I'm Mr Lonely (Ella)

\|	I'm Mr. Lonely ; Jeff & Ella

Le poids de la solitude devenu bien trop lourd à supporter. Jeff ne sait plus comment faire pour vivre en paix avec elle, pour faire le deuil de cet idéal dont il rêvait sans cesse quand il était encore un enfant naïf et insouciant. Tous ses espoirs sont morts sous les premières paroles incisives, les premiers coups, les châtiments infligés avec une rudesse toujours plus forte. Quand il avait pris la fuite, il s’était convaincu que les lendemains inclueraient des jours meilleurs, plus prospères, mais son handicap l’avait terré dans une dépression qui ne semblait jamais prendre de congé. Il s’enfonce toujours plus au milieu des tourbillons de celle-ci, convaincu qu’il n’est désormais plus qu’un déchet, un tas d’immondices inutile, juste bon à balancer sur une aire d’autoroute. Carcasse fumante et putride, que l’on délaisse dans les tréfonds d’une forêt dans l’espoir de se débarrasser de l’odeur nauséabonde qui en émane.

Les idées sombres tournoient dans son esprit, accaparent chacune de ses pensées, jusqu’à ce qu’il se décide enfin à soulever son corps impotent pour le hisser dans le fauteuil qui l’aide à se déplacer. Il roule jusqu’à la salle de bain, ouvre péniblement les armoires et en sort une boîte d’antidouleurs. Une trentaine de comprimés pourrait-elle suffire à apaiser définitivement son agonie ? Il ouvre la boîte, hésite une vague seconde, avant de finir par la reposer sur le bord du lavabo. Il s’observe dans le miroir et se dit qu’il a quand même l’air sacrément ridicule avec ce peignoir trop large, et ce pantalon de jogging dans lequel il flotte.

Il pousse un soupir, attrape son téléphone et appelle Ella. Pourquoi elle ? Il l’ignore. Sans doute parce qu’il se dit qu’elle sera l’une des rares personnes capable de le comprendre. La sonnerie retentit à plusieurs reprises, mais personne ne répond. Même elle, sans le savoir, a décidé de laisser tomber. La messagerie vocale se déclenche alors, suivie de ce bip sonore significatif, qui met son coeur sur pause. Il peine à trouver les mots, les paroles adéquates pour lui exprimer son mal être. Et en même temps, c’est pas à un foutu répondeur qu’il avait envie de parler, là, tout de suite. C’est la voix d’Ella qu’il voulait entendre.

- Salut Ella… C’est Jeff. Enfin, j’imagine que tu t’en doutes, puisque mon numéro a dû s’afficher sur ton écran… Bref. J’voulais juste te dire que… Merci. Merci pour tout c’que t’as fait pour moi. J’sais que j’ai pas toujours été facile à supporter, que j’t’ai donné du fil à retordre mais… J’sais aussi que t’as fait d’ton mieux. Mais là, j’suis un peu fatigué, alors…

Son coeur se serre sous chacune des syllabes, le hoquet venant faire gonfler sa cage thoracique alors que sa gorge se crispe. Pourquoi il lui laisse ce foutu message ? Pourquoi il l’implique encore une fois dans ce merdier ? Il devrait juste lui foutre la paix, une bonne fois pour toute.

Il raccroche, épuisé, laissant tomber son bras le long de son corps, sa main lâchant le téléphone qui vient heurter le parquet. Il devrait juste se résoudre à avaler ces foutues pilules, mais maintenant qu’il est seul face à son funeste destin, il a du mal à prendre cette décision qui le hante depuis bien trop d’années. Il se met alors à pleurer, sangloter, comme ça lui était plus arrivé depuis longtemps. Il a l’impression d’étouffer, durant de longues minutes. Sa vision se brouille, sa respiration devient saccadée, si bien qu’il peine toujours plus à reprendre son souffle. Il éponge les larmes qui ont roulé sur ses joues à l’aide des manches de son peignoir, et tend à nouveau le bras vers cette foutue boîte qui le nargue et le fascine à la fois. Il dévisse le couvercle et attrape l’un des cachetons blancs. Il remplit son gobelet d’eau, pousse le médicament dans sa bouche et avale une gorgée. La pilule glisse dans le fond de sa gorge, atterrit dans son estomac, lui laissant une sensation désagréable le long de l’oesophage. Combien devra-t-il encore en avaler avant de s’évanouir ? Le pot est encore rempli. Devra-t-il tout ingérer pour en finir ? Cette idée le décourage d’avance.

Il se saisit d’un autre antidouleur quand il entend, de l’autre côté du mur, la porte d’entrée de son appartement qui s’ouvre. Il redépose alors la boîte sur le bord du lavabo, se demandant de qui il peut bien s’agir. Il ne pense même plus à Ella, à qui il a laissé un message alarmant un instant plus tôt. Il veut juste que personne ne le découvre dans un tel état de vulnérabilité.

- Y a quelqu’un ? C’est qui, putain ?!

Une certaine anxiété l’envahit, alors qu’il se demande qui peut bien pénétrer dans son appartement sans même prendre la peine de frapper. Il fait tourner son fauteuil, s’avance lentement vers la porte, se préparant à la verrouiller, mais ses doigts n’ont pas la possibilité d’atteindre la clef plantée dans la serrure.

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{ mr lonely}
crédit/ tumblr ☾ w/@Jeff Stinson

La frimousse posée sur le torse de l’être aimé, leurs deux corps entrelacés, ils sont paisiblement bercés par l’obscurité. Lui, endormi, elle, perdue dans les tendres pensées qui l’anime. Attentive aux battements réguliers du cœur qu’elle chérit, elle se laisse envelopper par la douce mélodie. Elle est bien, Ella, pour la première fois depuis longtemps ; pour la première fois, peut-être, depuis sa naissance. Elle ne veut pas s’endormir, elle ne veut pas… mettre fin à ce moment magique. Il lui est si rare, trop rare, de sentir que son esprit demeure tranquille. Trop rare de se sentir heureuse, à sa place, dans la pénombre de la nuit. Pas une lumière dans la pièce, même pas les étoiles qui interfèrent. D’ordinaire, la noirceur une fois le soleil couché a la fâcheuse tendance à la rendre fébrile. Mais pas ici, pas cette nuit ; pas avec lui. Il fait sombre mais, comme rarement, la louve apaisée en profite. Jusqu’à ce que l’écran bien trop lumineux de son téléphone ne vienne subitement à s’éclairer. Elle affiche une grimace devant la violence désagréable du smartphone mais tourne sans un bruit la tête vers la table de chevet. Elle y voit le nom de Jeff éclairé.

Et tout de suite, c’est ton cœur qui se met à s’emballer.

Parce que Jeff, il ne l’appelle pas pour rien. Il n’aime pas réclamer son aide, il le fait seulement quand il en a beaucoup trop besoin. Elle l’a délaissé, ces derniers temps, mais lui a promis d’y remédier. Elle lui a promis, surtout, qu’elle serait à ses côtés. Chaque fois qu’il en aurait besoin, chaque fois qu’il en aurait envie, chaque fois qu’il en émettrait le souhait. Chaque fois qu’il l’appellerait, chaque fois qu’il le voudrait. Elle lui a fait la promesse de répondre présente, mais elle se l’est promis, à elle aussi. Alors elle ne réfléchit pas, la féline. Elle s’extirpe le plus discrètement possible des bras aimants d’Ambroise pour quitter le lit. Son portable à la main, elle saisit grâce à la lumière de l’écran quelques vêtements, puis se dirige jusqu’à la salle de bains. C’est quand elle écoute le message laissé par Jeff qu’elle sent la peur la submerger ; pire, elle se sent enlisée sous la frayeur qu’il fait naître dans son cœur trop attaché.

On dirait qu’il te dit adieu pour de bon,
on dirait qu’il abandonne,
on dirait que toi, il t’abandonne.

Il y a ses mots qui sont terriblement inquiétants. Terribles tout court en réalité. Comme s’il voulait lui exprimer toute sa reconnaissance, comme si… c’était la dernière fois qu’il s’adressait à elle. Comme si elle n’allait plus l’aider, comme si… elle n’allait plus le revoir. Mais il n’y a pas seulement ses propos aussi préoccupants soient-ils. Il y a sa voix, aussi. Il a l’air fébrile, si… bouleversé. Loin de l’homme qui tente de mesurer sa fragilité. Comme s’il avait abandonné l’idée de garder la tête relevée. Comme s’il avait abandonné l’idée d’exister.

Tu n’attends pas,
tu ne réfléchis pas,
t’as besoin de le retrouver,
besoin de savoir ce qui est en train d’arriver,
besoin… de le sauver.

Elle raccroche l’appareil avec brutalité, pour commencer tout de suite à s’habiller. Elle avait cette mauvaise intuition, cette peur, dès qu’elle a lu son nom. C’est pire avec le message sur son répondeur. À peine vêtue, la môme inquiète quitte l’appartement sans se poser de questions. Au volant de la voiture conservée de l’un de ses anciens pigeons, elle rejoint la demeure de Jeff. Les rues sont calmes, au beau milieu de la nuit, New York paraît presque apaisée. Puis, il y a elle, qui déboule, sans aucun respect pour le code de la route. Elle qui s’arrête enfin devant la maison. Le poing qu’elle ne prend pas la peine de poser sur la porte dressée, l’écorchée vive choisit de l’ouvrir sans permission pour entrer. La voix de son ami, ami particulier, se fait entendre ; à son plus grand soulagement. Elle se rend compte à cet instant seulement, Ella, que son cœur avait, comme, cessé de battre. Et, enfin, elle le voit. « Putain Jeff… » elle s’exclame en avançant jusqu’à lui. Elle ne réfléchit pas, cette fois, Ella, elle se laisse tomber contre ses bras. À demi-accroupie, elle l’enlace, juste une seconde, avant de se détacher aussitôt pour le fusiller de ses pupilles noires. « Bordel, c’était quoi ce message ? J’ai cru… j’ai cru que… » elle perd ses mots ; c’est l’émotion qui envahit son corps. Son cœur. Tout son être devant lui.
Elle s’est bien trop attachée à Jeff,
bien trop pour le perdre.

\|	I'm Mr. Lonely ; Jeff & Ella

Il a presque l'air étonné, Jeff, quand la porte s'ouvre brutalement, ne lui laissant plus aucune intimité pour achever ce qu'il avait commencé. Il a presque l'air surpris, contrarié, mais il a pas le temps d'ouvrir la bouche pour bougonner, comme à son habitude, qu'Ella se jette déjà sur lui pour l'enlacer. Les démonstrations d'affection, ça fait pas vraiment partie de leurs habitudes alors il sait même pas comment il est censé réagir. Ses muscles se raidissent un vague instant alors qu'il sent cette douce chaleur s'insinuer en lui sans qu'il ne puisse rien y faire. Il n'a pas le réflexe de l'entourer de ses bras, ni de la retenir quand elle se détache finalement de lui. Il l'observe d'un oeil interrogateur, s'attendant à la voir exploser d'un moment à l'autre. Parce qu'elle doit probablement être folle de colère, de rage, d'incompréhension. Elle doit bouillir de l'intérieur.

Son regard assassin le transperce de part en part. Sa voix semble vibrante d'inquiétude et de frayeur. Il ne l'a jamais entendue se désagréger de cette manière. Il ne l'a jamais entendue perdre ses moyens à ce point. Ce constat le ramène brutalement à la réalité, cette réalité qu'il peine à accepter. Cette réalité qui le renvoie au mal être qu'il vit depuis des mois, des années, et auquel il aimerait désespérément mettre fin. Un mal être qu'il aimerait voir s'évanouir, comme la neige au retour du printemps, mais qui n'a fait que planter ses griffes acérées toujours plus loin dans sa chair.

- T'as cru quoi ? Que j'allais m'pendre ?

Les paroles brutales, bien éloignées des palabres suppliantes qu'il a pu formuler un peu plus tôt sur le répondeur de la messagerie vocale d'Ella. Les paroles aussi aiguisées que le mal être qu'il ressent mais ses yeux bordés de larmes et d'amertume ne mentent pas. Son esprit est confus, bouillon de résignation et de vide. La dépression le guette et pourtant, il préfère ignorer l'évidence, repoussant la main qu'Ella lui tend.

- T'aurais pas dû venir. J'sais même pas pourquoi j't'ai appelée.

Il se décale un peu, pour tenter de cacher avec son corps la boîte de médocs qui trône toujours sur le bord du lavabo, preuve qu'il ment, qu'il est en train de la baratiner, mais qu'il assumera jamais.

(c) SIAL ; icon kawaiinekoj

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