Only you could fill this empty space. (Kaz)

Le manque arrive doucement. Le manque débarque comme un ras-de-marée inattendu, la mer se retirant discrètement et la vague dévastatrice se dessinant au loin. Il se glisse dans les veines, rampe sous la peau. Le corps entier se referme sur lui-même, assoiffé, comme dépérissant sous les yeux des passants. Deux jours. Deux jours sans une dose. Deux jours et l'être entier de Kaz agonise. Sa main tremblante est levée, paume vers le ciel, attendant que la bonté des Hommes glisse entre ses doigts crasseux. Il pleut au dessus du Queens, entre les immeubles, et les corps se bousculent, accélèrent la cadence. Il n'a jamais compris, Kaz, pourquoi les gens n'aiment à ce point pas la pluie et la sensation qu'elle laisse sur la peau, la froideur, parfois la chaleur, qu'elle apporte avec elle. Il y a un temps où Kaz pouvait dire aimer ça : les gouttes de pluie tombant sur son crâne, le vent s'écrasant sur son visage, la tempête faisant trembler les murs de sa maison. Aujourd'hui, il n'a plus la place pour aimer quoique ce soit - quoique ce soit qui ne soit pas la drogue dans toutes ses formes. Il n'est plus rien d'autre qu'un esclave de sa dépendance, incapable de faire autre chose que de réclamer, supplier le monde entier de lui donner sa dose. Et c'est ce qu'il fait, assis sur le trottoir, adossé à un mur dégueulasse et inconfortable, la main tendue et les yeux vitreux. Ils passent tous à côté de lui, l'ignorant, parfois lui lançant des regards consternés ou concernés, sans jamais s'arrêter. Aucune pièce n'atterrit au creux de sa paume, pas même après cinq heures à faire la manche. Kaz ferme ses yeux une seconde, juste une seconde, petite seconde qui lui suffit pour se sentir partir. Qu'est-ce qu'il donnerait pour juste disparaître - ne jamais avoir existé. Il attend la mort, les paupières closes, et s'oblige à les rouvrir lorsqu'elle ne semble pas être décidée à venir le chercher. C'est avec difficulté qu'il se relève, le corps entier hurlant à la mort. Une fois debout, l'un de ses bras se referment à son ventre tandis que sa main libre se pose sur le mur pour l'aider à garder son équilibre.
Il a mal, Kaz. Et il a froid, chaud aussi, non, il est glacé. Il est tout à la fois. La douleur est si forte que par moment, Kaz en oublie même sa propre présence - comme jeté hors de son corps pour se protéger de ses maux. Les voix des passants résonnent dans ses oreilles, éclate à l'intérieur de sa boîte crânienne. Ils hurlent tous. Il entend son frère et ses opales se perdent dans la foule. Kaz sent son cœur s'accélérer dans sa cage thoracique. Il n'arrive plus à respirer. Un corps percute le sien. Il est là, Kaz. Il est là pour te faire payer. Kaz repousse les mains qui se sont posées sur son corps pour l'aider à se relever. Il ne s'était même pas rendu compte qu'il était tombé, ni que sa tête s'était écrasée contre les briques jusqu'à que cette douleur se rajoute aux autres souffrances qui parcourent son être. Il doit partir. Ses jambes le portent à peine et pourtant, il court - du moins, il croit courir. Le monde est déformé et lui, c'est à peine s'il existe. Après quelques longues secondes, probablement minutes, Kaz termine par s'écraser contre un mur d'une autre allée. Son regard paniqué parcoure la rue, s’attendant à apercevoir le visage de son frère. Il n'y a personne d'autre que cinq-six passants, chacun d'entre eux semblant tellement paisibles que Kaz voudrait retourner la planète entière. Ils semblent tous vivre sur une Terre parfaite, loin de la réalité, sauf cette jeune femme au regard vide qui arrive à sa hauteur. – Hey, qu'il appelle, la voix à peine audible. Lorsque ses opales rencontrent les siennes, il s'y noie. Il s'y noie jusqu'à ce que ses poumons refusent de se remplir d'air, que la panique se réinstalle. Elle est là pour te faire du mal, Kaz. Il doit partir. Encore. Il doit partir loin, loin, très loin. – Oui ? Est-ce que je peux t’aider ? Non, non, non, non, non. C'est lui. C'est lui qui l'a envoyé pour te tuer. Kaz secoue violemment la tête, essayant de faire taire cette voix dans sa boîte crânienne. Ses doigts se referment autour du poignet de l'inconnue et ses yeux, eux, voyagent du visage de cette dernière à ses chaussures à lui. – J-J'ai... Son emprise se fait plus forte, assez forte qu'il le peut avec son corps foutu en l'air. Coup d’œil derrière son épaule, derrière celle de la jeune femme, à gauche, à droite, en haut, en bas. Ses yeux remontent à son visage sans rencontrer les siens une nouvelle fois. J'ai besoin d'argent, que Kaz articule avec difficulté. S'il te plaît. Ça se rajoute comme une supplication. S'il le faut, il finira à genoux. Et si elle veut le tuer, il ne se battra pas.

Kaz se raccroche à l'inconnue, sa paume plaquée contre la peau de son poignet, alors que sa raison lui hurle de s'éloigner. Ses yeux vagabondent autour d'eux à la recherche d'un visage familier, d'opales à venir brûler ses entrailles. Il s'attend à voir son frère, à sentir ses mains brutales se refermer sur lui et l'emporter. Et cette peur qu'il ressent, elle est partout. Il n'est pas terrifié par le simple fait de mourir, Kaz, mais il l'est de devoir périr des mains de son aîné. Il resserre ses doigts comme pour empêcher l'étrangère de s'éloigner ou s'empêcher lui-même de sombrer. Les mots tremblants glissent hors de ses lèvres bleutées par le froid. Kaz demande de l'argent, un peu de rien pour s'acheter ce dont son corps a besoin. Il ne lui faut qu'un billet pour reprendre pied et il serait prêt à implorer ce Dieu qui l'a abandonné depuis des années déjà, tournant son dos face à sa douleur. – Je n’ai rien sur moi, que l'inconnue répond à sa supplication. Si Kaz n'avait pas déjà perdu toutes ses couleurs, ses teintes métissées depuis longtemps envolées, il les perdrait maintenant. Il a trop souvent entendu cette phrase, n'en a jamais cru un mot, et il ne devrait pas être étonné de l'entendre une nouvelle fois. Pourtant, contre toute attente, il l'est. Kaz est étonné et au fond, il est blessé également. Ne voit-elle pas à quel point il souffre ? Ne veut-elle par l'aider ? Elle est envoyée par ton frère, bien sûr qu'elle ne veut pas t'aider. Sa main se détache du poignet de la blonde, le relâchant comme si le contact l'avait brûlé. – J'te crois pas. Sa voix est aussi dure qu'elle peut l'être dans un murmure. Les humains ne cessent de mentir et après des années dans la rue, Kaz en a fait les frais. Les mensonges se multiplient en compagnie d'un sans abri, encore plus lorsque ce dernier est un junkie. Kaz n'est plus un homme aux yeux de la société et il est toujours plus facile pour les gens de mentir à quelqu'un dont la valeur est moindre. Il secoue la tête une nouvelle fois, les sourcils froncés. Son corps le tire de partout et les voix des passants éclatent de nouveau dans sa boîte crânienne. Il a besoin de s'asseoir, Kaz. Il a besoin de dormir aussi, surtout de faire fondre n'importe quoi sur sa langue pour se sentir mieux. – Tu as l’air épuisé, peut-être qu’on devrait aller se mettre au chaud… ? Il relève finalement son regard pour le plonger dans le sien, la mâchoire serrée et les lippes tremblotantes. Ses muscles se crispent lorsque la main de l'inconnue se pose à son bras. Kaz la fixe sans rien dire. Ça dure, dure, dure plusieurs secondes sans qu'aucun des deux ne brisent le silence. Tout devient plus bruyant dans sa tête et fermant ses paupières, Kaz tente de se concentrer sur sa respiration. Après presque une minute, il les rouvre, fronçant toujours les sourcils. – Se mettre au chaud où ? Dans un café où tu me paieras un expresso avec de l'argent imaginaire ? Les mots s'enchaînent, bancals. J'veux pas de ta pitié, qu'il lui crache presque au visage. Kaz agrippe de nouveau le poignet de l'étrangère, retirant sa main de son bras avec autant de force qu'il lui reste.

De la pitié, il y en a dans tous les regards qui se posent sur lui, dans chacun des mots qui lui sont adressés, dans le simple partage d'air avec les personnes qui daignent payer attention à son corps presque sans vie. Et il la sent s'immiscer entre lui et l'inconnue, se propager comme un virus meurtrier. Il en a l'habitude maintenant, Kaz, mais cela ne l'empêche pas de ne toujours pas supporter cette compassion mal placée. Il le fait comprendre à son interlocutrice, se glissant hors de son emprise avec un dégoût non dissimulé. Kaz ne veut pas de sa pitié, juste de l'argent au fond de ses poches pour s'acheter une dose salvatrice, mais il ne devrait pas être autant étonné de recevoir ce dont il n'a pas besoin. Pourtant, il en vient à être déçu comme si inconsciemment il s'était approché de cette inconnue avec l'espoir qu'elle soit différente, différente des autres et similaire à Kaz dans sa souffrance étouffée, à peine visible pour ceux qui ne feraient pas attention à la lueur fatiguée au fond de ses iris. – J’habite tout près… Peut-être que ça te ferais du bien de t’allonger un peu. Sa voix est bienveillante, lui rappelant vaguement le timbre de celle de sa mère. Il ne comprend pas, Kaz. S'il avait été à sa place, il y aurait longtemps qu'il aurait continué son chemin, sûrement qu'il ne se serait même pas retourné pour lui venir en aide. Elle, elle reste. Elle reste et c'est nouveau. Nouveau et incroyablement perturbant. Ça lui fait ressentir quelque chose, là, au fond de sa poitrine. Picotement inhabituel – comme si son cœur reprenait vie. Elle va te tuer, Kaz. Ça tourne en boucle dans sa boîte crânienne. Et bien qu'elle le fasse, qu'il se répond à lui-même par dessus les autres voix qui percutent les parois de son crâne. – T'invites souvent chez toi des mecs qui te demandent de l'argent ? Que Kaz demande, perplexe. Cette jeune femme n'a définitivement aucun sens de la survie et au fond, c'est peut-être pour ça qu'il reste aussi, accroche son regard au sien comme s'il venait de retrouver sa confiance en soi. – Je ne te force à rien, mais tu seras sûrement mieux que dans la rue. Et toi, tu crois que tu seras mieux ? Il devrait partir, fuir comme il sait si bien le faire. Et si c'est un plan de son frère, il passera entre les mailles du filet une fois de plus. Et si ça ne l'est pas, il évitera de s'enfoncer plus profondément encore. Il devrait, Kaz, mais il reste planté là, le corps tremblant et ses yeux transperçant ceux de l'inconnue à la recherche d'une réponse, n'importe laquelle. Ce sont les voix qui s'éteignent dans son esprit qui le perturbent le plus. C'est silencieux, silencieux alors qu'il n'y a toujours qu'au chantier désaffecté qu'il trouve ce semblant de paix. Toujours que là-bas, sauf maintenant. – Je... Je ne peux pas. Je ne veux pas. D'accord, qu'il murmure. Et merde.

En s'approchant de cette inconnue, Kaz n'attendait rien d'autre qu'un peu d'argent. Rien d'autre qu'un billet pour se sauver de ce manque qui rampe sous sa peau brûlante et dévale dans son sang. Au lieu de ça, il se voit offrir un toit, quatre murs entre lesquels l'étrangère lui promet qu'il pourra se reposer. Ce qui le pousse à accepter, il n'en a aucune idée. Chaque petite partie de son être se bouscule à l'intérieur, la plus grosse d'entre elles lui gueulant de s'en aller avant qu'il ne soit trop tard. Il est déjà trop tard. Kaz n'a rien sur lui, rien qui pourra lui assurer qu'il s'en sortira, rien pour l'empêcher de sombrer et de dégueuler ses tripes sur le béton, son corps recroquevillé et tremblant dans une ruelle obscure et dégueulasse. – Viens, suis-moi, que l'inconnue l'invite après sa réponse positive. Kaz ne bouge pas, ses pieds enfoncés dans le sol comme les racines d'un arbre. L'ombre de son frère est toujours au dessus de son épaule, le paralysant jusqu'à ce qu'une main trouve son chemin jusqu'à la sienne. Ses iris se posent sur les doigts vanillées venant contrastés sur sa propre peau, plus claire qu'elle ne l'a jamais été mais toujours assez foncée pour deviner les lointaines origines malgaches qui coulent dans ses veines. En un instant, Marek disparaît, s'efface de son esprit assez longtemps pour que Kaz se mette à marcher, ses jambes manquant de le lâcher d'un instant à l'autre. Je m’appelle Arya. Il pose un regard hésitant sur la demoiselle à ses côtés, détaillant son visage. Arya. C'est beau – presque autant qu'elle. Kaz l'observe réellement pour la première fois, tente de mémoriser ses traits dans son cerveau bousillé. Elle paraît douce, Arya. Bien trop douce pour être vraie. Il l'assimilerait presque à un ange. – Kaz, qu'il bredouille. Il détourne le regard rapidement, les joues brûlantes. Le silence s'installe ensuite entre eux deux, bien plus confortable qu'aucun silence ne l'a été dans sa vie.
Les minutes s'écoulent et lorsqu'ils arrivent chez Arya, Kaz laisse vagabonder ses yeux vitreux. Ça aussi, c'est beau. En cinq ans, il n'avait jamais mis les pieds dans un appartement comme celui-ci, se contentant de la rue, des squats et du bâtiment désaffecté. Ses pieds le poussent difficilement jusqu'au canapé où il s'assoit lourdement. Chacun de ses membres tremble, ses jambes encore une fois plus que le reste. Arya disparaît quelques instants et Kaz, ne faisant que très peu attention à ses chaussures sales et les traces qu'elles pourraient laisser sur le tissu, ramène ses jambes à son torse, les entourant de ses bras. Il accepte le plaid qu'Arya lui apporte sans un mot. Ses doigts tremblotants s'en emparent et le posent sur ses épaules. – Est-ce que tu veux boire ou manger quelque chose ? Elle plonge son regard dans le sien et Kaz détourne le sien rapidement. La peau de son visage est comme une fournaise. Il ne répond pas pendant quelques secondes, tentant de respirer normalement malgré la douleur qui le tire de partout. – J'veux bien un verre d'eau. Ce n'est qu'un souffle presque inaudible. Il veut juste dormir, Kaz, mais il sait que sans sa dose, il en sera incapable.

Kaz n'est rien, plus rien qu'un être attendant une mort au goût d'ecstasy sur la langue. Il s'imaginait mourir dans la rue, seul et abandonné de tous, le corps tremblant et seulement la froideur du béton pour refroidir sa peau fournaise. Au lieu de ça, il se retrouve dans un appartement qui ressemble à ceux sur les affiches publicitaires, la bienveillance d'une inconnue pour l'accompagner jusqu'à son lit éternel. Kaz laisse cette pensée s'ancrer. Tu ne mérites pas ce qu'elle te donne. Tu ne mérites rien de ce qu'elle t'offre. Il souhaiterait fermer les paupières pour de bon, abandonner cette douleur insupportable et trouver la paix promise. Peut-être qu'il s’élèvera jusqu'au Paradis, Dieu lui pardonnant ses offenses et lui offrant la rédemption. Ce seront les feux de l'Enfer qui te nettoieront de tes péchés. C'est entre les bras de Satan que tu passeras l'éternité, tes erreurs se répétant devant tes yeux pour les siècles à venir. Tu souffriras comme tu n'as jamais souffert, l'âme à jamais engloutie par les flammes infernales. Tu peux prier, Kaz, mais le Seigneur ne te sauvera pas. L'Enfer t'accueillera malgré tes protestations, ton être impur rendu à son maître comme des milliers avant toi. Kaz sait que la main tendue de Dieu n'est qu'une fantaisie, qu'un espoir idiot. Le bonheur ne l'attend pas dans l'au-delà, ses nombreux péchés l'empêchant de prétendre au pardon divin. Malgré ça, il continue d'espérer secrètement, les prières abandonnées depuis longtemps revenant doucement à son esprit. Kaz se sent partir, la seule présence d'Arya pour le retenir. La frontière entre la vie et la mort est ridiculement fine. La voix de cette dernière n'est qu'un écho dans une immensité à couper le souffle. Ses doigts remontent jusqu'au verre qu'elle lui tend, sa propre peau glacée rencontrant furtivement celle de son hôte. Ce toucher réchauffe chaque parcelle de son être, lui ferait presque oublier que la Faucheuse est à la porte. C'est comme un choc électrique qui remet son cœur en marche. Il boit une longue gorgée, reposant vite le verre sur la table basse avec une grimace de douleur. – Tu peux t’allonger ici, et moi… Je reste à côté. Les centimètres entre leurs deux corps sont minimes, frontière quasi dépassée pour le meilleur et pour le pire. Kaz oublie les opales terrifiantes de son frère. Il oublie les voix abominables dans sa boîte crânienne et les pensées paranoïaques qui dictent sa vie. Il oublie le monde qui l'entoure et la souffrance qui lui donne l'impression qu'il décédera dans la minute. Ses mains resserrent la couverture autour de ses épaules, alors qu'il laisse tomber sa tête sur les cuisses d'Arya. Certainement qu'il ne devrait pas. Pas envahir son espace. Pas lui faire confiance aussi vite. Pas se montrer si vulnérable. Pas redevenir ce gamin à l'amour facile et au toucher curieux. Cependant, à cet instant, Kaz s'en fiche. Il se sent en sécurité pour la première fois depuis des années, protégé de l'univers par la simple présence d'Arya. Est-ce que tu penses que ça va aller ? Kaz ferme les yeux, sentant la pression retomber de ses épaules, le vide à l'intérieur de lui transformé en un surplus de sentiments. – Non, qu'il répond honnêtement, la voix brisée et les larmes à la frontière de ses paupières closes. Non, ça n'ira pas. Non. Il y a bien longtemps que ça ne va pas et rien n'ira plus jamais. Il n'arrive pas à imaginer que ça ira, pas même avec elle. Tout ça n'est qu'éphémère et vite, bien vite, ses erreurs le rattraperont. Un sanglot incontrôlable résonne dans l'appartement, brisant un silence qui n'a duré qu'une infime seconde. Les doigts de Kaz s'agrippent à ceux d'Arya. Il s'y accroche comme si son existence entière en dépendait – et ce n'est peut-être pas si faux que ça.