Nimue Odalyn - Un conte défait

Elle n'a pas vraiment de rêve, Nimue, peut-être parce qu'elle ne s'en autorise plus, peut-être parce que, longtemps, elle a vécu dans l'attente de cette maladie, qui la tuerait, ou de ce fou, qui mettrait fin à sa vie, au détour d'une passe.

Peut-être parce qu'elle a grandi trop vite, et que les contes de fées de l'enfance lui ont été arrachés. Peut-être parce qu'elle a profité du moindre interstice, du moindre rai de lumière pour recréer des fantaisies, des songes et des histoires folles, auxquelles elle ne croit pas. Ou si peu.

Alors elle a peur. Elle a peur de rêver, vraiment, elle a peur de s'autoriser à croire à ce nouveau départ. Elle a peur de prendre son envol et de s'écraser au sol. Cela fait trop mal, elle ne se relèvera pas, pas cette fois.

Et elle a besoin d'y croire. Elle a besoin de s'y jeter, de s’y plonger, avec ardeur, et d'y bruler ses rêves, ses ailes, son énergie et ses force, elle a besoin, de s'oublier et d'oublier ses peurs. Elle a besoin qu'il soit là et la rattrape, Tom.

Elle lui fait presque confiance.
Même s'il est fou.

Un jour, elle pourra le lui dire. Un jour, elel trouvera les mots, et el courage de les prononcer. Mais c'ets compliqué, les émotions, et en parler. C’est dangereux. C'est à chaque fois un saut dans le vide, à chaque fois une chute et la douleur.

Personne ne reste.
Et les émotions meurent.
Et elle reste seule, avec ces mots fripés, morts-nés.
Ces mots orphelins, abandonnés.

Alors elle chérit le silence des émotions, elle chérit les petits gestes, les petits riens, et elle meurt de trouille derrière un sourire de façade. Il lui a fallu tout son courage, et celui qu'elle a pu voler, ailleurs, pour accepter de venir, de lâcher la routine, les clients habituels, les passes, l'appart, le centre social. Elle a tout lâché et elle ne sait que faire de ses dix doigts, de son corps habitué à se vendre, à rire, à donner, à prendre. Elle brandit ses maigres qualifications, elle essaie de bosser avec des enfants, elle essaie de ne pas sombrer. De ne pas penser que tout serait plus simple avec plus d'argent.  Et puis...

Et puis, elle n'aura pas dix autres chances d'échapper à cette mort prédite, cette fin terrible. Le destin des putes s'habille de glauque, au fil des ans...

Alors elle essaie, terrifiée. Seule, isolée dans son corps, dans cette peau sevrée, qui vibre, qui hurle en silence. Elle porte un sourire, elle porte de la légèreté, elle essaie. Et elle se tait, elle ravale les plaies, à fleur de peau, qui voudraient se soigner contre le derme d'un autre, parce qu'il y a eu le Cauchemar. Elle patiente.

Elle deviendra folle, un jour, mais pas tout de suite, mais plus tard...

Elle voudrait s'assourdir et faire la fête. Ou se noyer dans le shopping. Ou s'enivrer. Ou...

Mais elle sourit, elle raffermit son contrôle, elle ne laisse rien paraitre, rien filtrer. Elle essaie. De ne pas peser sur la vie de Tom. De trouver d'autres appuis.

Avant de s'effondrer.

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J’ai une vie patchwork, une vie faite de lambeaux et de haillons, que je tente d’assembler et de coudre. J’espère que les fils sont solides, je prie, je couds, le nez sur l’ouvrage, sans rien voir de l’ensemble. J’ai une vie patchwork et aucun don de couturière, alors, sans doute, mon ouvrage ne ressemble à rien. Et je ne sais pas où ça va, et je ne sais pas ce qui vient, ni dans quel tissu couper, ni comment assembler.

C’est cousu de fil blanc, cette existence. Un jour, ça craquera, ma vie, si je ne deviens pas folle avant.

Des bouts de tissus, de toutes les couleurs, de toutes les matières, du cuir à la soie, du denim à la percaline.  Qui tentent de tenir ensemble, sans rompre.

Au centre, il y a la première pièce, si sombre, cette pièce que m’a laissée ma mère. Un velours couleur abandon, qui avale même la lumière. Au centre il y a cette pièce-là. Peut-être qu’elle n’a pas eu le choix, ma génitrice. Peut-être qu’elle se tricotait une vie douillette, et qu’elle a perdu trop de mailles, et que la drogue, l’alcool, la violence se sont glissés dans ces vides-là ? Peut-être qu’elle était pire que moi ? Peut-être que la nuit l’a avalée depuis longtemps. Je ne saurai jamais. Mais mon patchwork s’est construit autour de ce vide-là, déguisé en velours.  Ca commençait comme un silence, ma vie, comme un cœur de velours couleur solitude infinie, couleur « personne ne veut de toi ».

Puis il y a eu d’autres pièces. Celles-là sont bien attachées, solides, colorées, autour du palpitant noir. C’est ma mère adoptive et sa tête dans les nuages qui les ont cousus pour moi, comme des pétales de fleur, comme des rayons de soleil, de joie. À peine quelques taches plus sombres, quelques motifs inquiétants. Ceux du Père. Ceux de son Prince, à elle, elle qui se voulait Princesse et qui rêvait avec plus de force, plus d’énergie que je n’en ai, moi. Que je n'en aurai jamais. Elle qui redessinait les contours de la réalité et qui enchantait le monde

Nimue. Elle a choisi ce nom-là pour moi, parce que j’étais une fée, sa fée, parce que j’exauçais les vœux, parce qu’elle était folle, qu’elle était gaie, qu’elle était si triste, parfois, mais jamais à moitié, toujours entière, follement, passionnément, des contes plein la bouche, des bricolages plein les doigts et le cœur débordant de magie.

Mes pièces les plus vives, les plus joyeuses, c’est elle qui les a cousues pour moi.

Puis elle est morte. Velours abandon, reflets morts,  cette fois.
Et j’étais lourde, et bruyante, et puis j’avais faim, et puis je pleurais, et puis, lui, de toute façon, il n’avait jamais voulu de moi. Alors Père s’est débarrassé de moi. Bal des familles d’accueil, bal des essais, de ces familles qui, peut-être, voudraient de moi, mais jamais assez. Danse sans fin où il fait plaire, charmer, être parfaite, être modèle, où je ne suis jamais assez belle, assez gentille, assez…

Et je fais de mon mieux, pourtant.
Mais je ne sais pas coudre.

Tom apparait pour la première fois au milieu de ces lambeaux-là... Avec des souvenirs doux, des voyages immobiles et son don pour réinventer le monde. son don à Elle. Son talent à Lui.

Mais à cette époque-là, ils ne ressemblent à rien, mes points.

Ma vie part en lambeaux de couleurs fatiguées, de tissus délavés, de tentatives ratées.

Et Tom aura sa place, plus tard, loin de ces couleurs tristes-là.

Des éclats de vie, des bouts de tissu. La rage de vivre, la colère, la rancœur. L'école qui se dérobe, qui s'efface, qui ne sert à rien. Que je finis à peine. Les garçons sont plus passionnants. les excès, la colère, l'amour. Tout est plus passionnant.

Et puis la dégringolade, ses soies, ses satins glacés, tendres, la dégringolade et le monstre, croisé au détour d'une nuit. Le corps qui ne signifie plus rien. Qu'il faut reconquérir. Le tissu prend de nouvelles teintes. Revanche.Vengeance. Prostitution. Pouvoir.

Je me prends à ce jeu-là. Des velours jouissances. Des cotons larmes. Des soies tendresses. Des denims blessures. Et la colère qui s'effrite, la rage qui s'use.

Une éclaircie, pastel, de presque deux ans, presque dans un seul lit, avec presque un seul amant, un appartement, des cadeaux, un espace où s'usent ma violence, ma révolte, où osent naitre un peu de douceur, un peu de fantaisie. La fée de l'enfance ose réapparaitre, parfois, brièvement. De plus en plus.

Et puis, le Bronx et ses ombres, et puis le pirate, surgit du passé, qui est monté à l'abordage de ma vie,comme ça, sans prévenir,qui m'enlève. Le pirate-soleil, le matelot-lumière, Tom, et ses océans à découvrir.

La déchirure, la plaie, entre nous... Je ne veux pas en parler, je ne veux pas mettre de mots sur le papier, ou même entre nous, pour la désigner, cette blessure. Peut-être, si je n'en parle pas... Peut-être vais-je oublier? Maintenant que nous sommes loin de là... Et maintenant que nous vivons presque ensemble, presque...

Je vais le réparer, le patchwork de ma vie, l'ensoleiller de Tom, et les déchirures vont guérir, je vais devenir meilleure couturière, m'améliorer, recommencer, loin des clients, loin des draps des motels et de la tendresse sordide ou des passes rapides.