23h30. La lune est haute dans le ciel ; appartement vide, tu souffles d’ennui gamine. Déjà lasse, n’ayant le goût de rien, tu tergiverses ne sachant pas quoi faire. Tu es de ces enfants qui ont besoin de s’occuper constamment, bien trop énergique pour le commun des mortels malheureusement. Tu tournes donc comme un animal en cage dans ce salon emplit d’oisiveté en tout genre. Tu patientes, tu l'attends. Il a dit qu'il passerait ce soir, alors que fait-il en ce moment ? La jalousie brille dans tes pupilles. Perfide, elle s’immisce dans la pièce, saccage les cœurs ; acère les mots qui s’apprêtent à dévaler de chaque recoin de ton esprit. Avec virulence et violence, tout est dans l’outrance quand il s’agit de lui. Toujours. Lui, le soleil ; séduisant, mais terriblement brûlant. Tu te décides à mettre de la musique ; mettant le volume au maximum quitte à déranger non pas les voisins, mais tout le quartier au loin. C’est que t'emmerdes le monde quand tu t’embêtes, petite chieuse, c’est inné chez toi. Musique entraînante, bien loin d’une habituelle mélodie calme ; tu te diriges vers le bar. Whisky sec. Tu en bois souvent ces derniers temps. Petit péché. Tu as la main lourde et la descente facile en plus gamine. Tu te décides, tu vas te saouler cette nuit. Toute seule avec toi-même apparemment, ça suffit. Tu bois cul-sec et te resserres un verre. Aucune grimace de dégoût, signe que c’est plus qu’une habitude venant de toi. Boire, se droguer. Autant de vices pour éviter de manger. Prenant ton verre, tu commences à te trémousser toute seule au milieu du salon. tu as toujours aimé ça danser, et tu es douée. Tu en oublies les soucis et les tracas qui s’amoncellent ces temps-ci. Tu oublies absolument tout, ne pensant qu’à la musique qui te transporte dans un autre univers bien loin de cette réalité barbante. Tu fais bouger cette chemise de soie tout en te mouvant ; tissu qui glisse délicatement le long de ton corps trop menu. Courbes féminines qui se meuvent, sensuelles et lancinantes. Ramassant au passage une cigarette qu'un amoureux d'une nuit à sans doute laisser là, la veille. Tu t’en grilles une seulement quand tu te sens mal, et quand tu bois. Aujourd’hui tu te sens mal, et tu bois. CQFD. T'as le cœur qui saigne, le cerveau qui hurle par vide, par manque. T'as envie de le voir. Les droguées ça n'a pas de limites paraît-il, c'est désespéré, et bien, c'est vrai. Tu veux garder une distance tout en étant proche. Paradoxale, rien n'est normal. Qu'est-ce qu'il l'est depuis que tu le connais ? Rien. C'est bien ça le problème.
Papa a sans doute raison. Papa disait vrai quand un jour il s’est énervé, écrasant ton poignet entre ses doigts, hurlant à la mort, détruisant les dessins en les jetant au feu. Un monstre, un fou. Ce jour-là, ce que tu as vu dans ses yeux t’a terriblement fait peur. Fait mal. Et ta su après ça que jamais rien de ce que tu pourrais faire ne le rendra heureux. Ou fier. Jamais aucune toile, aucun dessin, aucun poème si beau ne soit-il ne comblera le désir de papa, fera oublier la volonté de faire de toi un joyeux pantin, un bon petit soldat. Tu seras un homme d'affaires mon fils, tout ce qu’il a souhaité pour toi. Et pourtant ça fait bien des années qu’il te laisse tranquille, te demandant de moins en moins souvent de venir l’accompagné lors de ces représentations caritatives –ce genre de soirée que tu détestes, où chacun se pavane, sert des faux sourires aux rabais, agite les montres en or pour faire voir l’amplitude de ses richesses-. Ta jamais refusé, même si tu déteste-y aller, ce n'est le seul lien qui te reste avec ton père. Ta seule famille aujourd’hui. Et tant pis si tu’n'es pas assez bien pour papa, toi au moins tu l’abandonnes pas.
Papa a raison, t’a aucun talent, tu ne seras jamais le nouveau Picasso ou le futur Baudelaire. Ta rien de ces grands hommes, rien de comparable, rien pour réussir. Tu sais pas faire. Tu devrais abandonner. Et ça tourne en boucle dans ta tête, ça hurle, ça rigole, ça rigole surtout quand tu leur dis de cesser, quand tu hurles à t'époumoner. Ça hurle encore quand tu balances le pot de white spirit contre le mur, les fracas de verre qui viennent rejoindre la poussière au sol, la peinture qui s’étale et la toile qui finit par valdinguer à l’autre bout de la pièce. Il y a les phalanges qui tremblent, les doigts abîmés presque en sang, y a la tête qui n’en peut plus et tes oreilles que t’essaie tant bien que mal de boucher. À quoi ça sert Roméo, qui tu veux faire taire ? Elles sont dans ta tête les voix. Les voix de la raison. Tu finis par attraper la bouteille de bourbon hors de prix, le fond de liquide ambré qui vient tout de suite brûler ta gorge, bruler l’estomac et apaiser un peu les voix, encore une fois. Le seul remède que tu trouves, allonger là au milieu de ton atelier, entre les chiffons et le pot presque vide, les bouteilles qui s’entassent les cendriers que tu ne vides même plus. Tu restes là, un long moment, l'oeil grand ouvert, la clope au coin des lèvres. Tu laisses la voix rocailleuse de cette chanteuse blonde t’emmener un peu, les yeux mi-clos à présent. Tu dois la voir. Faut que tu la voies. Tu devrais lui envoyer un message. Lui promettre quelques grammes pour qu’elle vienne te voir, te redonne le souffle d’espoir qui te manque tant. Tu l’appelles. Crie son nom. Comme si elle pouvait t’entendre. T’es devenu fou mon pauvre vieux.« Ta gueule », que tu lui dis à cette voix insupportable, te relevant non sans mal. T’ira la voir si elle ne vient pas à toi. T’enfile le sweat, une capuche sur ton crâne, quitte ton appartement. Tu titubes pas encore assez pour te perdre, t'es pas encore assez alcoolisé pour changer d’avis, et tu traces ta route jusqu’à son appartement. Tu préfères quand c’est elle qui vient, tu préfères rester chez toi. Voilà des jours entiers que tu n’as pas vu la lumière du jour, ni la lune, ni la nuit. Voilà des jours entiers que tu ne sais plus vraiment comment tu vis. Tu profites de la porte encore ouverte pour monter directement jusqu’à son appartement, y poser ta main, puis ton oreille. Il y a de la musique qui te parviens, et machinalement tu clanche la porte. Elle s’ouvre sur un salon bien mieux ranger que le tien, une Héra dansante, légère, gracieuse. Ça te tord les lèvres dans un sourire satisfait. C’est pour ça que tant ton besoin d’elle, pour ça que tu l’aimes tant. Tu t’approches un peu, doucement, tu voudrais pas l’effrayer, tu’es le chasseur, elle la biche, et tu veux pas tirer, Juste l’observer. Tu t’assois alors sur le bord du canapé, à quelques pas d’elle sans la quitter des yeux. « Je voudrais que tu danses comme ça pour moi… », rien que pour toi, égoïste petit prince.
Tu bouges, ton corps ondule avec douceur, se déhanche dans une danse appelant à la concupiscence ; dans l'espoir peut-être que quelqu'un te voit. Ridicule. Seule, en compagnie d'une bouteille à moitié vide, l'alcool te monte au cerveau ma belle. Tu le sais, mais t'as pourtant cette envie que des bras virils t'enlacent, te réconfortent ; petite poupée qu'on délaisse. Tu veux boucher ce trou qui se creuse par l'absence du sieur qui fait tambouriner ton cœur. Pourquoi n'est-il pas là ? Tu redoutes que l’astre se transforme en nébuleuse, et disparaisse dans un trou noir ? Les traits de ton joli minois se tirent. C’est ce qui est en train de se passer là peut-être, le soleil est en train de se barrer, et ton monde devient de plus en plus sombre. Tu suffoques d’un coup ; soudains t’as peur. T'as l'alcool mauvais ce soir, et tu te rends compte qu'il peut partir. Pour toujours. Impossible, pas vrai ? Cette attache qui vous relie ne peut se défaire ; qu'il le veuille ou non, que tu le souhaites ou pas. Drogués. Ça aussi, c'est l'inévitable réalité ; l'affreuse et dérangeante vérité. C'était écrit. Dans les nuages, dans les étoiles ; dans le creux des planètes, et dans le cosmos lui-même. L'histoire du Soleil et de la Lune. La lune est au soleil comme les nuages appartiennent au ciel. Il peut te rejeter, te faire du mal, t’assassiner chaque matin à son levé ; mais jamais il ne pourra t’abandonner. Parce que toi, ça ne te viendrait jamais à l’idée n’est-ce pas ? Tu finis ton verre, noyant cette solitude qui te grise. Tu continues de danser, tu ne remarques pas que le loup est entré ; qu'il s'approche de toi comme le prédateur le ferait avec sa proie. Tu ne remarques rien, l'esprit embué, qui tangue, bien loin de la réalité ; tandis que le corps lui ne cesse de se trémousser au rythme d'une musique entraînante. T'oublies. Tu t'oublies.
C'est une voix, la sienne, qui te ramène ; qui t’arrête. Rocailleuse, intoxiqué par la nicotine et l'alcool. À la fois captivante et sensuelle ; une voix que tu pourrais reconnaître entre mille. Un frisson te parcourt l'échine ; violent, saisissant. Somme toute, comme cette relation qui vous lie. Tu te retournes d'un pas hésitant, le myocarde qui tambourine à t'en faire mal. « Pourquoi je le ferais ? » Petite provocation amère. Tu le regardes, le soulagement aux bords des yeux, la colère aux bords des lèvres. T'es la contradiction à son paroxysme. Instable et toujours hésitante quand tu te retrouves face à lui ; tu oscilles entre la bouderie enfantine, la rébellion, et la délivrance aussi. Petite poupée qu'il malmène, dont il use et abuse. Pourtant ce soir t'as un gain de courage, d'audace ; le whisky fait des miracles. « T'es en retard. » Tu en deviens capricieuse ; tu sais qu'il est dangereux d'énerver le loup ; mais tu t'en fous. Tu n'as jamais eu peur, jamais fuit devant ses sautes d'humeur. Ce que tu crains par contre, c’est qu'il s'en aille. Tu veux qu'il reste là, son joli petit cul posé sur le dos de ton canapé. Alors tu remplis de nouveau ton verre, mais pas pour toi cette fois, pour lui. Tu sais qu'il a des problèmes d'alcool pourtant, mais t'es prête à tout pour qu'il reste proche, non loin de toi. Vicieuse et débauchée ; tu n'as rien de la sainte-nitouche que t'aimes jouer devant le monde entier. Aussi danseuse que actrice. T'es mauvaise, fragile. Manipulatrice, sentimentale. Terriblement paradoxale. Quelques échanges fugaces alors que les minutes s'égrainent, et la tension est à son comble. Tu baisses le son de la musique, faisant faussement fit de cette présence si imposante. Tu veux lui montrer à lui, mais à toi aussi, que l'ascendant tu peux l'avoir également ; que tu peux avoir le choix. Ou pas. L'alcool t'as sans doute fait oublier qu'ici, c'est toi, qu'on manipule, désarticule. T'es qu'une poupée Héra, la sienne ; tandis qu'il représente ces quelques grammes de farine blanche dont t'es de plus en plus addicte. Voilà tout. C'est tout. Vraiment ?
C’est comme une flamme qui née dans un brasier, doucement, une petite étincelle poussée par le vent, puis la flamme qui s’ouvre, qui brûle, qui hurle en rasant tout sur son passage, en ne laissant que des cendres et de la poussière. C’est cette petite flamme qui s’ouvre dans ton ventre, dans ton cœur, qui germe dans ton crâne. Tu veux la voir. Tu dois la voir. Cette pensée qui s’immisce pour ne plus jamais te quitter, ce besoin que tu ressens, cette envie à en crever. Ouais, c’est ça. Tu pourrais crever de ne pas la voir, de ne plus la voir, de ne pas l’avoir pour toi, maintenant. Égoïste, gosse pourrie gâtée qui ne donne du crédit qu’à ses envies, sans jamais penser aux conséquences, sans jamais penser aux autres. Surtout pas. Surtout pas ce dire qu’elle serait bien mieux sans toi, plus heureuse, plus saine, plus toute. Non tu préfères t’accrocher, étendre tes mains sur elle, tes griffes sur ses bras, sur son âme, gangrené tout ce que tu peux encore atteindre, quitte à la faire plonger avec toi. Tu connais le chemin, par cœur, tu fais juste un détour, un échange de quelques billets contre une poudre blanche. Tu connais ses goûts, par cœur, tu connais ses addictions, aussi néfaste que les tiennes, aussi dangereuse. Pourtant bien moins que celle qui la relie à toi, celle qui fait qu’elle ne te quitte pas, que tu ne la quitte pas non plus, l’amour où tout ce qui peut s’y apparenter.
La porte ouverte t’offre une vision magistrale, d'une beauté inouïe, d’une beauté comme tu en as rarement vu. D’une beauté à t’en couper la voix, t’en couper le souffle, te faire mourir sur l’instant. D’une beauté que tu jalouses, tu’aimerais tellement pouvoir la retransmettre, être capable de la peindre dans cet état de grâce, être capable de l’offrir au monde entier, et pourtant, une partie de toi aimerais la garder jalousement. Pour toi. Rien que pour toi. Ta belle beauté. Tu t’installes à deux pas d’elle, silencieux, tu l’observes, avant d’avouer à demi-mot être jaloux de cette personne invisible à qui elle offre ce doux spectacle. Elle sursaute, doucement, sourit, enfin. Te défit, elle ne veut pas danser pour toi, elle te demande pourquoi est-ce qu'elle ferait ça, et t’en aurait des bonnes raisons à lui donner, toute une liste de bonne raison pour qu’elle t’aime encore un peu plus, qu’elle s’agenouille toujours un peu plus facilement face à toi. Y en a une bonne raison, dans ta poche, le petit sachet de poudre. Mais tu ne le sors pas, pas pour l’instant, tu la regardes faire quand elle verse un peu de liquide ambré dans un verre, qu’elle s’approche de toi pour te l’offrir. Elle a le reproche au bout des lèvres, te dit que t’es en retard et tu lui souris un peu bêtement en attrapant le verre. « Je t’attendais », tu laisses un peu de liquide brûler ta gorge, adoucir ton cœur, pénétrer ton âme. Une main qui vient la chercher, ramener ses hanches près de toi, une main qui descend sur le creux de ses reins, qui la retiens à toi, l’autre mains qui lui offre une gorgé du liquide avant de finalement poser le verre, te lever pour la surplomber, prendre le dessus. T’avance un peu, la faisant reculer, quittant le canapé, frôlant ses lèvres au passage. Son odeur qui t’enivre, ou bien est-ce l’alcool qui prend contrôle de ton crâne, de tes membres. « Danse pour moi », tu chuchotes, la faisant reculer un peu, attrapant sa main pour la faire tournoyer, un tour, puis deux, la ramenant contre toi, l’embrassant enfin.