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"True colors"
THE DARKNESS INSIDE YOU CAN MAKE YOU FEEL SO SMALL
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Spyros, le dernier des intouchables. Spyros qui n’a que ses yeux boueux. Pour saisir la beauté contrastée de ce monde. Un monde dans lequel les choses sont strictement ce qu’elles sont. Où leurs sens et leurs significations cachés, lui échappent totalement. Faute d’acquis, de culture G et de connaissances solides. Lui qui ne dispose, en tout et pour tout, que d’un bagage intellectuel fort léger – pour ne pas dire dépouillé. Lui qui ne perçoit que les apparences et la face émergée, de ce gigantesque iceberg nommé la vie. Son côté brut. Comme une gemme non taillée, et dépourvue de tout ciselage. Un vaste ensemble, dont il n’arrive pas à dissocier les innombrables facettes. Qui sont pourtant autant de sources d’émerveillement sans cesse renouvelées, sitôt qu’on les découvre et les apprécie.
La vie ? Le chypriote ne la voit qu’en noir et blanc. Sans les éclaircissements de ce précieux décodeur qu’est le savoir. Oui … le fait est qu’il est aveugle – au mieux borgne – parmi tout ces voyants et clairvoyants. Que l’on ne s’y méprenne pas, cette vie d’ignorance et d’obscurantisme … Hercules ne l’a pas choisi. C’est elle. Elle qui l’a bâillonné. C’est encore elle qui l’a cloué au pilori. Et c’est toujours elle qui lui a passé les fers de la lacune aux chevilles et aux poignets. N’a-t-il jamais caressé le songe de se soustraire à cette servitude ? Tout le temps. Plus de fois qu’il ne saurait le dire. Le manant en a rêvé à en crever. Mais la fatalité l’a comme toujours emportée. Alors … il s’est résigné, a accepté et fini par se faire à cette triste idée. Toutes ces choses … ces choses merveilleuses qui n’ont pas de prix, le mécano les contemple de loin, et non sans chagrin. Cela fait mal … . De rester là. Prisonnier de sa barbarie, de sa bestialité et de son côté primaire. Rustre. A vouloir ardemment rêver, lui aussi. En vain. Oui … mais elles sont belles toutes ces choses. Et c’est aussi pour ça que le repenti, y revient. Encore et encore. Se pliant volontairement à ce supplice. Tel Sisyphe, condamné à sempiternellement pousser son rocher, depuis les profondeurs du Tartare.
Longtemps, il a pensé que cette ritournelle serait immuable. Qu’il n’y pourrait rien. Qu’à jamais, il errerait comme un zombie dans les allées de la librairie. Sans jamais oser toucher la tranche d’un livre. Comme un vampire craignant le contact de l’eau bénite. Longtemps, il a crû qu’il devait rester ici. Planté là comme une potiche devant le cinéma. A admirer d’un œil, perdu dans un no man’s land entre fascination et vague à l’âme, les immenses affiches ornant la devanture. Mais tout cela, c’était avant. Avant que cette tornade ibère, cette boule de peps et d’énergie, ne débarque dans sa vie tel une Ferrari lancée à deux-cents à l’heure sur Mulholland Drive. Sans qu’il n’ait son mot à dire, il l’a pris par le bras et emmené dans son fantasque univers. Emil. Professeur de littérature, made in Spain. Une pile électrique montée sur ressorts. Qui l’agace parfois. Que le fatigue souvent. Mais dont Spyros ne saurait se passer aujourd’hui. Emil : plus qu’une chance, une évidence. Un esthète et un épicurien, comme on n'en fait plus. Celui qui lui a fait prendre conscience qu’il est interdit d’interdire – comme il le dit si bien. Pygmalion, maître à penser, mentor, précepteur. Qu’importe. Avec lui, Spyros voit enfin la vie en couleurs et déniche ses trésors, dissimulés à toutes celles et ceux qui ont l’âme assoupie. Six ans. Voilà maintenant six ans qu’il rattrape le temps perdu. Qu’il s’informe, s’instruit et apprend. A l’ombre de ce personnage extravagant, dont il boit littéralement les paroles. Paroles qu’il considère d’Evangile. ‘Fin de Coran, en ce qui le concerne.
Aujourd’hui, c’est leur jour. Rien qu’à eux. Le temps d’une après-midi, le rebut de la basse extraction va s’immerger dans la mirifique bulle du pédagogue. Pouvoir – même si ce n’est que momentané – remettre de la couleur dans son univers monochrome, rêver, s’esbaudir et s’évader en compagnie d’une personne qu’il ne voudrait pour rien au monde remplacer ; l’ex voyou le confesse sans honte : il a attendu cela toute la semaine. Avec autant d’impatience, d’excitation et de ferveur qu’un gosse attendant Noël. Car aujourd’hui, c’est visite didactique au musée. Le professeur à la sculpturale carrure, va lui faire le commentaire détaillé d’une œuvre – ou plusieurs en fonction du temps que cela prendra. Néanmoins, et avant de livrer clé en main les explications à son élève, il va sans doute et comme à son habitude, le laisser décrypter à tâtons et chercher par lui-même comme un grand le message que l'artiste a voulu véhiculer. Non sans avoir au préalable recueilli son sentiment, son impression et ce que lui inspire l’œuvre.
Le Queens contemporain et son musée. Quartier artistique, bobo chic, solaire et en effervescence. Le jour et la nuit, quand on le compare à ce sinistre bouge, aux allures de bidonville cinq étoiles, qu’est l’ancien centre industriel de l’arrondissement. Inutile de préciser que le golgoth à la porcelaine ambrée, ne se sent absolument pas à sa place dans ce lieu embaumant la culture. Pis encore, il en arrive à se dire qu’il fait tache dans le paysage. Avec sa dégaine de forçat mal dégrossi, attifé comme l’as de pique. Comme des fripes bas-de-gamme qui se retrouveraient catapultées sur les podiums, en pleine Fashion Week. Poings serrés dans les poches et trapèzes voûtés, Spyros déambule dans les salles en traînant des pieds. Sans jamais s’approcher de trop près des sculptures, gravures et autres pièces de maître. Préférant rester à bonne distance, de peur que sa noirceur et sa rusticité ne corrompent leurs auras. Il va même jusqu’à se reculer encore davantage – quand il ne détale pas comme un lapin – lorsque des initiés s’approchent pour les détailler. Il les entend déjà rire de leurs fines plaisanteries. Ces gens trop bien-pensants, les mœurs d’abord. Les sommités garnissant les rangs de l’élite. Cette intelligentzia, s’opposant farouchement à la désacralisation de l’art et à son accessibilité aux plus modestes. Eux qui se gausseraient, en apprenant qu’il ne connaît pas tel ouvrage écrit par tel auteur. Ou qu’il ignore quel génie a composé tel Aria.
Arrivé dans une nouvelle salle, l’étranger en situation presque irrégulière s’installe sur une banquette en nubuck pourpre, placée au centre de la pièce. Quelques gesticulations plus tard, il parvient à exhumer son smartphone, de la poche d’un jeans un tantinet trop étroit. Bouton sur la tranche de l’appareil rapidement pressé, l’écran s’allume alors et lui apprend qu’il est très exactement quinze heures passées de dix-huit minutes.
"Toujours autant en indélicatesse avec la ponctualité … .", pense-t-il, en esquissant un famélique sourire. La tête dodelinant négativement de droite à gauche, alors qu’il renvoie le téléphone dans les catacombes de sa poche.
Mains jointes et avant-bras endormis sur les quadriceps, l’enfant de Kyrenia guette l’arrivée de son guru, en lorgnant de temps à autres à bâbord ainsi qu’à tribord. Se fendant de-ci de là, de quelques reniflements et raclements de gorge, trahissant son manque certain de standing. Rongé par le sentiment de ne rien avoir à faire ici. D’être une bête curieuse, à l’abord patibulaire, que l’on regarde de haut en riant sous cape – de peur de s’attirer ses foudres et son courroux. Sur le dernier degré de l’échelle de la nervosité, son genou se met alors à remuer à vive allure. Jusqu’à ce que son regard enténébré alunisse sur une imposante toile, rivée sur le mur lui faisant face. Une sorte de … scène mêlant champêtre et maritime. Et qui, pour une raison qui lui échappe totalement, parvient à le calmer. Le rasséréner. L’apaiser. En son absence. A lui. Celui qui lui apporte la confiance et l'assurance, qui lui font cruellement défaut, dans ces circonstances.
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Dans cette ville, il n'a pas même l'allure d'un asticot. C'est que l'insecte sait toujours trouver son chemin, au coeur du fruit qu'il va être amené à pourrir. Mais l'immense pomme qu'est cette fichue ville, Emil ne sait se repérer. N'est qu'un idiot de touriste encore, dans le fond, à ne savoir prendre ses repères, à ne connaître la temporalité de cette circulation toujours trop dense et toujours trop forte. Oublié, ses recoins bien plus calmes et ensoleillés, le voici désormais comme tous autre newyorkais, toujours en retard. Terrible affliction. Pourtant il fait de son mieux, mais n'a pas encore en tête la démesure de ce lieu, court après le temps comme les autres le font après les taxis. Aimerait comprendre les mécanismes d'une métropole qui a eu tôt fait de l'avaler tout entier, qui n'en recrache pas même les os, les dissout dans un acide qui lui dévore l'estomac, de se sentir si impoli, face aux minutes qui défilent et qui le mettent de plus en plus retard. Et l'agacement vient à se pointer dans toute sa gorge, au fur et à mesure qu'elle se serre sous cette impression qu'il n'y arrivera jamais. Alors il se met à courir, comme si on avait pu lui voler quelque chose, comme s'il avait un réel cardio. Ce dernier qui le rattrape, après quelques mètres, quand ses jambes sont déjà à hurler qu'elles ne font pas ça, d'habitude. Que marcher ce n'est pas si mal et et que s'il avait fallu traverser un océan à la nage, elles se seraient dérobées tout de suite. Pourtant c'est bien une toute autre mer qu'il traverse, Emil, en biais la plupart du temps, pour se faufiler au milieu des gens comme il le ferait en fendant les algues, malléables, qui se poussent sans jamais s'accrocher à sa personne, parce qu'il n'est même pas une présence, qu'il est rien de plus qu'un poisson dans une mare bien trop abondante. Et il court, oui, pour tenter de se rattraper, pour tenter de faire entendre raison à n'importe quel Dieu qui voudrait bien l'entendre, là-haut, de faire apparaître enfin le musée juste là, au coin de la rue, afin de ne pas casser la magie du spectacle. Le visage déjà rouge, la sueur qui s'installe doucement mais sûrement le long de son échine qui ne ploie pourtant pas sous l'effort, il est à s'arrêter sa course pour marcher au plus vite, quand le souffle vient à trop lui manquer. Et il aimerait réussir à aller plus vite encore, mais il s'épuise et finalement, ne fait que perdre du temps, à faire ça.
Mais y'a de la frustration, tout le long de ses veines.
Alors, il ne sait qui bénir exactement, si ce n'est Spyros même, lorsqu'il parvient enfin au musée. Qu'il en voit toute sa stature, au milieu de ce Queens qui change de là où il a élu domicile, loin de ce nid qu'il partage avec plaisir à celui qu'il se dépêche encore de rejoindre, au mieux. Prend juste le temps d'un arrêt aux toilettes, pour se rafraîchir la bouche et le visage surtout, pour tenter d'effacer les traces de son odyssée pour rejoindre celui qui lui donne l'impression d'un foyer, dès qu'il le voit. Prend une goulée d'air, puis d'eau, comme pour calmer le feu qui le crame plus encore désormais qu'il est à l'arrêt. Les yeux qui se ferment un instant, avant qu'il n'aille pour remettre ses lunettes, désormais qu'il n'aura plus le risque de les faire tomber, parce qu'il n'avait pas eu le courage des lentilles en ce jour, parce que ce n'est pas si grave si c'est Spyros qui le voit ainsi, qu'il s'en fait plus de ressembler à un potentiel rat de bibliothèque, auprès de l'Hercule. Et c'est d'un pas vif et décidé qu'il s'en va traverser les salles, ne prenant pas la peine d'observer ce qu'il y a tout autour de lui, n'allant pas se vautrer dans le beau et ce que le monde s'évertue de vendre comme les choses à savoir, en omettant tout ce qui n'allait déjà pas dans ces mondes-là, dépeint d'avec juste une telle précision pour la plupart qu'ils inspirent tous le respect. Emil leur préfère, à tous, la présence d'un géant qui s'est plus petit, pour se faire oublier du monde. C'est pourtant bel et bien sa silhouette qu'il peut enfin voir, vers laquelle il marche, le souffle encore rendu court par ce dernier effort. Et puis, puisqu'ils sont dans un musée et pas du tout parce qu'il est essoufflé, Emil s'offre des chuchotements. "Spyros... !" Termine de casser la distance, pour lui sourire au mieux, même s'il se sent affreusement gêné. "Sincèrement désolé du retard, j'ai toujours du mal avec les trajets dans cette ville." S'y fera-t-il un jour ? Le talon claque une dernière fois sur le sol, quand il s'arrête enfin près de son ami, qu'il peut reprendre une inspiration franche. "J'espère que tu ne m'a pas trop attendu..." Qu'il s'inquiète, dans une expiration qui pue la culpabilité, dans ce souffle rendu si chaud et qu'il ne sait encore calmer, parce que les palpitations de son coeur seraient capables de ravager des terres, si on les mettait à l'échelle du monde. Mais il n'écoute jamais, Emil.
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D’après le vieil adage, tout porterait à croire que qui se ressemblent, s’assemblent. Soit, admettons. Nonobstant, depuis que le monde est monde – ou presque – l’inconscient populaire, croit également dur comme fer que les opposés s’attirent. Fort de ce postulat – chef d’œuvre de contradiction à lui tout seul – bien malin celui ou celle, capable d’affirmer pétri de certitudes, savoir parfaitement, et sans l’ombre du quart du commencement d’un doute, à quel saint se vouer. Le lascar exhalant des embruns méditerranéens, ne saurait dire de quelle maxime il est le plus partisan. Probablement un peu des deux. Car après tout, il y a du vrai dans chacune d’entre elles.
Néanmoins, il aime tout particulièrement à penser que malgré leurs divergences, les individus peuvent faire preuve de suffisamment d’intelligence et de tolérance, pour s’affranchir – ou du moins passer outre – des désaccords les opposant, afin de se rapprocher. Une théorie, pouvant aux yeux de ses condisciples, adeptes tout comme lui du fatalisme à outrance, s’apparenter à un vœu pieux, une chimère ridicule, un songe creux ou une naïve utopie. Pourtant, et n’en déplaise à ses tendances à céder aux affres de la résignation aussi facilement que se brise le cristal ; le mécano veut ardemment y croire. Et eu égard à la connivence qui l’unie à l’enseignant, Spyros en est convaincu : c’est possible.
Nul besoin d’être un modèle de perspicacité, pour constater que les deux spécimens de mâles sont radicalement aux antipodes. Quiconque disposant d’un regard extérieur, remarquerait aussitôt qu’ils sont aussi différents que le soleil et la lune. Evidence des plus flagrantes. L’un ; extraverti, exubérant, volubile et très fantasque. L’autre ; apathique, placide, taciturne et neurasthénique. Deux solitudes, dont la rencontre fut favorisée par les facéties du destin et les malices de la vie. Une détonante sérendipité. La collision de deux corps célestes, aboutissant à la création d’une complémentarité sans faille et en tout point parfaite – ou presque. Comme les deux faces opposées d’une même pièce. A bout de mots, de rires, d’évasions culturelles, de confessions feutrées, mais aussi de cris, de larmes, de coups de gueule et de coups de sang ; le duo de loups solitaires a fini par s’apprivoiser. Doucement mais sûrement, et de manière réciproque.
Tant et si bien que le chypriote, se risque aujourd’hui à affirmer – sans la moindre poussière de doute – que le charismatique professeur de Lettres est la personne qu’il apprécie, considère et estime la plus en ce bas monde. L’un ... non correction, le seul ami qu’il puisse compter. Celui qui règne en maître incontesté, au sein de son cercle de connaissances étriqué. Non, le colosse à la huppe fuligineuse n’a pas peur de l’admettre et le reconnaître : il aime tout chez Emil. Tout le package. L’être dans toute son entièreté, sa singularité et sa complexité. Ses multiples qualités, aussi rares que précieuses. Sa bonté, qui l’a désarmé. Son indulgence, qui a fini par faire tomber les remparts de sa citadelle intérieure. Sa bienveillance, qui est parvenue à pourfendre cette carapace qu’il pensait indéfectible. Son altruisme, qui continue aujourd’hui de panser ses plaies au cœur. Sa générosité, qui n’a pas sa pareille pour oindre de baume ses bleus à l’âme. Et même si l’enfant de la tourbe se garde bien de le dire au principal intéressé … le fait est qu’il aime tout autant - peut-être même plus – tout ses petits défauts, qui ne le rendent que plus humain et attachant. Son infaillible bonhomie, qui l’exaspère. Son inoxydable entrain, qui l’horripile. Son intarissable bagout, qui l’harasse. Son dynamisme sans borne, qui l’épuise. Son incapacité à respecter un horaire, qui lui hérisse le poil.
Entant qu’homme droit, carré et un tantinet psychorigide sur les bords ; ces entorses faites à Dame ponctualité, sont typiquement le genre d’errements ayant le chic pour faire sortir Spyros de ses gonds. Du moins, en temps normal. En effet, et compte tenu de l’identité du fauteur, le scélérat désormais en règle avec la légalité, consent très volontiers à faire preuve de largesse et de magnanimité. Happé par le stress, et ne pouvant s’empêcher de torturer ses mains, le rejeton d’expatriés laisse vagabonder ses oblongues ténébreuses sur la toile. Afin de mieux discerner et saisir toutes les nuances de bleu, allant du cyan, au cobalt en passant par l’azur.
Distrait dans son étude profane et néophyte de l’œuvre, le marginal rentré depuis dans les clous, est un rien curieux de découvrir les tenants et les aboutissants de ce contre-temps. Il y a d’abord eu "ce connard de grossiste stationné devant le fleuriste et qui monopolisait toute la chaussée, à Chelsea". Puis le "déroulement concomitant de la Gay Pride et la manifestation pour la chasteté des mormons, qui a mis un joyeux bordel sur Springfield Gardens". Sans oublier la "putain de déviation près de Richmond Hill, en prévision du speech annuel du maire, pour commémorer la fondation de la ville". Petit florilège non exhaustif des excuses – improbables mais vraies, pour certaines – invoquées par l’homme instruisant les citoyens d’aujourd’hui et de demain, afin de justifier ses retards.
Etre trop longtemps éloigné, ne pas régulièrement communiquer, échanger et partager avec lui, sont autant de fléaux frisant l’insupportable pour le manant mal dégrossi – intellectuellement parlant, entendons-nous bien. Un constat qui n’est absolument pas pour lui plaire. Lui qui s’est jadis fait la promesse, de ne plus jamais laisser quoi ou qui que ce soit, le rendre vulnérable. Les craintes émergent de leur torpeur, à mesure qu’il se rend à l’évidence. Qu’il prend conscience qu’il est – peut-être pour la première fois – aussi … dépendant de quelqu’un d’autre.
Au sortir de minutes tutoyant l’éternité, un timbre suave, agréablement familier et tant escompté, coule dans ses tympans, tel le cours doucereux d’un étang de miel. Attention polarisée en direction du retardataire, le trogne du roi de la débrouille, jusqu’alors morose et blafarde, s’anime et recouvre son habituelle teinte ambrée. Outre l’éclosion sur ses pulpeuses d’un sourire tout en retenue, la vision de son antithèse aux airs de cover boy tout de casual chic vêtu, dissipe à elle seule la boule de nervosité tissée au creux de ses tripes. Comme si le poids d’une enclume comprimant ses entrailles, se volatilisait en un tourne-main. Bien en peine pour juguler le soulagement qui l’enserre, à l’idée d’enfin trouver un visage amical, Spyros laisse un soupir fluet franchir le seuil de ses lippes.
L’érudit aux yeux noisette, vient le rejoindre sur la banquette. Le pas alerte, vif et preste, comme à l’accoutumée. Sa sacoche ôtée et couchée à ses pieds, Emil s’attelle au déboutonnage de son élégant pardessus, flattant et mettant joliment en exergue sa solide largeur d’épaules. Ses aises sitôt pris, il se confond en excuses. Les mots sont savamment choisis, magnifiquement maniés. Ciselés dans le diamant et agencés au cordeau. Toutefois, l’intonation n’est pas totalement en adéquation avec la teneur du propos. En effet, il en transparaît comme … une forme de lassitude, de rengaine. La faute sans doute au fait de sempiternellement rabâcher comme un CD rayé, des excuses à chaque entrevue pour le même motif.
"Ah ? J’m’en étais même pas aperçu, tu vois … .", rétorque-t-il le verbe sarcastique et les commissures étirées, en feignant une expression de surprise trahissant toute la médiocrité de son jeu d’acteur. Quelques cours de soutien en pantomime ne seraient de toute évidence pas superflus.
Topant dans la main de l’agrégé pour le saluer comme il se doit, le natif de Novembre l’attire – sans doute un peu brusquement – vers lui, pour lui faire la grâce de lui décerner une accolade. La classique entre hommes, comme il se plaît à l’appeler. Amicale, avec contact réduit et petites tapes entre les omoplates. Une marque de sympathie et d’affection plutôt atypique, pour l’orfèvre des moteurs. Et dont le pourvoyeur du savoir est l’une des rares personnes – si ce n’est la seule – pouvant se targuer d’en bénéficier. L’irrésistible jovialité de son ainé, semble déjà déteindre et dégorger sur lui. Maligne et rusée, elle s’insinue à travers les pores de sa peau et le met d’humeur passablement radieuse. Comme si le soleil tentait une percée anticyclonique, à travers ses cieux mornes et plombés par la grisaille.
"J’viens d’arriver. ‘fin, c’est tout comme. Alors, de quoi s’agit-il cette fois ? Nan ne dis rien : j’vais deviner. Hmm … . Une caravane de chameaux errant sur la route ?", dit-il dans une inflexion interrogative excessive. Buste reculé et bras rapatrié le long de sa taille sculptée en un charmant V, afin de rendre au thésard sa liberté.
Aussi improbable cela puisse-t-il paraître, ces quelques mots réussissent l’exploit de mettre le feu aux poudres de l’hilarité, chez le Léonidas loqueteux. Oui, oui, vous avez bien entendu : de l’hilarité. Sobre, ténue, presque imperceptible, mais pourtant bel et bien là. Sous la forme d’une salve d’expirations nasales soutenues et cadencées. Barbotant dans les lagunes chocolatées du latino, Spyros voit ses charnues se déployer en une esquisse transpirant l’ataraxie. Un sourire franc et massif. Refusant catégoriquement de péricliter, et dont il ne saurait expliquer les raisons. Jusqu’à ce que la gêne et la confusion n’opèrent un retour en force, pour lui conférer des accents de crispation. Dès lors figé tel un vieux fond de sauce, il décrépit et fane au gré des secondes qui se meurent.
"Euh, alors … q-quel est le programme de la journée, Prof’ ?", demande-t-il, gangrené par l’hésitation, en se raccrochant aux gemmes d’andalousite de son pétulant alter ego, comme un naufragé se cramponnant à une bouée. Le tout gréé à un haussement incertain de ses trapèzes râblés, ainsi qu’un étique sourire réalisé par des lèvres pincées et se résumant à deux minuscules filets.
Iris écrasés sur le parquet ciré, l’hellène se bâillonne de son propre en chef, en implantant ses incisives dans le pique de sa fourchue. Soudain rongé par l’embarras, le trouble et la confusion. Conscient une fois encore, qu’il abuse de la gentillesse d’Emil. Lui qui au terme d’une éreintante journée de dur labeur, n’aspire très certainement qu’à un peu de repos, de quiétude et de confort bien mérités. Lui qui a sans nul doute bien mieux à faire, que des heures supplémentaires auprès d’un paumé en mal de savoir. En mal de vie. En mal de tout.
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