les rues s'allument, les gens sortent comme hier | adriana & chiara

ft. adriana

☾☾ Les verres à peine vidés qu’ils doivent être lavés, essuyés, de nouveau remplis alors même que quelques gouttes oubliées subsistent sur les parois transparentes. Machine bien huilée, la même qui se répète cinq soirs par semaine pour Chiara, cinq soirs par semaine dans ce bar de Douglaston où la clientèle est bien différente de celle qu’elle côtoie dans la journée, où la jeunesse dorée rencontre les salariés des quartiers huppés venus décompresser sitôt le travail achevé. Un petit soupir qu’elle contient, sourire de façade, masque de façade, jeune femme qui doit faire semblant d’être heureuse d’être là si elle veut toucher comme prévu son virement à la fin du mois, et les verres qui s’enchaînent entre ses doigts, se remplissent entre ses doigts, les doigts à la rencontre de ceux des clients lorsqu’elle leur donne ce pour quoi ils ont payé, elle n’a pas à se plaindre Chiara, même si les riches sont parfois les pires lorsqu’il s’agit de se mettre minable, au moins ont-ils l’hygiène allant avec leur portefeuille. Car pour avoir parlé avec d’autres barmen, barmaids de quartiers plus malfamés… Les descriptions de leurs clients parfois malodorants, la crasse incrustée sous les ongles et les traits marqués par la misère que leur a infligé la vie… Elle se dit qu’elle a finalement bien de la chance la demoiselle, que même si son métier n’est pas des plus simples, qu’il la fait veiller tard le soir et recevoir un peu trop souvent des regards lubriques non désirés, elle a de la chance. Une pensée à laquelle elle se raccroche, agrippe de toutes ses forces en prenant un torchon sec sous le comptoir. Elle a de la chance.

Vingt-deux, vingt-trois heures, minuit. Plus qu’une heure avant la fin du service, les minutes qui passent un peu trop lentement ce soir et la jeune femme qui se retourne un instant pour échapper au regard dégoulinant d’envie d’un homme probablement très important dans le milieu mais bien trop vieux pour elle, il pourrait presque être ce grand-père qu’elle n’a jamais connu, ça la dégoûte, sa robe d’un bleu gris assez clair qui embrasse ses courbes, dévoile ses jambes, sa robe sur laquelle elle tire discrètement, le genre de tenue exigées pour les employées là où leurs comparses masculins sont vêtus des pieds à la tête d’un pantalon et d’une chemise, énième inégalité. Et si ces tenues lui siéent généralement bien, à cet instant elle se sent mal à l’aise Chiara, mal à l’aise car si elle aime se sentir désirée, vit pour se sentir désirée elle n’aime pas se sentir désirée par n’importe qui. Une petite inspiration qu’elle prend pour se redonner du courage et le DSK du Queens duquel elle s’approche lorsqu’il lui fait signe qu’il veut passer commande, un sourire impeccable plaqué sur les lèvres et pourtant près à se faire la malle au moindre geste déplacé. Et sauvée par le gong, du mouvement dans le coin de son œil et la tête qu’elle tourne, voit apparaître un visage familier. Ana. La gamine qu’elle voit alors se hisser sur l’un des tabourets de bar, elle s’excuse auprès du vieux qui vient de lui donner sa commande pour plutôt se diriger vers la jolie brune, plus portée par le besoin de s’éloigner de lui que par le désir de venir vers elle.

- Ana ! Ça fait longtemps qu’on t’a pas vu, je commençais à me demander si t’avais pas déserté… rebutée par les porcs de cette ville, à tout hasard. C’aurait pu se comprendre.

Sourire bien trop grand aux lèvres et la blonde qui parle fort, trop fort, pourrait bien être entendue… Oups ? C’était tout le but en réalité, le verre qu’elle remplit pourtant pour le vieux assis à deux tabourets de là, car qu’elle le veuille ou non, qu’il lui lance un ou mille regards lubriques, il demeure un client.

Ça aurait pu être une journée comme les autres. Pourtant, elle était loin d'avoir été identique à celle d'hier. Elle était loin d'être banale et si elle avait bien commencé, elle n'était pas non plus parfaite. Adriana a perdu le contrôle des choses et c'est peu dire. Ce matin, elle s'est réveillée avec une gueule de bois, dans des draps qui n'étaient pas les siens mais qu'elle avait grandement connu dans le passé. Jusque là, rien de trop étonné, si on oublie l'identité du mec en question. Ce matin, elle ne s'est pas fait réveiller en douceur par les caresses de son ex petit-ami mais bel et bien par son air interrogateur suite à un appel qui ne pouvait attendre. L'interlocuteur n'avait manqué de mentionner son nom "Adriana Grahams, la maman de Diego". Lorsqu'il a répété ses mots tout en fronçant les sourcils, t'as senti la panique te gagner. Normal. Celle-ci grandissait à mesure que les secondes passaient. Comment nier une telle information ? Oui, elle était maman et le comble dans tout cela, c'est qu'Hardin était le père. Angoisse.

Forcément, la demoiselle s'était barrée le plus rapidement possible dans l'espoir que le jeune homme oublie ce qu'il venait d'entendre. Consciente que ça ne fonctionnerait pas comme ça. Hardin poserait des questions ou la détesterait à jamais pour lui avoir caché une telle choses. Pourtant, c'était le moment idéal pour lui expliquer tout de A à Z. Mais, Ana ne se sentait pas encore prête du moins, elle aimait faire croire qu'elle ne l'était pas. Le serait-elle un jour ? Ce n'était pas rien après tout. C'était une grosse information.

Elle avait donc passé la journée à cogiter et c'est ainsi qu'elle s'est retrouvée dans le bar où Chiara travaille. Vêtue d'une jolie robe bleue marine, assez sobre mais classe à la fois. Ses cheveux ondulés retombant en cascade le long de son dos. Elle a pris place sur un tabouret, soupirant de façon exagérée. Pourquoi continuer à fréquenter cet endroit ? Elle n'en avait aucune idée. La jolie blonde qui travaillait ce soir finit par venir la saluer. C'était assez étrange qu'elle court de cette façon. Sans doute qu'elle évitait quelqu'un. Léger sourire hypocrite collé sur les lèvres, elle se contenta d'hausser les épaules suite à la remarque comme quoi, ça faisait un bail qu'elle n'avait mis les pieds dans le coin. La manière dont elle annonçait les choses prouvait qu'elle essayait de faire passer un message. Très subtil (ou pas). Tu sais ma jolie, des porcs y en a dans chaque ville. Ils sont juste plus ou moins facile à trouver. Triste réalité. Le monde moderne. Les vieux pervers blindés qui pensent pouvoir avoir le dessus sur les jolies minettes dans le besoin. C'est cliché mais ça existe.

ft. adriana

☾☾ Ana la sauveuse, Ana qu’elle n’a jamais été plus heureuse de voir que ce soir car là, Ana lui fournit une merveilleuse excuse pour s’éloigner du vieux dégueulasse, peut-être même le tenir à distance le temps qu’il comprenne qu’elle n’est pas dupe, qu’il n’aura d’elle rien de ce qu’il veut. Et la parole qu’elle prend, vite, bien vite, se raccroche aux sourires de circonstances et aux palabres qui sortent trop naturellement d’entre ses lippes, faux, bien souvent, des faux semblants oui, une confiance feinte pour mieux duper, faire oublier sa méfiance. A sa remarque, Ana hausse les épaules, lui rend ce sourire aux relents factices, sentiment de se trouver face à un miroir, se contente de répondre que les porcs se trouvent partout. Malheureusement.

- S’ils étaient un peu moins faciles à trouver ça m’arrangerait, si tu veux mon avis. En tout cas, si un jour tu trouves une ville à l’abri de ces individus… fais-moi signe, ça m’intéresse.

Petit clin d’œil à son adresse, elle rêve Chiara, elle rêve, encore et encore, bien trop, fausse naïveté que de s’imaginer qu’il existe en ce monde une ville où l’on puisse circuler comme on le souhaite, passer devant un troupeau de mâles sans appréhension, sans redouter sifflements et remarques obscènes – ou pire. Et peut-être est-ce justement car le pire ne lui est jamais arrivé mais elle n’a même pas peur d’eux la jeune femme, n’a pas la boule au ventre ou le palpitant qui s’agite à cette simple pensée, est seulement fatiguée de ce quotidien tout de suite compliqué lorsqu’on est jolie et que l’on aime se vêtir court.

- Qu’est-ce qui t’amène alors, Ana ?

Curiosité acérée, toujours, tout pour savamment détourner la conversation d’elle-même, ne pas avoir à trop partager en invitant les autres à le faire pour elle. La gamine au passé compliqué qui lui fait face, un passé compliqué qu’elles partagent sans le partager, toutes deux en ont bavé mais Chiara plus qu’Ana tout de même, elle n’en démordra jamais de cela, non pas qu’elle soit du genre à s’apitoyer sur son sort – plutôt mourir –, ce sont seulement les faits, purs et durs, froids et nets. La barmaid qui adresse alors un sourire mécanique au client venant d’entrer, l’enseigne dans laquelle on entre et ressort encore comme dans un moulin malgré l’heure tardive, elle se dirige vers lui pour prendre sa commande, gardant un œil sur la jolie brune, l’oreille tendue pour écouter sa réponse. Commande prise, le verre qu’elle remplit alors tout en demandant à ce petit bout de femme :

- Je peux te servir quelque chose ? Toute façon si tu prends rien je vais être obligée de te mettre à la porte…

Petit sourire contrit mais la malice dans le regard, bien sûr qu’elle plaisante Chiara, c’est pas son genre de faire ça, pas avec les gens qu’elle connaît en tout cas, son manque d’intérêt pour les autres qui ne l’empêche pas de faire quelques traitements de faveur, de temps à autre.