les voyait venir et repartir, parfois apparaître de nulle part, et parfois disparaître sans laisser de trace. Elle ne pouvait pas être responsable de tous - et pourtant une partie d’elle ne pouvait s’en empêcher. Trop sensible, trop tournée vers les autres. Elle devait apprendre à s’occuper d’elle-même. Mais ça, ça avait toujours été compliqué pour Agnes.

La discussion se déroule bien, en cette soirée pluvieuse. On partage, on discute. Même quelques rires d’échangés, discrets mais sincères. Ça rassure Agnes, de savoir que l’étincelle peut toujours briller. Et elle insiste là-dessus, en concluant la rencontre de ce soir. Une âme qui a attirée son attention, pendant la discussion. Une nouvelle venue, qu’elle n’avait jamais aperçu auparavant. Jeune, terriblement jeune - le visage de poupée, les cheveux dorés. Belle comme un coeur, et pourtant un creux dans le regard. Agnes a déjà décidé qu’elle irait l’aborder. Au moins juste pour lui souhaiter la bienvenue, et lui assurer qu’elle avait sa place ici. Un premier contact, pour établir la confiance. Le besoin de s’occuper des autres, alors que certains étaient hors de sa portée à présent. Et alors que les chaises se vident, Agnes se dirige vers la jeune femme. Un sourire avenant sur les lèvres, et les yeux calmes. « Hi. » Elle attire son attention, avec une voix douce. « I just wanted to talk to you. I think it's your first time here ? » Elle n’insiste pas, ne juge pas. Ne veut pas la mettre mal à l’aise. « What's your name ? » Elle demande doucement - ayant déjà annoncé son propre nom au début de la rencontre.

Ça faisait du bien, tout de même, de voir des nouveaux visages. Après le départ de Patrick, Agnes avait besoin de savoir que son aide ne s’arrêtait pas là, à quelques âmes de passage qui finiraient toutes par disparaître, les unes après les autres. L’arrivée d’une nouvelle tête, c’était de l’espoir, tout simplement. Et Agnes voulait être là, pour cette jeune femme comme pour tous les autres. Elle paraissait un peu surprise qu’Agnes l’aborde ainsi, mais elle ressentait le besoin de faire les premiers pas. Prenant un peu plus d’assurance comme animatrice, à chaque semaine qui passait. Après tout, au départ, elle n’avait vraiment pas été certaine d’être la bonne personne pour ce genre de choses - trop douce, et pas assez de cran. Mais il s’avérait que c’était exactement ce qu’il fallait, pour ce genre de groupe. Juste une présence, pour guider la conversation. Au fond, Agnes ne faisait pas grand chose. Aidait juste les âmes présentes à faire suffisamment confiance pour partager un peu, tout simplement.

« That’s right, it’s my first time here. Or anywhere else, for that matter. » Agnes lui rend un sourire, plus sincère et doux que jamais. L’accent de la jeune femme qui se fait entendre dans ses syllables, et qui rappelle à Agnes sa Londres de naissance. Des années qu’elle n’y avait pas mis les pieds, et son propre accent parfois à peine perceptible - mais elle s’y raccrochait comme elle pouvait. Ça faisait partie d’elle. « I’m Lucrezia, but everyone just calls me Lu. And you are… Agnes, right ? » Elle acquiesce, simplement, à ses mots. Notant bien son prénom dans un coin de sa tête, enchantée par sa simplicité. « I’m sorry for not saying a word back there, I know it’s what we’re supposed to do but it makes me a little nervous. I just came to see how it was, I probably won’t come back anyway. » Les mots prennent Agnes un peu de court - mais ce n’était pas la première fois qu’elle voyait cette réaction. Elle-même, en avait eu une similaire. « Oh, it’s quite alright. You never have to say anything. It’s never an obligation to share. » Elle garde son sourire, essayant de lui montrer que ce n’était vraiment pas grave qu’elle n’ait pas envie de parler. Personne ne va jamais te forcer, ici. Surtout pas moi. « You just talk if you want to. You can just stay quiet and listen. Sometimes it helps just as much. » Elle espérait pouvoir la convaincre de revenir au moins une prochaine fois - de la rassurer, quant à la nature de ces rencontres. « No one is here to force you into anything. » Elle sourit à nouveau, haussant légèrement les épaules. « Where are you from ? » Qu’elle lui demande avec un sourire, espérant qu’elle comprenne à son propre accent qu’elles étaient toutes les deux anglaises - du moins, il semblerait bien.

« Does it really help, though? To listen, I mean. » Agnes ne pouvait pas la blamer, d’être méfiante. De ne pas trop savoir sur quel pied se tenir. Et de toute façon, chacun gérait son amnésie différemment. Agnes l’avait bien appris, au cours des derniers mois à animer le groupe de soutien. Elle ne pouvait pas assumer quoi que ce soit, sur qui que ce soit. Tout le monde avait ses bagages, même ceux dont la mémoire n’était que de la noirceur. Pour certains, le groupe de soutien fonctionnait. Elle, ça lui faisait du bien, de se retrouver avec des gens qui vivaient la même chose qu’elle. De partager un peu, sans trop en faire. Elle y trouvait quelque chose. Mais ça ne pouvait pas être le cas de tout le monde. « It’s just… I have a shitty life, you know, or I wouldn’t be here. Do I really need to listen to other people with other shitty lives? This whole process seems kinda depressive. » Agnes ne peut s’empêcher de sourire. Doucement, sans trop en faire. Cette jeune femme avait du caractère, et ça allait certainement l’aider à retrouver son chemin.

« Oxford. I’m guessing England was your home, too? I say ‘was’ because your accent is way weaker than mine, but maybe you’re just really good at hiding it. » Agnes eut un nouveau sourire. « No, I wish I still had it. But I left England a long time ago. I was just a teenager. My father got a new job in New York. » Elle hausse les épaules. L’Angleterre lui manquait, tout de même. Elle en gardait un souvenir très doux, et elle rêverait de pouvoir y retourner un jour. Pendant un temps, elle avait voulu se marier là-bas. Mais maintenant, c’était un rêve hors d’atteinte. « Oxford looks lovely. I’ve never been, but my brother went once. » Elle sourit doucement, en pensant à Oswin et ses voyages, Oswin et ses accomplissements. « And you know, you’re right. All of this, it’s very depressing. » Elle n’essayait même pas d’être gentille, Agnes, c’était juste la vérité. « But for some, it’s a way to feel less alone. » Comme ça l’était pour elle. « Some come here to spend time with people who really understand what they’re going through. » Elle acquiesce doucement, ne relâchant pas son sourire face à la jeune femme. Elle ne pouvait pas la forcer à revenir, mais elle s’en voudrait si elle n’essayait pas au moins un peu. « It’s not for everyone. If it’s not for you, there’s no shame in that. Everybody deals with it differently. » Elle était si jeune, la belle blonde. Les traits doux, et pourtant le regard ferme. « When I woke up from my fall, I held to the wrong person. And it held me back for a long time. What you need to do, is find something that works for you. And if it’s not this, then so be it. » Sans doute qu’elle devrait essayer de la convaincre de revenir - c’était son boulot, après tout. Mais Agnes était là pour aider les gens, et elle ne voulait pas les forcer à quoi que ce soit.