enjoy the silence ❀ nina [délai : 06/09]

traits de caractère / muette comme une carpe. Treize ans maintenant depuis que Nina a prononcé son dernier mot. Impossible pour ceux qui la fréquentent aujourd’hui de déterminer avec certitude si elle est vraiment muette, ou si elle refuse tout simplement de l’ouvrir. Plus aucun son n’a franchi ses lèvres depuis que sa vie a basculé alors qu’elle n’avait que neuf ans. Pas même un rire, un sanglot ou une exclamation de colère – avec Nina, tout se fait dans le plus grand des silences. Comme si elle craignait la survenue d’un malheur si elle sortait de son mutisme – et cette crainte semble la guider sur bien des fronts. Dans tous les aspects de son comportement, Nina est mystérieuse, discrète, réservée et méfiante. La plupart de ses interlocuteurs, elle les observe en biais, comme si elle cherchait à dissimuler son regard farouche derrière ses longs cils. Non pas qu’elle soit antipathique, Nina – elle a un cœur en or et de l’amour à revendre, fait preuve d’une loyauté sans faille à l’égard de ceux en qui elle a confiance. Une môme généreuse et dévouée qui a le cœur sur la main, dont le regard turquoise peut briller d’une lueur rieuse et espiègle. Pleine d’humour, de douceur et de bonté. Mais son problème, à Nina, c’est qu’elle a peur. Elle se méfie de tout, parfois même de sa propre ombre. Elle dégage cet air inatteignable qui attire l’attention de ceux qui croisent son regard – nombreux sont les hommes que le mystère qu’est Nina attire comme la lumière attire les lucioles. Ils la désirent, et elle joue parfois le jeu, flattée de l’attention, allant parfois jusqu’à leur accorder un baiser aérien avant de prendre ses jambes à son cou, rattrapée par sa peur et son instinct qui lui hurle de fuir avant qu’il ne soit trop tard. Et pourtant, paradoxalement, elle garde cette âme d’enfant naïve et crédule, comme si elle s’agrippait aux dernières bribes d’une insouciance disparue bien trop tôt. Et parfois, Nina, elle s’embarque dans des plans foireux, suit les gens sur un coup de tête, oublie alors, l’espace de quelques moments, qu’elle a peur de tout et ne fait confiance à personne. Malgré les éléments cauchemardesques qui ont terni sa vie, elle continue à croire qu’un jour, elle aura droit, elle aussi, à son happy ending. Elle rêve du moment où elle pourra laisser derrière elle ce masque de froideur et de méfiance. Mais en attendant ce jour probablement encore fort lointain, elle souffre, tiraillée entre le besoin de se protéger et l’envie de voir disparaître les flashs traumatisants qui surviennent nuit comme jour et qui la hantent quotidiennement depuis treize ans. Alors, pour ne pas devenir folle, Nina fait la fête, aussi souvent que possible. Des soirées immenses à la musique assourdissante, où circulent toutes les substances possibles et imaginables qu’elle ingurgite comme des bonbons. Et quand elle plane, Nina, vous la verrez enfin souriante, apaisée, les yeux fermés, débarrassée de ce besoin constant de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule.

new york, 23 août 2005. « Nina, ma chérie, tu peux descendre dans le salon ? » À l’entente de ces mots, la fillette se pétrifia et sentit son cœur manquer un battement. Elle avait redouté ce moment depuis l’arrivée de Jerry dans la maison, quelques heures plus tôt. Ses parents et Dino étaient partis pour la journée – l’un ou l’autre de leurs cousins fêtait son anniversaire et il était de coutume que toute la famille se rende sur place, mais maman Brezlas avait insisté pour que sa cadette reste à la maison, étant donné qu’elle était malade depuis quelques jours. C’est avec un sourire rassurant qu’elle lui avait annoncé qu’elle ne serait pas seule à la maison, et que Jerry viendrait la garder, comme il en avait l’habitude dès qu’on avait besoin de quelqu’un pour surveiller les enfants. Jerry était un ami de longue date de la famille – il avait vu grandir Dino et Nina, s’était occupé d’eux à de nombreuses reprises lorsque leurs parents devaient s’absenter, et ils en étaient venus à le considérer comme leur oncle. Mais ce que personne ne savait, c’est que depuis quelques mois, Jerry infligeait à Nina ce qu’aucun oncle digne de ce nom ne ferait à sa nièce. Ses visites s’accompagnaient de terreur pour Nina, qui s’enfermait systématiquement dans sa chambre en priant pour qu’il la laisse tranquille. Et si elle avait cru s’en tirer indemne aujourd’hui, voilà que la réalité l’avait rattrapée, sous la forme de cette simple petite phrase qu’il lui avait lancée depuis le rez-de-chaussée, de sa voix douce et chaleureuse.

Nina tremblait comme une feuille lorsqu’elle posa sa poupée par terre. Elle se leva la mort dans l’âme et, d’un pas lent et pratiquement automatisé, elle se dirigea vers le salon où l’attendait Jerry. Celui-ci l’attendait avec un sourire bienveillant, assis sur le canapé. Il tapota ses genoux à l’arrivée de Nina. « Viens là, ma chérie. » Elle eut envie de refuser, de s’en aller en courant, mais elle en était incapable – son esprit criait à ses jambes de faire demi-tour, mais la voilà qui avançait machinalement avant de prendre place sur les genoux de Jerry. Elle ne tremblait plus, mais son visage était livide et elle ne parvenait pas à soutenir son regard, au lieu de quoi elle se triturait nerveusement les doigts avec l’espoir vain que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve. Elle ferma les yeux, luttant contre les larmes, en sentant les lèvres de Jerry se poser sur son cuir chevelu pour y poser un doux baiser. Elle arrêta de respirer et sentit les larmes couler lorsqu’une main se glissa sous sa robe.

Elle ne sut trop si le tout dura plutôt dix minutes ou cinq heures. Elle avait juste attendu que le temps passe, pleurant silencieusement en se demandant ce qu’elle avait bien pu faire pour mériter ce qui lui arrivait. Lorsqu’il en eut fini avec elle, il embrassa chacune de ses joues trempées de larmes et lui murmura : « Et n’oublie pas, c’est notre petit secret, ma chérie… Pas un mot, tu comprends ? » Elle comprenait, oui. Le soir, quand Dino rentra, elle se glissa dans son lit, son petit corps secoué par les larmes. Inquiet, il lui demanda à plusieurs reprises ce qu’il se passait – mais Nina ne prononça pas un mot. Il finit par la serrer dans ses bras, la berçant jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Le lendemain non plus, elle ne prononça pas un mot.

Et depuis ce 23 août 2005, Nina n’a toujours pas prononcé un seul mot.