mala vida (tony)

(rétrospection)
(10 ans) tu te souviens, de ce soir-là où t'es rentrée plus tard de l'école, les genoux écorchés, les cheveux et le cœur en pagaille. Ça sentait bon les empanadillas de m'man, le café qu'avait préparé papa. tu les as esquivé, les parents, la tante, les cousins tous entassé dans la cuisine à brailler en espagnol, une vraie télénovela. t'a balancé ton sac dans un coin de la chambre, tu l'as pas entendu arriver derrière toi, ses sourcils froncés et son air de grand frère sur le visage. il a pris ton visage entre ses mains. il avait un de ces sweats à capuche qu'il portait tout le temps,le gris, son préféré. "qui t'a fait ça ?", il faisait référence au bleu en train de pointer sous ton oeil, de ton genou écorché et de tes yeux gonflés d'avoir trop pleuré. T'a hausser les épaules, juste comme ça, pour pas lui dire qui t'avait fait ça. tu savais que ce serait pire après, tu voulais pas qu'il vienne faire son grand frère. il soupire, pousse une mèche de tes cheveux, il joue au grand du haut de ces treize ans. " personne n'a le droit de te faire du mal cariño", il s'approche pour déposer un baiser sur ton front, tu sais bien qu'il ira fourrer son nez dans tes affaires pour trouver ceux qui ont fait ça, tu sais qu'il abandonnera pas. il retrouve son sourire, t'observe un moment, te montre le salon de l'autre côté du mur, la famille qui vous attend pour dîner. "tu veux que je leur dise que t'es malade ?"
(17 ans) tu te souviens, de cette après-midi de printemps, de la porte d’entrée que t’ouvre doucement, que t'as pas le temps de refermé derrière toi quand tu le vois là, gisant sur le sol. Tu te souviens de la télé qui crache un épisode de la roue de la fortune, du bruit des rires du public qui résonne dans tout l’appartement, du fauteuil en cuir qui, lui n’a pas bougé, toujours là, des particules de poussières suspendues dans l’air. Puis le silence qui bourdonne à tes oreilles quand tu réalise, quand tu te jettes sur lui, le son de ta voix qui te semble si lointain, comme un écho qui résonne. " papa, papa ", le corps encore chaud, l’absence de réponse, de vie. Tu comprends pas tout de suite, tu penses pas tout de suite à ça, à la vérité, la réalité, et t’essaie de le réveiller. Encore et encore. Jusqu’à ne plus voir, jusqu’à ce que tes larmes t’englobent complètement. " mira me, mira cariño ", il te secoue, ses yeux noisette qui te scrutent. Il a un sweat à capuche, noir ce jour-là, l’air grave parce qu’il sait. Parce qu’il sait qu’il n’y a plus d’espoir, que papa est mort. " mira me ", tu sais pas ce qui t’a fait pleurer, ce qui a fait lâcher les barrages que t’avais érigés devant tes yeux, peut-être le cri de maman dans ton dos, ses propres larmes, ou celle de ton frère. P'pa avait une malformation cardiaque, le genre de truc qu’on ne détecte pas avant que la santé déraille, que la routine se brise.
(20 ans) tu te souviens, des gestes précis, fait avec application, du briquet qui brûle, de la seringue qui transperce la peau, du liquide qui ravage tout en faisant du bien. de la sensation surtout, du sentiment de plénitude, de calme, d'euphorie qui parcourt tes veines et tout ton corps, jusqu'à venir calmer ton cœur, ta tête, te faire enfin ressentir. le doux cocon que tu construis toi-même. mais ce que tu te rappelles le plus, c'est ce soir là, son regard qu'il pose sur toi quand tu rentres dans ta propre chambre. il t'attend. sur le lit. la boîte de merveilles à coté de lui. il sait. il a besoin de ne rien dire, il sait, et toi aussi tu le sais. parce que tu connais trop bien ce regard, l'air moralisateur qu'il prend -le même que papa-, mais surtout la flamme qui vit dans ses yeux, la colère et la déception. "depuis quand tu prends cette merde Antonia ? ", il utilise ton prénom. en entier. même pas le surnom que tout le monde t'attribue depuis que tu es gamine, même pas celui qu'il te donne depuis ton plus jeune âge. tu fermes la porte derrière toi, hausse les épaules. "quelques semaines", ou peut-être plus, quelques mois, de temps en temps, c'était pas régulier au début, c'était juste pour essayer, parce qu'on t'a dit que ce serait cool, que ça t'aiderait à mieux dormir, à calmer les cauchemars où tu revois ton père au milieu du salon. et puis c'est devenu de plus en plus régulier, comme un besoin plus qu'une envie. il soupire en refermant la boîte, se lève pour s'approcher de toi, le matos sous le bras. il porte un sweat, sans capuche, bleu marine. "j'dirais rien à maman", t'en doutais pas une seule seconde, elle n'a vraiment pas besoin de ça. depuis ce jour la il t'a jamais plus lâchée Rico. il avait peur. pour toi. peur de te voir plonger sans jamais pouvoir te récupérer, peur de te perdre toi aussi. il t'a suivi des jours entiers, sans jamais te perdre du regard. il était la toute les nuits, à te prendre dans ses bras quand tu te réveillais en sueur, haletante. il était là et c'est tout ce dont tu avais besoin pour te sauver.
(3 jour sans lui) tu te souviens, parfaitement, dans les moindres détails de la dernière fois que tu l'as vu. il se tenait là, dans l'encadrement de la porte, à mi-chemin entre le restaurant et les cuisines. il avait son sweat à capuche blanche, celui des giants de new york. il a fait tomber la capuche, embrasser maman et ta tia, puis il s'est approché, pour déposer un baiser sur ta joue, une main dans ta tignasse brune. "j'sort ce soir, ça va aller ?", il te parle du restau, des assiettes à récurer, de ta mère et de sa sœur qui se dispute déjà sur la façon de cuisiner le mafongo. puis il est partie, te laissant derrière le micro, t'envoyant un baiser avant de passer la porte du restaurant. tu te souviens précisément de son regard, de l'expression de son visage la dernière fois que tu la vue.  "c'est encore moi Rico, j'sais pas ce que tu fou ni pourquoi tu réponds pas au téléphone...", tu soupires, nerveuse, "bref rappelle-moi ou ramène ton sale cul de branleur à la maison"
(18 jour sans lui) "Padre nuestro, que estás en el cielo, santificado sea tu nombre venga a nosotros tu reino ", tu te souviens de ces paroles apprises alors que t'étais encore qu'une gamine, le notre père, les mains jointes. tu tourne la tête vers elle, l'observe. elle récite avec habitude les quelques mots, égraine les perles de son chapelet, les mains jointes, les yeux fermés. pour qui prie-t-elle ? pour toi ? pour Rico ? tu la entendu pleurer hier soir, essuyer une larme au coin de l'oeil ce matin. T'a l'impression qu'elle sait quelques choses, une vérité qu'elle te cache, qu'elle n'ose dire. Est-ce qu'il est mort ? a l'autre bout du pays ? en prison ? pourquoi tant de silence ? elle redresse la tête, elle sent ton regard, te montre le jésus sur la croix qui vous surplombe. " tu dois prier !", elle se laisse à nouveau absorber par ses incantations alors que tes lèvres se posent sur la croix qui danse autour de ton cou. À quoi bon. m'man dit que la foi ne se perd pas, qu'elle vit toujours en nous. Ta pourtant plus l'impression d'être raccord avec les prêches du dimanche, de ne plus croire en ce qui se dit, de ne plus être à ta place. pourtant ce jour-là tu a récité le notre père, tu a quand même demandé à Dieu de te ramener ton frère, parce que toi, tu sais plus ou le chercher.